Jacquette Reboul / La mort en Inde

 

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Jacquette Reboul vit à Paris. La Mort en Inde a été initialement publié dans la collection Encres Vives. Elle a notamment publié:

Récits et nouvelles
Le Lever de l’aurore, 1969, NCJ
Le Vieux Roi, P.-J. Oswald, 1972
La Liberté pour l’ombre, éd. Saint-Germain-Des-Prés, 1984
Face à face, Agence de Coopération culturelle et technique, Silex, 1986

Poésie
À l’intérieur de la vue. Petites proses, G. Chambelland, 1973
La Nuit scintille, G. Chambelland, 1975
L’Apprentie sorcière. Journal secret, Le Pont de l’Épée, avec le concours du CNL, 1982
L’œil du monde, Librairie Galerie Racine, 1990
Raison ardente, Librairie Galerie Racine, 1991
Cristal, Les Cahiers du Pont sous l’eau, 1996.
Psyché, Le Nouvel Athanor, 2001
Ta solitude et le monde, Encres vives, 2002

Études
Du bon usage des bibliographies, Gauthier-Villars, 1973
Les Cathédrales du Savoir ou les bibliothèques universitaires de recherche aux États-Unis.
Étude d’organisation, Publications de la Sorbonne, avec le concours du CNRS, 1982
Critique universitaire et critique créatrice, Klincksieck, 1986.

On peut sep rocurer l'édition graphique du texte ci-dessous (n° 124 de la collection "Encres blanches"), aux éditions Encres Vives, Michel Cosem, 2 allée des Allobroges, 31770 Colomiers.

Pour Prunelle A.


Le dix-huit juillet 1986 à Bhubaneshwar, je reçois un télex. On me l’apporte juste avant le dîner. Dès que j’aperçois le papier bleu dans la main du serviteur, je sais ce qu’il m’annonce : mon père est mort. Je le lis à peine, juste pour apprendre que le décès a eu lieu la veille, le dix-sept juillet, puis le repose sur la table. Isabelle prend une douche dans la salle de bains. Je donne deux roupies au porteur qui s’incline et s’en va. Après son départ, je reste immobile ; ne pleure pas. Le froid tombe sur moi. Mes forces m’abandonnent. Je me vide.
Un peu plus tard, Isabelle revient dans la chambre et nous descendons dîner. Comme il ne reste plus de place, elle s’assoit à une autre table que moi. Je ne mange rien. Je me contente de sourire vaguement. J’ai quitté la salle à manger de l’hôtel et ses galeries finement ouvrées. Je suis dans la chambre de la clinique de Granges-lès-Valence où mon père est couché. Dehors il fait une chaleur caniculaire, mais dans la chambre, le conditionneur d’air rafraîchit l’atmosphère. Mon père, autrefois robuste, s’est amenuisé, il est devenu sec comme un sarment. Ses yeux sont posés sur moi. Étrange. Il est bien présent et semble déjà parti ailleurs, de l’autre côté. Une vitre nous sépare. Il me contemple d’un autre monde, avec douceur.
Quand je suis entrée dans la chambre, je lui ai demandé comment il allait et il m’a répondu d’un ton militaire : « Latitude zéro ». À présent nous conversons. Nos paroles me semblent vaines, lorsque je voudrais lui dire tant de choses, et ne dis rien. L’ancienne pudeur, nous sépare encore. Nous retiendra-t-elle de prononcer l’irrémédiable ?
Il me demande si ma mère sort tous les jours au jardin, si elle mange bien. Je sais qu’il a porté sur un plateau d’or sa femme malade ces dernières années et qu’elle reste son constant souci, le cœur de ses pensées. Lui est resté vaillant jusqu’à ce qu’il tombe dans la rue et se casse le col du fémur. Cet accident a détraqué la mécanique. Le médecin nous assura pourtant que le fond de sa santé demeurait bon, il s’en remettrait, mon frère aîné et moi pouvions partir en vacances, puisque les autres restaient. Mais une de mes sœurs m’écrivit : « Si tu veux voir le dernier sourire de notre père, ne pars pas, reste. » Je ne l’ai pas crue. Je suis partie.
Mon père dit soudain d’une voix ferme, mais essoufflée :
– J’ai vécu quatre-vingt-douze ans. J’ai élevé six enfants et fait deux guerres. À présent, j’en ai ras le bol de la vie. Si je dois avoir un autre accident, je vous demande de ne plus me réveiller, de me laisser dormir, dormir.
Je reste silencieuse, atterrée par ses paroles. Pourtant très sages, qui sait ? Lui si courageux démissionne maintenant et rend les armes. La mort lui répugnait tant qu’il refusait ostensiblement la moindre allusion. Il lui tournait le dos. À présent, il l’appelle. Je regarde ses longues mains osseuses sillonnées de veines, posées sur le drap. J’ai les mêmes mains que lui, notre seule ressemblance. Je ne lui réponds pas. Je sais qu’il a raison. La machine usée, il ne supporterait pas de ne plus pouvoir marcher. Mais ses paroles se sont enfoncées dans mon cœur. Il a fait son temps. Il a vécu sa vie d’homme, honnêtement, vaillamment, fidèlement et l’heure venue, sans histoire ni complication, il s’en va.
J’entends encore sa voix au téléphone, le « allô » plutôt froid, bref, puis dès que je dis : « C’est Jacquette », la voix change complètement, devient chaude pour me demander aussitôt : « C’est toi ma fille, comment vas-tu ?» Il me semble que cette voix repose toujours au creux de mon oreille.
Nous remontons dans la chambre, une fois le dîner terminé. Isabelle se met à écrire sur son lit et moi, je m’assois à la coiffeuse, sur un tabouret. L’image de mon père flotte devant moi. Ses cheveux de neige brillent dans la lumière tamisée de la lampe. Je prends une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et essaie de rédiger un télex en réponse à celui que j’ai reçu. Je le porterai de bonne heure demain à l’agence. Mais j’hésite sur les mots. Pour finir, je pose mon stylo et dis d’une voix impersonnelle :
– Je viens d’apprendre que mon père est mort hier. Avec toutes les complications du voyage, je ne sais si je dois rentrer. En restant, j’ai peur de peiner ma mère.
Suit un silence, puis Isabelle me répond avec fermeté :
– Si c’était mon fils, je lui dirais : ne rentre pas. Vous avez trois avions, puis un train à prendre. Sans réservation, vous n’êtes pas sûre de trouver de la place et risquez d’attendre des vols. Votre présence à l’enterrement de votre père ne changera rien et ne le fera pas revivre. Je vous conseille de rester.
