Pour Prunelle A.
Le dix-huit juillet 1986 à Bhubaneshwar, je reçois un télex.
On me l’apporte juste avant le dîner. Dès que j’aperçois
le papier bleu dans la main du serviteur, je sais ce qu’il m’annonce
: mon père est mort. Je le lis à peine, juste pour apprendre
que le décès a eu lieu la veille, le dix-sept juillet, puis
le repose sur la table. Isabelle prend une douche dans la salle de bains.
Je donne deux roupies au porteur qui s’incline et s’en va.
Après son départ, je reste immobile ; ne pleure pas. Le
froid tombe sur moi. Mes forces m’abandonnent. Je me vide.
Un peu plus tard, Isabelle revient dans la chambre et nous descendons
dîner. Comme il ne reste plus de place, elle s’assoit à
une autre table que moi. Je ne mange rien. Je me contente de sourire vaguement.
J’ai quitté la salle à manger de l’hôtel
et ses galeries finement ouvrées. Je suis dans la chambre de la
clinique de Granges-lès-Valence où mon père est couché.
Dehors il fait une chaleur caniculaire, mais dans la chambre, le conditionneur
d’air rafraîchit l’atmosphère. Mon père,
autrefois robuste, s’est amenuisé, il est devenu sec comme
un sarment. Ses yeux sont posés sur moi. Étrange. Il est
bien présent et semble déjà parti ailleurs, de l’autre
côté. Une vitre nous sépare. Il me contemple d’un
autre monde, avec douceur.
Quand je suis entrée dans la chambre, je lui ai demandé
comment il allait et il m’a répondu d’un ton militaire
: « Latitude zéro ». À présent nous conversons.
Nos paroles me semblent vaines, lorsque je voudrais lui dire tant de choses,
et ne dis rien. L’ancienne pudeur, nous sépare encore. Nous
retiendra-t-elle de prononcer l’irrémédiable ?
Il me demande si ma mère sort tous les jours au jardin, si elle
mange bien. Je sais qu’il a porté sur un plateau d’or
sa femme malade ces dernières années et qu’elle reste
son constant souci, le cœur de ses pensées. Lui est resté
vaillant jusqu’à ce qu’il tombe dans la rue et se casse
le col du fémur. Cet accident a détraqué la mécanique.
Le médecin nous assura pourtant que le fond de sa santé
demeurait bon, il s’en remettrait, mon frère aîné
et moi pouvions partir en vacances, puisque les autres restaient. Mais
une de mes sœurs m’écrivit : « Si tu veux voir
le dernier sourire de notre père, ne pars pas, reste. » Je
ne l’ai pas crue. Je suis partie.
Mon père dit soudain d’une voix ferme, mais essoufflée
:
– J’ai vécu quatre-vingt-douze ans. J’ai élevé
six enfants et fait deux guerres. À présent, j’en
ai ras le bol de la vie. Si je dois avoir un autre accident, je vous demande
de ne plus me réveiller, de me laisser dormir, dormir.
Je reste silencieuse, atterrée par ses paroles. Pourtant très
sages, qui sait ? Lui si courageux démissionne maintenant et rend
les armes. La mort lui répugnait tant qu’il refusait ostensiblement
la moindre allusion. Il lui tournait le dos. À présent,
il l’appelle. Je regarde ses longues mains osseuses sillonnées
de veines, posées sur le drap. J’ai les mêmes mains
que lui, notre seule ressemblance. Je ne lui réponds pas. Je sais
qu’il a raison. La machine usée, il ne supporterait pas de
ne plus pouvoir marcher. Mais ses paroles se sont enfoncées dans
mon cœur. Il a fait son temps. Il a vécu sa vie d’homme,
honnêtement, vaillamment, fidèlement et l’heure venue,
sans histoire ni complication, il s’en va.
J’entends encore sa voix au téléphone, le «
allô » plutôt froid, bref, puis dès que je dis
: « C’est Jacquette », la voix change complètement,
devient chaude pour me demander aussitôt : « C’est toi
ma fille, comment vas-tu ?» Il me semble que cette voix repose toujours
au creux de mon oreille.
Nous remontons dans la chambre, une fois le dîner terminé.
Isabelle se met à écrire sur son lit et moi, je m’assois
à la coiffeuse, sur un tabouret. L’image de mon père
flotte devant moi. Ses cheveux de neige brillent dans la lumière
tamisée de la lampe. Je prends une feuille de papier à en-tête
de l’hôtel et essaie de rédiger un télex en
réponse à celui que j’ai reçu. Je le porterai
de bonne heure demain à l’agence. Mais j’hésite
sur les mots. Pour finir, je pose mon stylo et dis d’une voix impersonnelle
:
– Je viens d’apprendre que mon père est mort hier.
Avec toutes les complications du voyage, je ne sais si je dois rentrer.
En restant, j’ai peur de peiner ma mère.
Suit un silence, puis Isabelle me répond avec fermeté :
– Si c’était mon fils, je lui dirais : ne rentre pas.
Vous avez trois avions, puis un train à prendre. Sans réservation,
vous n’êtes pas sûre de trouver de la place et risquez
d’attendre des vols. Votre présence à l’enterrement
de votre père ne changera rien et ne le fera pas revivre. Je vous
conseille de rester.
Je sais qu’elle ne parle pas pour elle ni dans la crainte de voir
notre voyage gâché. Elle s’est montrée sincère
et profonde, allant droit à la vérité.
Le silence retombe et je me tourne vers le miroir. Je sais que mon père
sera inhumé au cimetière protestant de Nîmes, sa ville
natale. Nous y sommes allés ensemble, mon père, ma mère,
mon plus jeune frère et moi quelques années auparavant,
pour visiter le tombeau de famille recouvert de lierre, ombragé
de cyprès. Mon père nous avait fait faire le tour de la
ville, montré la fontaine, la tour Magne et le Mazet, propriété
de ses parents, alors abandonnée et envahie par la végétation.
Nous sautâmes le mur à demi écroulé, écartâmes
les branches des arbres et les buissons. Puis entrâmes dans la petite
maison de pierre inhabitée depuis des lustres. Devant sa simplicité,
j’évoquai une enfance de la fin du XIXe siècle, insouciante,
tranquille, avec de l’eau froide pour se laver et des veillées
autour de la lampe de la salle à manger.
Hier matin, à Bénarès, nous avons vu sur les ghât
des crémations. Nous longions la rive du Gange en barque, au lever
du soleil. Les pèlerins qui prenaient leur bain rituel dans l’eau
sacrée, adoraient par leurs prières et leurs offrandes le
fleuve et l’astre naissant. Sur les marches, des ascètes
presque nus se livraient à la méditation. Plus loin, sur
des bûchers brûlaient les corps enveloppés de linceuls
blancs. Bénarès est un hospice, un monastère ouvert
à tous les vents, où les hindous veulent se rendre pour
mourir, car cette ville est sainte. On y fait des pèlerinages dans
ses deux mille temples consacrés pour la plupart à Siva,
on y médite, on s’y prépare à la mort. Sur
la barque balancée par les flots du Gange, je songeais à
mon père. Le spectacle de cette ville est dur, il l’aurait
bouleversé, lui qui, sous une impassibilité de façade,
cachait soigneusement sa sensibilité. Misère, maladie, infirmité,
saleté, tout se conjugue pour frapper le visiteur. Pourtant, il
règne dans ces ruelles une telle atmosphère de spiritualité
; une telle ferveur semble planer sur toutes choses, le fleuve sacré
qui baigne les marches des ghât est si vivace que l’on ne
peut désespérer. La spiritualité imprègne
Bénarès. Elle conduit à un retour sur soi-même.
Celui dont le cadavre est brûlé sur la rive du Gange, et
les cendres éparpillées dans les eaux du fleuve, sera purifié.
Cette conception de la mort n’incite ni au désespoir, ni
même à la tristesse. Le défunt retourne dans le sein
du cosmos et s’y fond. Son être spirituel se réincarnera
en d’autres existences, d’autant plus accomplies qu’il
aura bien vécu et sera bien mort. Le décès lui-même
ne représente pas une fin ; c’est une phase dans le grand
cycle de l’univers. Il n’achève pas, il poursuit.
Mon père était croyant et pratiquant. Élevé
dans une vieille famille huguenote, il avait toujours gardé la
foi. Il était de mœurs sobres, consciencieux, généreux,
avec un sens profond de l’honnêteté. Il a fait beaucoup
de bien au cours de sa vie. Malgré les épreuves de l’existence,
il conservait quelque chose de simple, de frais dans son comportement.
Il avait affronté les deux guerres mondiales, à titre d’engagé
volontaire. Après sa mort, j’ai recueilli ses décorations,
médaille de Verdun, Croix de guerre, Grand Aigle de Serbie, Légion
d’Honneur et d’autres encore. Cette boîte remplie de
rubans multicolores tout fanés m’émeut, pauvres jouets
représentant tant d’efforts et de peines !
Et pourtant, quand je lui demandai pourquoi, lui qui avait tant voyagé,
ne voulut jamais quitter le bassin méditerranéen, il me
répondit qu’il avait peur. Une angoisse. Il était
heureux quand je lui racontais ce que j’avais vécu, mais
pas plus. Fils de la civilisation gréco-latine, il se serait perdu
dans les lointains. Pendant la guerre de quatorze dix-huit, il avait fait
tout jeune comme officier la campagne d’Orient en Macédoine
et en avait gardé un amour inaltérable de la Grèce.
Plus tard, il y retourna une première fois avec ma mère
et moi, ensuite souvent avec ma mère Il aimait les cafés
sous les ombrages, le poisson grillé bourré d’herbes
aromatiques, l’accueil des autochtones. Il se sentait chez lui dans
ces ruines éclatantes de soleil, ces campagnes parfumées,
toutes bruissantes de la stridulation des cigales. Il n’aurait pu
comprendre l’Inde. La Grèce représentait sa jeunesse,
sa découverte du monde, de la liberté, sa première
responsabilité d’homme. En Macédoine, il avait connu
la fin de l’occupation turque et conservait un album de photographies
jaunies datant de cette époque. On y voyait des jeunes femmes en
costume grec, pour la plupart enceintes ; mais mon père m’avait
raconté qu’en réalité, elles s’enroulaient
des cordes sous leur robe pour tromper les Turcs, et échapper aux
viols. De cette campagne, il avait rapporté le paludisme et maints
souvenirs embellis par le temps.