Je sais qu’elle ne parle pas pour elle ni dans la crainte de voir notre voyage gâché. Elle s’est montrée sincère et profonde, allant droit à la vérité.
Le silence retombe et je me tourne vers le miroir. Je sais que mon père sera inhumé au cimetière protestant de Nîmes, sa ville natale. Nous y sommes allés ensemble, mon père, ma mère, mon plus jeune frère et moi quelques années auparavant, pour visiter le tombeau de famille recouvert de lierre, ombragé de cyprès. Mon père nous avait fait faire le tour de la ville, montré la fontaine, la tour Magne et le Mazet, propriété de ses parents, alors abandonnée et envahie par la végétation. Nous sautâmes le mur à demi écroulé, écartâmes les branches des arbres et les buissons. Puis entrâmes dans la petite maison de pierre inhabitée depuis des lustres. Devant sa simplicité, j’évoquai une enfance de la fin du XIXe siècle, insouciante, tranquille, avec de l’eau froide pour se laver et des veillées autour de la lampe de la salle à manger.
Hier matin, à Bénarès, nous avons vu sur les ghât des crémations. Nous longions la rive du Gange en barque, au lever du soleil. Les pèlerins qui prenaient leur bain rituel dans l’eau sacrée, adoraient par leurs prières et leurs offrandes le fleuve et l’astre naissant. Sur les marches, des ascètes presque nus se livraient à la méditation. Plus loin, sur des bûchers brûlaient les corps enveloppés de linceuls blancs. Bénarès est un hospice, un monastère ouvert à tous les vents, où les hindous veulent se rendre pour mourir, car cette ville est sainte. On y fait des pèlerinages dans ses deux mille temples consacrés pour la plupart à Siva, on y médite, on s’y prépare à la mort. Sur la barque balancée par les flots du Gange, je songeais à mon père. Le spectacle de cette ville est dur, il l’aurait bouleversé, lui qui, sous une impassibilité de façade, cachait soigneusement sa sensibilité. Misère, maladie, infirmité, saleté, tout se conjugue pour frapper le visiteur. Pourtant, il règne dans ces ruelles une telle atmosphère de spiritualité ; une telle ferveur semble planer sur toutes choses, le fleuve sacré qui baigne les marches des ghât est si vivace que l’on ne peut désespérer. La spiritualité imprègne Bénarès. Elle conduit à un retour sur soi-même. Celui dont le cadavre est brûlé sur la rive du Gange, et les cendres éparpillées dans les eaux du fleuve, sera purifié. Cette conception de la mort n’incite ni au désespoir, ni même à la tristesse. Le défunt retourne dans le sein du cosmos et s’y fond. Son être spirituel se réincarnera en d’autres existences, d’autant plus accomplies qu’il aura bien vécu et sera bien mort. Le décès lui-même ne représente pas une fin ; c’est une phase dans le grand cycle de l’univers. Il n’achève pas, il poursuit.
Mon père était croyant et pratiquant. Élevé dans une vieille famille huguenote, il avait toujours gardé la foi. Il était de mœurs sobres, consciencieux, généreux, avec un sens profond de l’honnêteté. Il a fait beaucoup de bien au cours de sa vie. Malgré les épreuves de l’existence, il conservait quelque chose de simple, de frais dans son comportement. Il avait affronté les deux guerres mondiales, à titre d’engagé volontaire. Après sa mort, j’ai recueilli ses décorations, médaille de Verdun, Croix de guerre, Grand Aigle de Serbie, Légion d’Honneur et d’autres encore. Cette boîte remplie de rubans multicolores tout fanés m’émeut, pauvres jouets représentant tant d’efforts et de peines !
Et pourtant, quand je lui demandai pourquoi, lui qui avait tant voyagé, ne voulut jamais quitter le bassin méditerranéen, il me répondit qu’il avait peur. Une angoisse. Il était heureux quand je lui racontais ce que j’avais vécu, mais pas plus. Fils de la civilisation gréco-latine, il se serait perdu dans les lointains. Pendant la guerre de quatorze dix-huit, il avait fait tout jeune comme officier la campagne d’Orient en Macédoine et en avait gardé un amour inaltérable de la Grèce. Plus tard, il y retourna une première fois avec ma mère et moi, ensuite souvent avec ma mère Il aimait les cafés sous les ombrages, le poisson grillé bourré d’herbes aromatiques, l’accueil des autochtones. Il se sentait chez lui dans ces ruines éclatantes de soleil, ces campagnes parfumées, toutes bruissantes de la stridulation des cigales. Il n’aurait pu comprendre l’Inde. La Grèce représentait sa jeunesse, sa découverte du monde, de la liberté, sa première responsabilité d’homme. En Macédoine, il avait connu la fin de l’occupation turque et conservait un album de photographies jaunies datant de cette époque. On y voyait des jeunes femmes en costume grec, pour la plupart enceintes ; mais mon père m’avait raconté qu’en réalité, elles s’enroulaient des cordes sous leur robe pour tromper les Turcs, et échapper aux viols. De cette campagne, il avait rapporté le paludisme et maints souvenirs embellis par le temps.
Moi la première ai franchi les limites et suis allée jusqu’en Extrême-Orient, à la recherche de je ne sais quelle nostalgie, quelle vérité ? Il m’a semblé y reconnaître un moi-même au fond d’un miroir obscurci par le temps. L’Inde est ma Grèce à moi. Dès le premier voyage, j’en ai aimé les couleurs, les odeurs, les gestes, les vêtements, le respect, la piété et surtout ce léger invisible, qu’on pourrait nommer : l’Esprit. Une dimension que nous avons perdue et qui là-bas demeure.