Moi la première ai franchi les limites et suis allée jusqu’en
Extrême-Orient, à la recherche de je ne sais quelle nostalgie,
quelle vérité ? Il m’a semblé y reconnaître
un moi-même au fond d’un miroir obscurci par le temps. L’Inde
est ma Grèce à moi. Dès le premier voyage, j’en
ai aimé les couleurs, les odeurs, les gestes, les vêtements,
le respect, la piété et surtout ce léger invisible,
qu’on pourrait nommer : l’Esprit. Une dimension que nous avons
perdue et qui là-bas demeure.
Je l’ai perçue à certains moments, devant des sculptures,
mais aussi dans la vie quotidienne, un temple, une ruelle, la nature.
Nous nous promenions, Isabelle et moi, un après-midi, dans le vieux
Delhi. Nous arpentions les ruelles bordées de boutiques, encombrées
de vaches, de rickshaws et de charrettes à bras. C’était
une mêlée de couleurs et d’odeurs, suscitant des sensations
foisonnantes qui se gravaient en moi. Dans le quartier des bijoutiers,
j’achetai une paire de boucles d’oreilles en filigrane d’argent.
Le marchand nous offrit du thé. J’aime la vie intense de
ces quartiers anciens et resserrés, mais au vieux Delhi, je préfère
encore le bazar de Bénarès. En ce lieu, nous grimpâmes
à une échelle de bois et, pieds nus, pénétrâmes
dans la minuscule boutique d’un parfumeur, où nous nous assîmes
par terre, sur des matelas. Des bocaux garnissaient les étagères.
Pendant que nous respirions les parfums, des essences de fleurs pures
ou mélangées, un enfant nous apporta une boîte de
conserve remplie de thé au lait sucré et nous en versa deux
tasses. Les parfums avaient des senteurs délicates, parfois suaves.
Tout le magasin se remplit de leurs effluves. Je choisis de la rose indienne,
de la rose blanche, du gardénia et un mélange floral digne
des créations les plus fines de Guerlain. Le marchand, à
l’aide d’un minuscule entonnoir, versait le liquide dans des
tubes de verre qu’il fermait hermétiquement avec un bouchon
et de la bougie fondue ; puis il les pesait. Ces opérations durèrent
longtemps, car le parfumeur procédait avec minutie, mais je ne
m’ennuyais pas. Je me croyais revenue en un Moyen Âge mythique
où la moindre chose, le geste le plus futile prenaient toute leur
valeur. J’observais, écoutais, humais, tous les sens en éveil.
C’était vraiment une féerie de sensualité.
Il me semblait incroyable de vivre une scène si saturée,
d’être moi dans ce cadre, à cette heure, en ce lieu.
Tout aussi magique et irréel que dans un conte.
Quelques jours auparavant, nous promenant dans le vieux Delhi, nous étions
passées devant un bâtiment important qui attirait l’attention.
Nous nous arrêtâmes et le regardions avec curiosité
quand un homme en sortit, vêtu à l’indienne, un turban
sur la tête. Il vint vers nous et nous demanda si nous voulions
visiter ce temple sikh. Charmées de sa proposition, nous le suivîmes
par un escalier de côté jusqu’à une sacristie
où il nous fit asseoir sur une banquette pour nous expliquer les
principes et les rites de la religion sikh. Puis il apporta des foulards
de coton jaune qu’il noua autour de nos têtes, s’assura
que nous ne transportions pas de cigarettes dans nos sacs et nous précéda
dans le sanctuaire. Plusieurs fidèles étaient assis par
terre sur des tapis et faisaient leurs prières devant les statues
des déités honorées d’offrandes. Nous fîmes
lentement le tour de la vaste salle, puis notre guide s’arrêta
devant un chaudron où cuisait une sorte de soupe brune. Il nous
dit que c’étaient les hosties et nous les fit goûter.
Elles m’écœurèrent, trop parfumées d’épices
et trop sucrées.
Quand nous fûmes restées suffisamment dans le sanctuaire,
nous revînmes à la sacristie où nous dûmes signer
le livre d’or et déposer une offrande. Notre guide nous remit
à chacune un livret portant sur sa religion. Nous partîmes
enfin avec des remerciements.
La forme de ces hosties m’avait frappée. Pour moi, hosties
étaient synonymes de pain et de vin. Troublée, je pensai
au sentiment d’étrangeté et peut-être même
de répulsion qu’aurait éprouvé mon père.
La civilisation méditerranéenne est une civilisation de
la vigne et du blé. Autres pays, autres cultures, autres croyances.
Je n’ai jamais pu parler à mon père de cette découverte
et ne puis imaginer ce qu’il en aurait pensé. Peut-être,
avec son intelligence, l’aurait-il comprise et admise ?
Quoi qu’il en soit, à partir du dix-huit juillet, mon père
mort m’accompagne tout au long de mon voyage. Si auparavant, j’ai
parfois pensé à lui, après cette date, il ne me quitte
plus. Je découvre l’Inde en même temps que lui. Il
partage mon admiration et mon respect devant le temple de Konarak, char
géant tiré par des chevaux de pierre et orné de sculptures
érotiques. Ce temple consacré au soleil, proche du rivage
baigné par l’Océan Indien, offre un parfait exemple
de la tradition ésotérique. Sa perfection dissimule un secret
: plénitude formelle, harmonie issue d’un accord entre l’intelligence
et la source profonde, plus primordiale encore que l’inspiration
artistique. Une nouvelle fois, je ressens ce qui marque tant l’Inde
: dans ce pays, il existe une continuité sans fracture ni récupération
à des fins pragmatiques, de l’archaïque jusqu’à
nos jours. C’est l’accomplissement de tout un passé
spirituel à travers les structures de la modernité, qu’il
originalise et fertilise, en inspirant en outre les représentations
du futur. Les mythes, les rites, les tabous de la culture se sont transmis
au cours des siècles, gardant leur forme vivante, et surtout leur
signification originelle. Les couches successives de Weltanschauungen,
les ont progressivement intégrés dans leurs différents
contextes, sans les dévoyer. Konarak, un iceberg de mémoire
porté par l’océan du temps. Les Indiens qui le visitent
ne voient pas en lui un chef-d’œuvre d’architecture digne
d’un musée, mais un temple vivant, lieu sacré où
l’on vient en pèlerinage, dans un esprit de recueillement
et de prière. Pour eux, il veille.
Sur la place, au sortir du temple, les pèlerins achètent
des statuettes de bois peint représentant des déités
sous formes humaines ou animales. Pendant que je fais mes achats dans
l’une de ces boutiques, une vache s’en prend sans raison à
Isabelle qui reçoit un coup de corne dans le dos. Mon amie se montre
d’autant plus dépitée par cette violence, qu’elle
se pique d’amitié avec les animaux. Tout autour de la place,
des saris multicolores sèchent au soleil, déployés
sur les autocars.
La végétation de l’Orissa m’enchante et je la
trouve luxuriante dans le parc de notre hôtel à Puri, véritable
fête des yeux. À l’arrivée, on nous offre les
rituelles guirlandes d’œillets d’Inde et de jasmin avec
une noix de coco fraîche pour nous désaltérer. Nous
en aspirons le jus avec délice. Puis, suivons le serviteur qui
porte nos valises jusqu’à un pavillon du parc où se
trouve notre chambre. Partout des fleurs, des arbres somptueux, des paons,
des écureuils au dos rayé, des pies et les inévitables
corbeaux. Je m’assois sur la terrasse du bungalow pour jouir de
la nature. Nous avons traversé en venant des villages aux maisons
décorées de dessins rituels et de guirlandes de feuilles
de manguier, destinées à accueillir l’hôte,
à exhorter les divinités protectrices et à célébrer
celles dont c’est la fête. On y trouve des temples minuscules
où cependant sont déposées des offrandes fraîches.
Des bouquets de cocotiers ombragent les maisons et partout les rizières,
inondées en cette saison, reflètent le ciel. Je sais que
près d’ici, dans la forêt, vivent encore des populations
primitives, tribus animistes demeurées à l’âge
de pierre. Ce contraste m’émeut.
J’y repense souvent, en particulier en assistant au spectacle du
planétarium ultramoderne d’Hyderabad. L’escalier qui
monte à cette réussite technologique est bordé de
tentes. Des femmes cuisent le riz à même le sol sur des feux
de braises ou lavent du linge sur une marche. Quels contrastes dans ce
pays grand comme un continent, résumé de l’histoire
humaine, depuis la vie primitive dans la jungle jusqu’à la
science nucléaire et l’informatique de pointe !
Comment parvenir à gouverner une telle mosaïque humaine, à
la faire avancer dans l’équilibre ? Immense réservoir
de pensées et de croyances, l’Inde détient une force
que bien peu de pays ont conservée. Cette démocratie, la
plus vaste du monde, est certainement capable d’évoluer et
de se moderniser, tout en assimilant les corps étrangers les plus
divers, ferments de sa propre authenticité.
J’éprouve encore ce sentiment avec intensité à
Puri où nous visitons un village de pêcheurs à la
limite de la ville. Maisons faites de palmes séchées. Les
pêcheurs reviennent de la mer, portant leurs barques formées
par deux bois évidés, retenus par des cordes. Ils sont entièrement
nus sauf un cache-sexe et une coiffe noire.
Nous nous dirigeons vers le temple. C’est la fin de la fête,
au cours de laquelle les trois grandes déités du panthéon
hindouiste sont promenées sur des chars de bois tirés par
des hommes avant d’être baignées dans l’océan.
Ce soir, elles sont exposées sur la place, vêtues somptueusement
et honorées par des offrandes. Partout, des boutiques de poudres
de couleur, des lingams en pierre noire, des fleurs et des articles utilitaires.
La foule va et vient. Le crépuscule tombe. Peu à peu, des
milliers de lumières s’allument sur le sol de la place, simples
mèches dans des coupelles de terre remplies d’huile. Tout
l’espace en est illuminé : les dieux de bois peint ruissellent
de reflets brillants. Je reste interdite devant cette féerie et
cette ferveur. Isabelle murmure :
– C’est vraiment l’Orient de notre âme, tel qu’on
le rêve et l’imagine, un Orient irréel et pourtant
vivant.