Je l’ai perçue à certains moments, devant des sculptures, mais aussi dans la vie quotidienne, un temple, une ruelle, la nature. Nous nous promenions, Isabelle et moi, un après-midi, dans le vieux Delhi. Nous arpentions les ruelles bordées de boutiques, encombrées de vaches, de rickshaws et de charrettes à bras. C’était une mêlée de couleurs et d’odeurs, suscitant des sensations foisonnantes qui se gravaient en moi. Dans le quartier des bijoutiers, j’achetai une paire de boucles d’oreilles en filigrane d’argent. Le marchand nous offrit du thé. J’aime la vie intense de ces quartiers anciens et resserrés, mais au vieux Delhi, je préfère encore le bazar de Bénarès. En ce lieu, nous grimpâmes à une échelle de bois et, pieds nus, pénétrâmes dans la minuscule boutique d’un parfumeur, où nous nous assîmes par terre, sur des matelas. Des bocaux garnissaient les étagères. Pendant que nous respirions les parfums, des essences de fleurs pures ou mélangées, un enfant nous apporta une boîte de conserve remplie de thé au lait sucré et nous en versa deux tasses. Les parfums avaient des senteurs délicates, parfois suaves. Tout le magasin se remplit de leurs effluves. Je choisis de la rose indienne, de la rose blanche, du gardénia et un mélange floral digne des créations les plus fines de Guerlain. Le marchand, à l’aide d’un minuscule entonnoir, versait le liquide dans des tubes de verre qu’il fermait hermétiquement avec un bouchon et de la bougie fondue ; puis il les pesait. Ces opérations durèrent longtemps, car le parfumeur procédait avec minutie, mais je ne m’ennuyais pas. Je me croyais revenue en un Moyen Âge mythique où la moindre chose, le geste le plus futile prenaient toute leur valeur. J’observais, écoutais, humais, tous les sens en éveil. C’était vraiment une féerie de sensualité. Il me semblait incroyable de vivre une scène si saturée, d’être moi dans ce cadre, à cette heure, en ce lieu. Tout aussi magique et irréel que dans un conte.
Quelques jours auparavant, nous promenant dans le vieux Delhi, nous étions passées devant un bâtiment important qui attirait l’attention. Nous nous arrêtâmes et le regardions avec curiosité quand un homme en sortit, vêtu à l’indienne, un turban sur la tête. Il vint vers nous et nous demanda si nous voulions visiter ce temple sikh. Charmées de sa proposition, nous le suivîmes par un escalier de côté jusqu’à une sacristie où il nous fit asseoir sur une banquette pour nous expliquer les principes et les rites de la religion sikh. Puis il apporta des foulards de coton jaune qu’il noua autour de nos têtes, s’assura que nous ne transportions pas de cigarettes dans nos sacs et nous précéda dans le sanctuaire. Plusieurs fidèles étaient assis par terre sur des tapis et faisaient leurs prières devant les statues des déités honorées d’offrandes. Nous fîmes lentement le tour de la vaste salle, puis notre guide s’arrêta devant un chaudron où cuisait une sorte de soupe brune. Il nous dit que c’étaient les hosties et nous les fit goûter. Elles m’écœurèrent, trop parfumées d’épices et trop sucrées.
Quand nous fûmes restées suffisamment dans le sanctuaire, nous revînmes à la sacristie où nous dûmes signer le livre d’or et déposer une offrande. Notre guide nous remit à chacune un livret portant sur sa religion. Nous partîmes enfin avec des remerciements.
La forme de ces hosties m’avait frappée. Pour moi, hosties étaient synonymes de pain et de vin. Troublée, je pensai au sentiment d’étrangeté et peut-être même de répulsion qu’aurait éprouvé mon père. La civilisation méditerranéenne est une civilisation de la vigne et du blé. Autres pays, autres cultures, autres croyances. Je n’ai jamais pu parler à mon père de cette découverte et ne puis imaginer ce qu’il en aurait pensé. Peut-être, avec son intelligence, l’aurait-il comprise et admise ?
Quoi qu’il en soit, à partir du dix-huit juillet, mon père mort m’accompagne tout au long de mon voyage. Si auparavant, j’ai parfois pensé à lui, après cette date, il ne me quitte plus. Je découvre l’Inde en même temps que lui. Il partage mon admiration et mon respect devant le temple de Konarak, char géant tiré par des chevaux de pierre et orné de sculptures érotiques. Ce temple consacré au soleil, proche du rivage baigné par l’Océan Indien, offre un parfait exemple de la tradition ésotérique. Sa perfection dissimule un secret : plénitude formelle, harmonie issue d’un accord entre l’intelligence et la source profonde, plus primordiale encore que l’inspiration artistique. Une nouvelle fois, je ressens ce qui marque tant l’Inde : dans ce pays, il existe une continuité sans fracture ni récupération à des fins pragmatiques, de l’archaïque jusqu’à nos jours. C’est l’accomplissement de tout un passé spirituel à travers les structures de la modernité, qu’il originalise et fertilise, en inspirant en outre les représentations du futur. Les mythes, les rites, les tabous de la culture se sont transmis au cours des siècles, gardant leur forme vivante, et surtout leur signification originelle. Les couches successives de Weltanschauungen, les ont progressivement intégrés dans leurs différents contextes, sans les dévoyer. Konarak, un iceberg de mémoire porté par l’océan du temps. Les Indiens qui le visitent ne voient pas en lui un chef-d’œuvre d’architecture digne d’un musée, mais un temple vivant, lieu sacré où l’on vient en pèlerinage, dans un esprit de recueillement et de prière. Pour eux, il veille.
Sur la place, au sortir du temple, les pèlerins achètent des statuettes de bois peint représentant des déités sous formes humaines ou animales. Pendant que je fais mes achats dans l’une de ces boutiques, une vache s’en prend sans raison à Isabelle qui reçoit un coup de corne dans le dos. Mon amie se montre d’autant plus dépitée par cette violence, qu’elle se pique d’amitié avec les animaux. Tout autour de la place, des saris multicolores sèchent au soleil, déployés sur les autocars.
La végétation de l’Orissa m’enchante et je la trouve luxuriante dans le parc de notre hôtel à Puri, véritable fête des yeux. À l’arrivée, on nous offre les rituelles guirlandes d’œillets d’Inde et de jasmin avec une noix de coco fraîche pour nous désaltérer. Nous en aspirons le jus avec délice. Puis, suivons le serviteur qui porte nos valises jusqu’à un pavillon du parc où se trouve notre chambre. Partout des fleurs, des arbres somptueux, des paons, des écureuils au dos rayé, des pies et les inévitables corbeaux. Je m’assois sur la terrasse du bungalow pour jouir de la nature. Nous avons traversé en venant des villages aux maisons décorées de dessins rituels et de guirlandes de feuilles de manguier, destinées à accueillir l’hôte, à exhorter les divinités protectrices et à célébrer celles dont c’est la fête. On y trouve des temples minuscules où cependant sont déposées des offrandes fraîches. Des bouquets de cocotiers ombragent les maisons et partout les rizières, inondées en cette saison, reflètent le ciel. Je sais que près d’ici, dans la forêt, vivent encore des populations primitives, tribus animistes demeurées à l’âge de pierre. Ce contraste m’émeut.
J’y repense souvent, en particulier en assistant au spectacle du planétarium ultramoderne d’Hyderabad. L’escalier qui monte à cette réussite technologique est bordé de tentes. Des femmes cuisent le riz à même le sol sur des feux de braises ou lavent du linge sur une marche. Quels contrastes dans ce pays grand comme un continent, résumé de l’histoire humaine, depuis la vie primitive dans la jungle jusqu’à la science nucléaire et l’informatique de pointe !
Comment parvenir à gouverner une telle mosaïque humaine, à la faire avancer dans l’équilibre ? Immense réservoir de pensées et de croyances, l’Inde détient une force que bien peu de pays ont conservée. Cette démocratie, la plus vaste du monde, est certainement capable d’évoluer et de se moderniser, tout en assimilant les corps étrangers les plus divers, ferments de sa propre authenticité.
J’éprouve encore ce sentiment avec intensité à Puri où nous visitons un village de pêcheurs à la limite de la ville. Maisons faites de palmes séchées. Les pêcheurs reviennent de la mer, portant leurs barques formées par deux bois évidés, retenus par des cordes. Ils sont entièrement nus sauf un cache-sexe et une coiffe noire.
Nous nous dirigeons vers le temple. C’est la fin de la fête, au cours de laquelle les trois grandes déités du panthéon hindouiste sont promenées sur des chars de bois tirés par des hommes avant d’être baignées dans l’océan. Ce soir, elles sont exposées sur la place, vêtues somptueusement et honorées par des offrandes. Partout, des boutiques de poudres de couleur, des lingams en pierre noire, des fleurs et des articles utilitaires. La foule va et vient. Le crépuscule tombe. Peu à peu, des milliers de lumières s’allument sur le sol de la place, simples mèches dans des coupelles de terre remplies d’huile. Tout l’espace en est illuminé : les dieux de bois peint ruissellent de reflets brillants. Je reste interdite devant cette féerie et cette ferveur. Isabelle murmure :
– C’est vraiment l’Orient de notre âme, tel qu’on le rêve et l’imagine, un Orient irréel et pourtant vivant.
J’acquiesce silencieusement, essayant de m’imprégner à jamais de cette vision. Il me semble parvenir à un mystère attendu longtemps, me retrouver en un lieu et à une heure déjà connus. La nuit tombe, accroissant l’intensité et l’éclat des lumières. Ce qui saisit dans cette scène : le calme, le silence, la sérénité de la foule pourtant considérable. Les femmes ont des gestes gracieux et graves dans leurs saris, personne ne se presse ni se bouscule, même les mendiants nous suivent sans insister, simplement ils nous suivent, sans avoir l’air d’attendre ce que nous finirons par leur donner.
Le temps passe et nous devons rentrer à regret à l’hôtel. Nous empruntons la rue principale où une boutique de Ganja, chanvre indien, attire les hommes. Cette boutique est entièrement close. Seuls deux guichets permettent de passer l’argent et la ganja. Plusieurs fois, on m’a proposé de la drogue au cours du voyage, mais cette expérience ne m’a jamais tentée. Je la craindrais plutôt. Mon esprit se montre suffisamment imaginatif pour susciter lui-même états de conscience et rêves, plus qu’il ne m’en faut. Mes propres drogues sont tout aussi puissantes et j’ai déjà du mal à les gouverner. Dans cette nuit tropicale, chaude et humide, je me sens loin. J’ai l’impression de me trouver au fond d’un immense ventre de femme, bien protégée de tout, mais aussi captive et ignorée.
Ainsi, en certains moments, la nuit tropicale peut-elle devenir angoissante et vous étouffer. Je l’ai ressenti d’une façon intense à Bhopal. Avant le dîner, le jour de notre arrivée, Isabelle et moi décidons de faire une promenade en ville. Le premier contact avec Bhopal, cette citée industrielle, qui fut l’objet, quelques années auparavant, d’une catastrophe atomique, nous paraît peu attrayant. Notre chambre, pleine de mouches, donne sur un champ d’épandage où une vache squelettique broute lentement de vieux papiers. Pour lutter contre cette triste impression, nous partons en reconnaissance.
Dehors, la circulation est étourdissante. Nous quittons rapidement l’avenue pour nous enfoncer dans les ruelles du vieux quartier, bordées d’étalages de fruits, de légumes, de céréales, d’épices et d’objets ménagers. Nous marchons longtemps. La nuit est complète. Nous voulons revenir à l’hôtel, mais nous apercevons que nous sommes perdues. Traversons à présent des quartiers plus misérables, plus sombres, fort populeux. Glissons sans cesse dans la boue qui recouvre la chaussée. Avançons au hasard. Et peu à peu, suis prise de panique. Noyée dans l’obscurité, parmi cette foule étrangère qui utilise une langue inconnue. Je sais qu’il ne peut y avoir de danger et pourtant l’isolement m’étouffe. Ne retrouverai jamais le chemin de l’hôtel, devrai partager jusqu’à la fin de mes jours ce silence, cette misère, ce malheur, privée à jamais de tout ce que j’aime.
Je comprends mieux alors les réticences de mon père, sa peur du lointain. À mon tour, je l’éprouve, déracinée. Et quand Isabelle et moi, nous nous retrouvons derrière la petite mosquée illuminée, proche de l’hôtel, je connais un soulagement sans commune mesure avec l’incident. Il me semble avoir été sauvée d’un gouffre où je risquais de disparaître à jamais.
Je n’ose communiquer à Isabelle cette impression. Honte de ma pusillanimité et de ma faiblesse. Mais j’ai compris que l’Orient séducteur pouvait aussi devenir inquiétant, vous envoûter et vous engloutir. Il fallait le pratiquer avec mesure et savoir demeurer soi-même tout en s’ouvrant à l’autre. Quand on aime aveuglément, que ce soit une personne, une idée ou une culture, on se perd. On n’appartient plus à rien. Je pris conscience ce soir-là que, malgré mon attirance pour l’Orient, j’étais et resterais Européenne, avec mes origines, ma culture, ma sensibilité. Ce qui m’est étranger, me fascine et m’effraie. Je dois l’apprendre, l’assimiler, non m’en faire un inaccessible – le fuir ou le nier – mais lui ménager sa juste place dans mon être.