J’acquiesce silencieusement, essayant de m’imprégner
à jamais de cette vision. Il me semble parvenir à un mystère
attendu longtemps, me retrouver en un lieu et à une heure déjà
connus. La nuit tombe, accroissant l’intensité et l’éclat
des lumières. Ce qui saisit dans cette scène : le calme,
le silence, la sérénité de la foule pourtant considérable.
Les femmes ont des gestes gracieux et graves dans leurs saris, personne
ne se presse ni se bouscule, même les mendiants nous suivent sans
insister, simplement ils nous suivent, sans avoir l’air d’attendre
ce que nous finirons par leur donner.
Le temps passe et nous devons rentrer à regret à l’hôtel.
Nous empruntons la rue principale où une boutique de Ganja, chanvre
indien, attire les hommes. Cette boutique est entièrement close.
Seuls deux guichets permettent de passer l’argent et la ganja. Plusieurs
fois, on m’a proposé de la drogue au cours du voyage, mais
cette expérience ne m’a jamais tentée. Je la craindrais
plutôt. Mon esprit se montre suffisamment imaginatif pour susciter
lui-même états de conscience et rêves, plus qu’il
ne m’en faut. Mes propres drogues sont tout aussi puissantes et
j’ai déjà du mal à les gouverner. Dans cette
nuit tropicale, chaude et humide, je me sens loin. J’ai l’impression
de me trouver au fond d’un immense ventre de femme, bien protégée
de tout, mais aussi captive et ignorée.
Ainsi, en certains moments, la nuit tropicale peut-elle devenir angoissante
et vous étouffer. Je l’ai ressenti d’une façon
intense à Bhopal. Avant le dîner, le jour de notre arrivée,
Isabelle et moi décidons de faire une promenade en ville. Le premier
contact avec Bhopal, cette citée industrielle, qui fut l’objet,
quelques années auparavant, d’une catastrophe atomique, nous
paraît peu attrayant. Notre chambre, pleine de mouches, donne sur
un champ d’épandage où une vache squelettique broute
lentement de vieux papiers. Pour lutter contre cette triste impression,
nous partons en reconnaissance.
Dehors, la circulation est étourdissante. Nous quittons rapidement
l’avenue pour nous enfoncer dans les ruelles du vieux quartier,
bordées d’étalages de fruits, de légumes, de
céréales, d’épices et d’objets ménagers.
Nous marchons longtemps. La nuit est complète. Nous voulons revenir
à l’hôtel, mais nous apercevons que nous sommes perdues.
Traversons à présent des quartiers plus misérables,
plus sombres, fort populeux. Glissons sans cesse dans la boue qui recouvre
la chaussée. Avançons au hasard. Et peu à peu, suis
prise de panique. Noyée dans l’obscurité, parmi cette
foule étrangère qui utilise une langue inconnue. Je sais
qu’il ne peut y avoir de danger et pourtant l’isolement m’étouffe.
Ne retrouverai jamais le chemin de l’hôtel, devrai partager
jusqu’à la fin de mes jours ce silence, cette misère,
ce malheur, privée à jamais de tout ce que j’aime.
Je comprends mieux alors les réticences de mon père, sa
peur du lointain. À mon tour, je l’éprouve, déracinée.
Et quand Isabelle et moi, nous nous retrouvons derrière la petite
mosquée illuminée, proche de l’hôtel, je connais
un soulagement sans commune mesure avec l’incident. Il me semble
avoir été sauvée d’un gouffre où je
risquais de disparaître à jamais.
Je n’ose communiquer à Isabelle cette impression. Honte de
ma pusillanimité et de ma faiblesse. Mais j’ai compris que
l’Orient séducteur pouvait aussi devenir inquiétant,
vous envoûter et vous engloutir. Il fallait le pratiquer avec mesure
et savoir demeurer soi-même tout en s’ouvrant à l’autre.
Quand on aime aveuglément, que ce soit une personne, une idée
ou une culture, on se perd. On n’appartient plus à rien.
Je pris conscience ce soir-là que, malgré mon attirance
pour l’Orient, j’étais et resterais Européenne,
avec mes origines, ma culture, ma sensibilité. Ce qui m’est
étranger, me fascine et m’effraie. Je dois l’apprendre,
l’assimiler, non m’en faire un inaccessible – le fuir
ou le nier – mais lui ménager sa juste place dans mon être.
C’est peut-être par un instinct d’autoprotection de
son moi intime que mon père refusa au cours de son existence d’accomplir
de grands voyages, de se dépayser, d’outrepasser les frontières
de cette culture méditerranéenne où il était
né. Conscience d’une fragilité intérieure ou
encore fidélité à son profond indicible. Il vécut
complètement sa vie d’homme jusqu’à la mort.
Il assuma ses responsabilités, aima avec ferveur. En ce sens, il
a été plus loin que moi, car j‘ai refusé certaines
dimensions de la condition humaine, pour chercher… ailleurs…
ce que j’ignore et dont parfois, en de rares moments privilégiés,
je crois reconnaître la trace. Avec la même constance que
mon père, je poursuis mon but.
Malgré sa tristesse de ce qu’il nomma une fois : «
ta jeunesse vautrée dans la fange » et « ta vie bestiale
et dissolue » – auxquelles il ne faisait d’ailleurs
jamais allusion, feignant de ne savoir en moi qu’une fille affectionnée
– il sut répondre à mes désirs secrets : après
mon installation à Paris, il m’envoya un billet pour payer
des leçons de danse et la tenue appropriée. Pour mes vingt
ans, il m’offrit ma première machine à écrire.
J’avais perdu la foi. Il en était peiné. Mais il garda
le silence. Par respect ? Nous n’avons jamais trouvé les
mots.
Maintenant qu’il est mort, je pense à tout ce que nous ne
nous sommes pas dits. Il me laissa partir seule à dix-huit ans,
libre de faire ma vie à ma façon. Au cours des années,
il ne se manifestait guère, mais dans les coups du sort, il fut
là.
Il faut comprendre qu’il était issu d’une famille huguenote
qui lui avait donné une éducation traditionnelle. Et pourtant,
cette famille avait compté des personnalités hors du commun.
C’est ce qui nous rapprocha, Isabelle et moi : Alexandra David-Neel,
un de ses modèles, était une proche parente de mon père,
déconsidérée par cette famille de pasteurs à
cause de sa liberté. Mon père, lui, la vénérait
au point de connaître ses livres presque par cœur, sans s’être
jamais résolu à la rencontrer. À partir de cette
révélation, Isabelle m’a donné son amitié
et m’apprit qu’elle-même appartenait à la Grande
Loge Féminine de France. Elle y occupait l’un des plus hauts
rangs de Vénérable Maîtresse.
Au cours de notre voyage, nous évoquons souvent Alexandra David-Neel,
par exemple quand nous nous promenons en rickshaw, ombragées par
un parapluie, ainsi que d’anciennes photographies montrent Alexandra
au cours de ses voyages. Mais je n’ai guère parlé
à Isabelle de mon père ni de ma famille. D’ailleurs,
le sujet ne l’intéresserait pas. Elle-même a épousé
très jeune un homme de vingt ans plus âgé, comme elle
me l’avait dit avec humour, « pour être gâtée
».
Je la trouve modeste, profonde, de ces personnes qui gagent à être
connues. De temps en temps, nous allons au bar de l’hôtel
prendre un double whisky accompagné de cacahouètes. Sous
l’effet de l’alcool, une certaine réserve se dissipe,
et nous parlons plus librement. Ce sont des moments chaleureux d’amitié
pure. Sans y toucher, elle m’aide à surmonter ma tristesse.
Elle sait remettre chaque chose à sa place, en quelques mots. On
sent un être qui possède une vie intérieure. Elle
s’est épanouie en vieillissant. C’est une autre race
de femmes que moi, plus solide, les pieds mieux posés sur la terre.
Elle est généreuse et donne l’aumône aux mendiants
ainsi que dans les temples. Elle témoigne d’une vitalité
incroyable malgré son âge et ne connaît pas la fatigue.
Dans la chambre d’hôtel, elle s’installe généralement
sur son lit pour lire ou écrire alors que moi, je m’assois
à la coiffeuse, sur le tabouret. Je me regarde vaguement au miroir,
dans l’espoir de saisir au fond de mon reflet une signification,
un signe. Nous restons ainsi, silencieuses, chacune plongée dans
ses pensées, portant son propre monde en soi. Nous avons déjà
un grand morceau de vie derrière nous et sommes venues en Inde
pour y chercher chacune son propre Inconnu, puisé cependant à
la même source. Pour l’une comme pour l’autre, les mots
initiation et révélation ont un sens. Ainsi, malgré
quelque incertitude au départ, notre voyage se déroule dans
l’harmonie.
Isabelle a été fascinée par le temple en marbre blanc,
construit par la célèbre famille industrielle des Birla,
à Hyderabad. Ce temple, bien qu’hindouiste est dédié
aux diverses religions du monde. Toutes les figures sacrées y sont
reproduites, mais les yeux fermés, pour ne pas envoûter les
visiteurs par leur regard. Les bâtiments sont édifiés
au sommet de la colline, sur plusieurs terrasses reliées par des
escaliers. Nous y allâmes un dimanche, alors qu’il était
très fréquenté. Nous le visitâmes entièrement,
sans même omettre la boutique de livres et de cassettes. J’en
retirai un sentiment de paix et de recueillement. Comme Bénarès,
c’est un des lieux du monde où j’aimerais retourner
au moins une fois dans ma vie. Il m’a laissé une impression
ineffaçable.
Ce temple est peut-être encore trop moderne pour faire l’objet
de pèlerinages, comme à Puri ou à Bénarès,
dont le temple d’Or, lieu saint entre tous, reste inaccessible aux
non-hindouistes. Mais qui sait si, plus tard, tel ne sera pas le cas ?
Le pèlerinage fait partie intégrante de la vie de l’hindou.
Le pèlerin recherche la pureté dans une eau consacrée,
et vénère la force mystérieuse qui émane d’un
site, présente dans un fleuve, un lac, une montagne. Cette purification
rituelle est à la fois physique, mentale et spirituelle. Elle dissout
le voile des souillures qui isole l’être humain dans le cosmos
et lui interdit de percevoir son moi profond.