C’est peut-être par un instinct d’autoprotection de son moi intime que mon père refusa au cours de son existence d’accomplir de grands voyages, de se dépayser, d’outrepasser les frontières de cette culture méditerranéenne où il était né. Conscience d’une fragilité intérieure ou encore fidélité à son profond indicible. Il vécut complètement sa vie d’homme jusqu’à la mort. Il assuma ses responsabilités, aima avec ferveur. En ce sens, il a été plus loin que moi, car j‘ai refusé certaines dimensions de la condition humaine, pour chercher… ailleurs… ce que j’ignore et dont parfois, en de rares moments privilégiés, je crois reconnaître la trace. Avec la même constance que mon père, je poursuis mon but.
Malgré sa tristesse de ce qu’il nomma une fois : « ta jeunesse vautrée dans la fange » et « ta vie bestiale et dissolue » – auxquelles il ne faisait d’ailleurs jamais allusion, feignant de ne savoir en moi qu’une fille affectionnée – il sut répondre à mes désirs secrets : après mon installation à Paris, il m’envoya un billet pour payer des leçons de danse et la tenue appropriée. Pour mes vingt ans, il m’offrit ma première machine à écrire. J’avais perdu la foi. Il en était peiné. Mais il garda le silence. Par respect ? Nous n’avons jamais trouvé les mots.
Maintenant qu’il est mort, je pense à tout ce que nous ne nous sommes pas dits. Il me laissa partir seule à dix-huit ans, libre de faire ma vie à ma façon. Au cours des années, il ne se manifestait guère, mais dans les coups du sort, il fut là.
Il faut comprendre qu’il était issu d’une famille huguenote qui lui avait donné une éducation traditionnelle. Et pourtant, cette famille avait compté des personnalités hors du commun. C’est ce qui nous rapprocha, Isabelle et moi : Alexandra David-Neel, un de ses modèles, était une proche parente de mon père, déconsidérée par cette famille de pasteurs à cause de sa liberté. Mon père, lui, la vénérait au point de connaître ses livres presque par cœur, sans s’être jamais résolu à la rencontrer. À partir de cette révélation, Isabelle m’a donné son amitié et m’apprit qu’elle-même appartenait à la Grande Loge Féminine de France. Elle y occupait l’un des plus hauts rangs de Vénérable Maîtresse.
Au cours de notre voyage, nous évoquons souvent Alexandra David-Neel, par exemple quand nous nous promenons en rickshaw, ombragées par un parapluie, ainsi que d’anciennes photographies montrent Alexandra au cours de ses voyages. Mais je n’ai guère parlé à Isabelle de mon père ni de ma famille. D’ailleurs, le sujet ne l’intéresserait pas. Elle-même a épousé très jeune un homme de vingt ans plus âgé, comme elle me l’avait dit avec humour, « pour être gâtée ».
Je la trouve modeste, profonde, de ces personnes qui gagent à être connues. De temps en temps, nous allons au bar de l’hôtel prendre un double whisky accompagné de cacahouètes. Sous l’effet de l’alcool, une certaine réserve se dissipe, et nous parlons plus librement. Ce sont des moments chaleureux d’amitié pure. Sans y toucher, elle m’aide à surmonter ma tristesse. Elle sait remettre chaque chose à sa place, en quelques mots. On sent un être qui possède une vie intérieure. Elle s’est épanouie en vieillissant. C’est une autre race de femmes que moi, plus solide, les pieds mieux posés sur la terre. Elle est généreuse et donne l’aumône aux mendiants ainsi que dans les temples. Elle témoigne d’une vitalité incroyable malgré son âge et ne connaît pas la fatigue.
Dans la chambre d’hôtel, elle s’installe généralement sur son lit pour lire ou écrire alors que moi, je m’assois à la coiffeuse, sur le tabouret. Je me regarde vaguement au miroir, dans l’espoir de saisir au fond de mon reflet une signification, un signe. Nous restons ainsi, silencieuses, chacune plongée dans ses pensées, portant son propre monde en soi. Nous avons déjà un grand morceau de vie derrière nous et sommes venues en Inde pour y chercher chacune son propre Inconnu, puisé cependant à la même source. Pour l’une comme pour l’autre, les mots initiation et révélation ont un sens. Ainsi, malgré quelque incertitude au départ, notre voyage se déroule dans l’harmonie.
Isabelle a été fascinée par le temple en marbre blanc, construit par la célèbre famille industrielle des Birla, à Hyderabad. Ce temple, bien qu’hindouiste est dédié aux diverses religions du monde. Toutes les figures sacrées y sont reproduites, mais les yeux fermés, pour ne pas envoûter les visiteurs par leur regard. Les bâtiments sont édifiés au sommet de la colline, sur plusieurs terrasses reliées par des escaliers. Nous y allâmes un dimanche, alors qu’il était très fréquenté. Nous le visitâmes entièrement, sans même omettre la boutique de livres et de cassettes. J’en retirai un sentiment de paix et de recueillement. Comme Bénarès, c’est un des lieux du monde où j’aimerais retourner au moins une fois dans ma vie. Il m’a laissé une impression ineffaçable.
Ce temple est peut-être encore trop moderne pour faire l’objet de pèlerinages, comme à Puri ou à Bénarès, dont le temple d’Or, lieu saint entre tous, reste inaccessible aux non-hindouistes. Mais qui sait si, plus tard, tel ne sera pas le cas ? Le pèlerinage fait partie intégrante de la vie de l’hindou. Le pèlerin recherche la pureté dans une eau consacrée, et vénère la force mystérieuse qui émane d’un site, présente dans un fleuve, un lac, une montagne. Cette purification rituelle est à la fois physique, mentale et spirituelle. Elle dissout le voile des souillures qui isole l’être humain dans le cosmos et lui interdit de percevoir son moi profond.