Il y a de nombreux lieux de pèlerinages en Inde. Certains rassemblent
lors de grandes dates des milliers de personnes. Ce sont des entreprises
coûteuses et difficiles. Bénarès, dont la visite m’a
tant frappée, est la ville la plus connue et la plus vénérée.
C’est un Haut Lieu de contacts possibles avec l’invisible,
un lieu habité. Tout le suggère : Bénarès
borde le Gange, le fleuve le plus sacré de l’Inde, en une
série de ghât par lesquels les pèlerins descendent
prendre le bain de purification. Pendant plus de quatre kilomètres,
ces ghât se succèdent, surmontés de temples et de
palais aux teintes douces ou fanées dans la lumière dorée
de l’ancienne cité. Bénarès n’a pas d’âge.
Son nom indien Varanesi provient de deux rivières, la Varuna et
l’Asu qui la bordent également pour se jeter ensuite dans
le Gange. Le site étalé sur la rive du fleuve, en forme
de croissant de lune, suggère des origines aryennes, mais il devait
déjà être vénéré auparavant par
des populations encore plus antiques. Bénarès fut de tout
temps un centre de méditation et de sagesse. On y pratiquait le
culte de Siva avant même les invasions indo-européennes,
sans doute depuis la préhistoire.
Ma première visite dans un temple de Siva m’a impressionnée.
On pénètre au plus profond du temple, dans le sanctuaire
secret, chambre de pierre étroite, faiblement éclairée
et défendue par un muret. En ce lieu se dresse le fût de
pierre du lingam ancré dans la corolle de la yoni, symbole de l’union
entre le principe viril et le principe féminin. De l’eau
purificatrice coule goutte-à-goutte sur la sculpture. Tout autour,
des offrandes, fleurs, fruits, épices, riz et herbes parfumées.
Un élan si primitif anime ce symbole, qu’il fascine. Siva
représente le dieu de l’équilibre paradoxal et mouvant
entre la création et la destruction, la naissance et la mort, le
temps et l’éternité. Aucune pierre dressée,
nul clocher ni minaret n’atteint sa puissance. Ces hauts appels
vers les espaces éthérés de la lumière ponctuent
la quête humaine d’un autre monde, d’une transcendance
conçue pour combler le vide sans fin ; Siva, lui, noir, luisant,
barbare dans le sacre de l’ombre, mue notre propre univers en inépuisable
ressourcement.
Les temples hindouistes sont ornés de sculptures représentant
le panthéon religieux. Ce dernier est innombrable et ses représentations
fort diverses. Nulle ne possède la force de suggestion de celle
de Siva. Chaque fois que je la vois, je retrouve le même sentiment.
Telle mon impression lors de la visite du temple Kaïlasa dans les
grottes d’Ellora, près d’Aurangabad.
Taillé d’un seul bloc dans le rocher, le temple s’élève
au fond d’un puits. Isabelle m’a quittée pour grimper
sur la colline afin de jouir d’une vue plongeante sur le sanctuaire.
Moi, je reste en bas, seule dans l’ombre de la caverne, hormis quelques
touristes silencieux. Je fais le tour du cloître orné de
statues de Bouddha, puis reviens au sanctuaire et à ses lourdes
colonnes. Pénètre à l’intérieur. Tout
au fond, le lingam ruisselle dans une lueur. Encore une fois, saisie par
l’émotion. Pourquoi ce symbole si étranger à
ma religion m’est-il tant sensible ? Est-ce à cause de sa
forme ? La croix chrétienne s’adresse-t-elle pareillement
à tout être humain ? J’en doute. Chaque religion se
façonne lentement à partir d’un sol, d’un climat,
d’un peuple, mais toutes ne parviennent pas à incarner avec
une même densité l’aspiration de l’homme à
ce qui le dépasse.
Après une méditation dans le recueillement du temple, je
sors de la grotte et me retrouve au pied des collines. Des singes sautent
dans les rochers. Frappée par l’abondance des animaux en
Inde. Les gens les nourrissent avec vénération. Beaucoup
sont sacrés comme les vaches, les rats ou les singes de certains
temples. Mais on trouve aussi de gros écureuils gris au dos rayé,
des pies, des paons et presque partout les corbeaux au cri rauque.
Ces bêtes me font penser à mon père qui les aimait
tant. Il élevait différents animaux domestiques, mais je
crois qu’il préférait ses pigeons. Il les soignait
avec attention, veillait à la propreté de leur pigeonnier,
les prenait dans ses mains pour les caresser et leur parler. Les pigeons
venaient se poser sans crainte sur ses épaules. Je possède
une photographie attachante de lui : elle le montre debout, les mains
réunies en conque pour former un nid à une colombe ; elle
s’y blottit en ouvrant son œil rond. Je sais qu’il avait
raffolé des chevaux dans sa jeunesse, mais ne possède aucune
photographie de lui en cavalier.
Dans le parc de l’hôtel de Gwalior où nous passons
une nuit, se promènent des paons. L’hôtel est installé
dans un ancien palais du maharaja qui dispose encore, paraît-il,
d’une immense fortune. Nous logeons dans une suite d’un luxe
poussiéreux ; partout des salons avec des meubles recouverts de
housses, des cours intérieures où bruit un jet d’eau.