Il y a de nombreux lieux de pèlerinages en Inde. Certains rassemblent lors de grandes dates des milliers de personnes. Ce sont des entreprises coûteuses et difficiles. Bénarès, dont la visite m’a tant frappée, est la ville la plus connue et la plus vénérée. C’est un Haut Lieu de contacts possibles avec l’invisible, un lieu habité. Tout le suggère : Bénarès borde le Gange, le fleuve le plus sacré de l’Inde, en une série de ghât par lesquels les pèlerins descendent prendre le bain de purification. Pendant plus de quatre kilomètres, ces ghât se succèdent, surmontés de temples et de palais aux teintes douces ou fanées dans la lumière dorée de l’ancienne cité. Bénarès n’a pas d’âge. Son nom indien Varanesi provient de deux rivières, la Varuna et l’Asu qui la bordent également pour se jeter ensuite dans le Gange. Le site étalé sur la rive du fleuve, en forme de croissant de lune, suggère des origines aryennes, mais il devait déjà être vénéré auparavant par des populations encore plus antiques. Bénarès fut de tout temps un centre de méditation et de sagesse. On y pratiquait le culte de Siva avant même les invasions indo-européennes, sans doute depuis la préhistoire.
Ma première visite dans un temple de Siva m’a impressionnée. On pénètre au plus profond du temple, dans le sanctuaire secret, chambre de pierre étroite, faiblement éclairée et défendue par un muret. En ce lieu se dresse le fût de pierre du lingam ancré dans la corolle de la yoni, symbole de l’union entre le principe viril et le principe féminin. De l’eau purificatrice coule goutte-à-goutte sur la sculpture. Tout autour, des offrandes, fleurs, fruits, épices, riz et herbes parfumées. Un élan si primitif anime ce symbole, qu’il fascine. Siva représente le dieu de l’équilibre paradoxal et mouvant entre la création et la destruction, la naissance et la mort, le temps et l’éternité. Aucune pierre dressée, nul clocher ni minaret n’atteint sa puissance. Ces hauts appels vers les espaces éthérés de la lumière ponctuent la quête humaine d’un autre monde, d’une transcendance conçue pour combler le vide sans fin ; Siva, lui, noir, luisant, barbare dans le sacre de l’ombre, mue notre propre univers en inépuisable ressourcement.
Les temples hindouistes sont ornés de sculptures représentant le panthéon religieux. Ce dernier est innombrable et ses représentations fort diverses. Nulle ne possède la force de suggestion de celle de Siva. Chaque fois que je la vois, je retrouve le même sentiment. Telle mon impression lors de la visite du temple Kaïlasa dans les grottes d’Ellora, près d’Aurangabad.
Taillé d’un seul bloc dans le rocher, le temple s’élève au fond d’un puits. Isabelle m’a quittée pour grimper sur la colline afin de jouir d’une vue plongeante sur le sanctuaire. Moi, je reste en bas, seule dans l’ombre de la caverne, hormis quelques touristes silencieux. Je fais le tour du cloître orné de statues de Bouddha, puis reviens au sanctuaire et à ses lourdes colonnes. Pénètre à l’intérieur. Tout au fond, le lingam ruisselle dans une lueur. Encore une fois, saisie par l’émotion. Pourquoi ce symbole si étranger à ma religion m’est-il tant sensible ? Est-ce à cause de sa forme ? La croix chrétienne s’adresse-t-elle pareillement à tout être humain ? J’en doute. Chaque religion se façonne lentement à partir d’un sol, d’un climat, d’un peuple, mais toutes ne parviennent pas à incarner avec une même densité l’aspiration de l’homme à ce qui le dépasse.
Après une méditation dans le recueillement du temple, je sors de la grotte et me retrouve au pied des collines. Des singes sautent dans les rochers. Frappée par l’abondance des animaux en Inde. Les gens les nourrissent avec vénération. Beaucoup sont sacrés comme les vaches, les rats ou les singes de certains temples. Mais on trouve aussi de gros écureuils gris au dos rayé, des pies, des paons et presque partout les corbeaux au cri rauque.
Ces bêtes me font penser à mon père qui les aimait tant. Il élevait différents animaux domestiques, mais je crois qu’il préférait ses pigeons. Il les soignait avec attention, veillait à la propreté de leur pigeonnier, les prenait dans ses mains pour les caresser et leur parler. Les pigeons venaient se poser sans crainte sur ses épaules. Je possède une photographie attachante de lui : elle le montre debout, les mains réunies en conque pour former un nid à une colombe ; elle s’y blottit en ouvrant son œil rond. Je sais qu’il avait raffolé des chevaux dans sa jeunesse, mais ne possède aucune photographie de lui en cavalier.
Dans le parc de l’hôtel de Gwalior où nous passons une nuit, se promènent des paons. L’hôtel est installé dans un ancien palais du maharaja qui dispose encore, paraît-il, d’une immense fortune. Nous logeons dans une suite d’un luxe poussiéreux ; partout des salons avec des meubles recouverts de housses, des cours intérieures où bruit un jet d’eau. Nous nous promenons dans le parc, puis allons nous asseoir sur la pelouse pour prendre un verre. Une cloison de bois ouvrée orne la façade de l’hôtel. Derrière elle, la lumière électrique découpe les motifs ornementaux avec précision. La nuit tombe. Autour de nous, quelques clients prennent l’apéritif. C’est une Inde d’un autre temps, celle des romans de Forster.
Le lendemain, nous rencontrons la maharani dans le musée du palais. Le gardien nous recommande de ne pas nous en approcher et de ne pas nous interposer entre elle et la lumière, par déférence. La maharani richement vêtue est plutôt replète, d’apparence quelconque. Sa fille me semble plus racée. Je les dévisage l’une et l’autre avec curiosité. Quel genre de vie mènent-elles ? Le gardien nous explique qu’elles résident généralement à Bombay. Le maharaja de Gwalior possédait autrefois cinq cents résidences. L’État a prélevé une grande partie de sa fortune, mais il lui en reste encore assez pour vivre avec faste.
Inde, terre de contrastes où les pauvres ne gagnent que quelques roupies par jour et les riches étalent un luxe insolent, sans la culpabilité ni la gêne qu’ils manifestent chez nous. Ainsi, un Indien m’a raconté qu’une grande famille, lors du mariage de l’une de ses filles, avait installé pour rafraîchir et embaumer l’atmosphère, des fontaines d’un parfum de Chanel, le fameux n°5. Il paraît que l’Inde serait le pays du monde le plus riche en or. Dans les villages, on voit des femmes et des fillettes en haillons, parées de lourds bijoux. Elles portent toute leur fortune sur elles.
Ces femmes indiennes, je les ai admirées. Vêtues de saris qui donnent tant de grâce à leurs gestes, elles ont une allure royale quand elles reviennent vers leur village, un pot de cuivre sur la tête, repiquent le riz, montent à moto ou tout simplement passent, enveloppées de leurs voiles. Mais leur condition reste difficile. Je sais que la jeune épouse est souvent persécutée par sa belle-famille sous divers prétextes, en particulier la dot ; il n’est pas rare qu’elle se suicide. La pratique du sati, obligeant la veuve à se brûler vive à la mort de son mari, a aujourd’hui disparu, mais elle hante toujours les imaginations ; l’existence d’une veuve demeure triste et sévère. En revanche, les femmes qui mènent une vie professionnelle, réussissent bien.
Toutefois, la femme indienne, respectée quand elle est riche, pauvre est souvent vendue par nécessité. À Bombay, les rues du quartier réservé sont bordées sur deux étages de chambrettes aux ouvertures garnies de barreaux comme des cages, isolées par un simple rideau. Sur le seuil, des fillettes et des femmes de tout âge attendent le client. Le spectacle est désolant. Il évoque un bagne, étalage de chair humaine à bas prix. Les maladies vénériennes y règnent en force. La misère la plus sordide transparaît à chaque pas. Les femmes, en général achetées enfants aux familles démunies de la campagne, servent leur vie durant jusqu’à ce qu’elles deviennent inutilisables. Si elles n’ont pu amasser quelques économies, elles sont jetées à la rue pour y finir.
En voyant ce sinistre spectacle, je repensai à la jeunesse de mon père. Lycéen, on lui interdisait de passer par certaine rue où des affiches de théâtre représentaient des danseuses aux jambes nues. Jusqu’à son engagement militaire, il n’était jamais allé au spectacle. Il consacrait ses loisirs aux activités des Unions chrétiennes et au sport. Jeté dans la tourmente de la guerre de quatorze dix-huit, il connut la violence et l’horreur avant la douceur d’aimer. C’est son mariage avec ma mère, j’imagine, qui lui apporta cette dimension de la vie. Toutefois, jeune officier en Macédoine grecque, il établit ses quartiers à Kosanie, chez une dame et sa fillette de treize ans, réfugiées accueillantes, mais dépourvues de moyens. Les militaires partageaient souvent leur maigre repas avec elles. Ces souvenirs perdurèrent à travers les années, car, quarante ans plus tard, mon père nous emmena en Macédoine, ma mère et moi. Il nous conduisit à la maisonnette de pierre, qu’il reconnut sans hésiter. Les nouveaux habitants nous accueillirent comme de la famille et, suivant la piste, nous retrouvâmes la jeune fille d’autrefois, devenue veuve après un riche mariage puis grand-mère. Elle vivait à Athènes. Agnoula nous accueillit tous les trois avec émotion et nous passâmes quelques jours délicieux avec elle. Suivirent une correspondance régulière, des échanges de cadeaux et bien des visites en Grèce. Seule, la mort mit fin à cette romance. J’en respectais tant les héros que, si je m’émouvais de leur histoire, jamais je ne posai une question. J’ignore donc ce que mon père ressentait. Toutefois, il désirait que je me marie et m’en voulut de ne pas l’avoir fait.
Mes parents ont fêté leurs noces de diamant. J’admire cette longue vie commune, mais serais incapable de l’assumer. J’ai besoin de liberté et de solitude. Je dois garder ma force pour écrire. Notre choix fut différent. Mon père s’est marié et a élevé six enfants. Moi, je n’ai produit que des livres. Je n’ai rien su faire d’autre au cours de mon existence. Qui de nous deux eut raison ? Lequel fut le plus heureux. Ce n’est peut-être pas de bonheur dont il faut parler en ce sens, mais plutôt d’accomplissement.
Mon père avait une formation scientifique. Centralien, il mettait un esprit de rigueur et de méthode en toute chose. Un trait de caractère nous est commun : la curiosité du savoir et le goût de l’inconnu. Dès mon enfance, mes parents m’ emmenèrent en différentes régions, en Suisse, en Italie et dans d’ autres pays européens. Ils m’ont appris à VOIR. Depuis la mort de mon père, j’ai rêvé plusieurs fois de lui. Il m’apparaît éclatant de jeunesse, telle que je ne l’ai jamais connu, dans le pays qu’il aimait, assis à une table de café au bord de la mer ou parmi les tombes d’un cimetière orthodoxe. Si les morts peuvent avoir une influence sur les vivants, je crois qu’en silence, il veille toujours sur moi.
Il aimait boire l’eau des fontaines aux nymphes, se reposer dans les bois hantés par les satyres et les dryades. Il se sentait bien dans cette nature grecque toute pénétrée de mythes. Mais aurait-il compris la vénération que porte l’Indien à la nature, manifestation du sacré, son adoration des arbres, d’ailleurs majestueux sous les tropiques, surtout les banyans au pied recouvert d’offrandes ? En Orient, le sacré est une dimension de la vie quotidienne, il la pénètre et l’inspire. Même les objets usuels peuvent être vénérés, en particulier les instruments de travail. Ce respect de l’homme pour l’univers m’émeut. En Occident, le monde devient objet de consommation : il faut remonter aux civilisations anciennes pour retrouver une telle piété.
Les semaines passent et nous devons songer au retour. Bombay marque la fin de notre voyage. Nous avons eu la chance de visiter et de nous recueillir dans les grottes à peinture bouddhique d’Ajanta, mais nous ne pouvons nous rendre à celles d’Elephanta à cause de la mousson. Aucun bateau ne se risque à prendre la mer lors de telles tempêtes. Faute de mieux, nous nous promenons dans Bombay, au gré des rues, simplement pour « humer » l’atmosphère de la ville. Notre hôtel est sis au bord d’une plage où s’active une foire grouillante de monde. Après tant d’heures consacrées au recueillement et à la méditation, nous nous replongeons dans la vie commune avec concupiscence. Des bidonvilles nous séparent du centre moderne de la ville. Dans cette mégapole, la misère devient encore plus intolérable, du fait de la promiscuité et de son contraste avec le luxe. Nous traversons le quartier des blanchisseurs où, en plein soleil, des hommes quasi nus battent le linge dans des lavoirs de ciment. Vision d’enfer. Epuisées, en nage, nous finissons par nous réfugier dans un jardin sur la colline de Malabar.
Devant nous, parmi les arbres, s’élèvent les tours du Silence. Sur leurs terrasses, les mazdéens exposent les cadavres, pour qu’ils soient dévorés par les vautours et desséchés par le soleil. Ainsi, les âmes se libèrent-elles de l’enveloppe charnelle sans avoir souillé la nature. Ici, les tours sont gardées secrètes, nul ne peut s’en approcher. Mais en Iran, j’avais pu accéder au temple où brûle depuis trois mille ans le feu sacré, regarder les caractères étranges des livres saints et voir de près les tours du Silence dans le désert. C’était à Yazd, il y a bien des années. Je n’oublierai jamais cette vision sauvage des corps calcinés, encore vêtus de lambeaux de tissus, épars sur les terrasses, au-dessus desquelles planent les charognards.
J’y repense à Bombay, au pied des tours à demi-dissimulées par les arbres. Les mêmes rapaces tournent dans le ciel. J’en ai horreur. Dans la campagne indienne, les carcasses de bétail sont recouvertes d’un essaim de vautours dont les ailes déployées maculent l’herbe de taches noires. Ces oiseaux sinistres me font peur. Mais le jardin qui nous entoure est paisible, bien entretenu. Des enfants jouent dans les allées. Passe un vendeur ambulant de nappes de coton exécutées au crochet. C’est la fin de notre voyage.
À la veille de quitter l’Inde, assise dans ce jardin public, j’évoque une scène très simple, peut-être même banale, mais qui m’a beaucoup appris. Isabelle et moi allons pour la journée en excursion à Bidar, capitale au XVe et XVIe siècles d’un puissant royaume musulman. Elle comportait palais, mosquées, mausolées royaux, citadelle protégée par des triples murailles précédées de douves pleines de crocodiles. La pluie tombe avec tant de violence que notre car s’enlise. Nous sommes obligées, comme les autres passagers, de sortir, de patauger dans la boue pour couper des branches, les glisser sous les roues et pousser le véhicule.
À midi, Isabelle et moi cherchons un endroit sec pour manger le carton-repas que nous a préparé notre hôtel. Nous errons un moment dans la cité moderne, bruyante et populeuse, sans rien trouver. Finalement, nous avisons un hôtel indien. Entrons et demandons s’il nous est possible de nous installer pour déjeuner et acheter des boissons. L’hôtelier nous fait comprendre que nous ne devons pas nous rendre dans la salle à manger où se trouvent des brahmanes, car notre présence souillerait leur repas. Il nous propose toutefois une chambre à coucher. Nous nous rendons dans une pièce vide et nous asseyons chacune sur l’un des deux lits, enveloppés d’une moustiquaire. Décor nu : plancher couvert de nattes, murs bleus, aucun meuble, juste un cabinet de toilette à l’indienne.
Nous déjeunons dans la solitude, paisiblement, sans troubler la pureté du repas des autres clients. La pluie tombe à verse, filtrant une clarté grise. Nous nous sentons en sécurité, au cœur du monde, au creux du silence.
Assise dans le jardin, je repense à cette pause banale et pourtant pleine de signification, comme chaque instant vécu en Inde. J’essaie de comprendre ce qui en constitua la plénitude, sans y parvenir. Je garde seulement le souvenir d’un jour de pluie très simple, de son dépouillement.
La lumière décline dans le jardin. Je repasse tous ces moments avec lenteur.
Que m’a apporté ce voyage ? À ce moment, je ne saurais le dire. J’ai vu l’Inde en présence de mon père à mes côtés, comme s’il découvrait toutes ces choses en même temps que moi. Sa mort était là, en chaque lieu, tantôt ombre, tantôt lumière, me tenant d’une main, de l’autre levant la lampe. C’est peut-être pour cette raison que, comme lui en Grèce, à mon tour, j’ai cru retrouver en Inde une seconde patrie, la vraie patrie de mon désir. Je suis allée tard en Orient. J’en ai rêvé longtemps avant de pouvoir m’y rendre. Je l’abordai avec ma culture, mon éducation, ma sensibilité. J’y transportai sans doute mon attente et ma vision. En fin de compte, le voyage ne vous révèle que ce qu’on était déjà. L’Inde multiple offre à chacun ce qu’il cherche. Je ne sais avec précision ce que j’y ai trouvé, authenticité, dimension atemporelle, source vive à laquelle on peut inlassablement puiser ? Peut-être plus encore, un évident indicible.
Le lendemain de cette promenade à Bombay, Isabelle et moi prenions l’avion pour Paris. Le vol, malgré ses trois escales dans les émirats, me parut court tant j’étais occupée par mes pensées. Le Boeing de la compagnie Gulf Air était rempli d’émirs accompagnés de leur harem. Les femmes, voilées de noir, avaient le visage dissimulé par un masque de crin. Avant l’arrivée à Paris, elles se rendirent aux toilettes pour tout ôter, avec un plaisir manifeste. Elles revinrent en tenues occidentales à la dernière mode. Les fillettes, poupées de luxe, arboraient avec aisance des bijoux d’or et de rubis.
Nous arrivâmes à Paris à quatre heures de l’après-midi. Après les formalités de débarquement, nous sortîmes dans le hall. Isabelle, à sa grande surprise, y trouva son fils et son cousin. Je la laissai par discrétion, mais avant de partir, elle revint vers moi et me dit :
– Mon fils est venu m’apprendre que mon mari s’est éteint le dix-huit juillet dernier, le lendemain du décès de votre père. La mort a vraiment plané sur nous durant ce voyage.
Je l’ai regardée en silence. Malgré notre réserve, nous savions qu’une expérience étrange nous liait à jamais. Mon amie me raconta plus tard qu’elle avait pressenti la fin de son mari, car elle l’avait entendu appeler la nuit de son décès. Ce voyage, pour l’une comme pour l’autre, resterait la mort en Inde. Mais une mort où rien ne finit, le grand cycle cosmique recommence sans fin.
Autrefois, après m’avoir promenée à travers ses souvenirs, mon père m’avait dit :
– Ma fille, il faut que tu écrives mon histoire.
Je le regardai avec stupeur, tant incongrue me semblait la mission.
– Je ne puis écrire ton histoire, papa. C’est la tienne, elle ne m’appartient pas. Fais-le, toi.
Il appela son récit Accueil, inscrivit ce titre sur une forme verte collée en haut de la couverture en guise de feuille d’olivier et l’illustra de photographies anciennes ou réalisées par ma mère. Sa véritable histoire était celle de son rêve, sa patrie la terre de l’amour, sa source vive la pensée antique – raison et simplicité de la foi. Sa dernière demeure sera le silence où il repose. Nous veillerons. Rien, nulle parole ne le troublera.