Nous nous promenons dans le parc, puis allons nous asseoir sur la pelouse
pour prendre un verre. Une cloison de bois ouvrée orne la façade
de l’hôtel. Derrière elle, la lumière électrique
découpe les motifs ornementaux avec précision. La nuit tombe.
Autour de nous, quelques clients prennent l’apéritif. C’est
une Inde d’un autre temps, celle des romans de Forster.
Le lendemain, nous rencontrons la maharani dans le musée du palais.
Le gardien nous recommande de ne pas nous en approcher et de ne pas nous
interposer entre elle et la lumière, par déférence.
La maharani richement vêtue est plutôt replète, d’apparence
quelconque. Sa fille me semble plus racée. Je les dévisage
l’une et l’autre avec curiosité. Quel genre de vie
mènent-elles ? Le gardien nous explique qu’elles résident
généralement à Bombay. Le maharaja de Gwalior possédait
autrefois cinq cents résidences. L’État a prélevé
une grande partie de sa fortune, mais il lui en reste encore assez pour
vivre avec faste.
Inde, terre de contrastes où les pauvres ne gagnent que quelques
roupies par jour et les riches étalent un luxe insolent, sans la
culpabilité ni la gêne qu’ils manifestent chez nous.
Ainsi, un Indien m’a raconté qu’une grande famille,
lors du mariage de l’une de ses filles, avait installé pour
rafraîchir et embaumer l’atmosphère, des fontaines
d’un parfum de Chanel, le fameux n°5. Il paraît que l’Inde
serait le pays du monde le plus riche en or. Dans les villages, on voit
des femmes et des fillettes en haillons, parées de lourds bijoux.
Elles portent toute leur fortune sur elles.
Ces femmes indiennes, je les ai admirées. Vêtues de saris
qui donnent tant de grâce à leurs gestes, elles ont une allure
royale quand elles reviennent vers leur village, un pot de cuivre sur
la tête, repiquent le riz, montent à moto ou tout simplement
passent, enveloppées de leurs voiles. Mais leur condition reste
difficile. Je sais que la jeune épouse est souvent persécutée
par sa belle-famille sous divers prétextes, en particulier la dot
; il n’est pas rare qu’elle se suicide. La pratique du sati,
obligeant la veuve à se brûler vive à la mort de son
mari, a aujourd’hui disparu, mais elle hante toujours les imaginations
; l’existence d’une veuve demeure triste et sévère.
En revanche, les femmes qui mènent une vie professionnelle, réussissent
bien.
Toutefois, la femme indienne, respectée quand elle est riche, pauvre
est souvent vendue par nécessité. À Bombay, les rues
du quartier réservé sont bordées sur deux étages
de chambrettes aux ouvertures garnies de barreaux comme des cages, isolées
par un simple rideau. Sur le seuil, des fillettes et des femmes de tout
âge attendent le client. Le spectacle est désolant. Il évoque
un bagne, étalage de chair humaine à bas prix. Les maladies
vénériennes y règnent en force. La misère
la plus sordide transparaît à chaque pas. Les femmes, en
général achetées enfants aux familles démunies
de la campagne, servent leur vie durant jusqu’à ce qu’elles
deviennent inutilisables. Si elles n’ont pu amasser quelques économies,
elles sont jetées à la rue pour y finir.
En voyant ce sinistre spectacle, je repensai à la jeunesse de mon
père. Lycéen, on lui interdisait de passer par certaine
rue où des affiches de théâtre représentaient
des danseuses aux jambes nues. Jusqu’à son engagement militaire,
il n’était jamais allé au spectacle. Il consacrait
ses loisirs aux activités des Unions chrétiennes et au sport.
Jeté dans la tourmente de la guerre de quatorze dix-huit, il connut
la violence et l’horreur avant la douceur d’aimer. C’est
son mariage avec ma mère, j’imagine, qui lui apporta cette
dimension de la vie. Toutefois, jeune officier en Macédoine grecque,
il établit ses quartiers à Kosanie, chez une dame et sa
fillette de treize ans, réfugiées accueillantes, mais dépourvues
de moyens. Les militaires partageaient souvent leur maigre repas avec
elles. Ces souvenirs perdurèrent à travers les années,
car, quarante ans plus tard, mon père nous emmena en Macédoine,
ma mère et moi. Il nous conduisit à la maisonnette de pierre,
qu’il reconnut sans hésiter. Les nouveaux habitants nous
accueillirent comme de la famille et, suivant la piste, nous retrouvâmes
la jeune fille d’autrefois, devenue veuve après un riche
mariage puis grand-mère. Elle vivait à Athènes. Agnoula
nous accueillit tous les trois avec émotion et nous passâmes
quelques jours délicieux avec elle. Suivirent une correspondance
régulière, des échanges de cadeaux et bien des visites
en Grèce. Seule, la mort mit fin à cette romance. J’en
respectais tant les héros que, si je m’émouvais de
leur histoire, jamais je ne posai une question. J’ignore donc ce
que mon père ressentait. Toutefois, il désirait que je me
marie et m’en voulut de ne pas l’avoir fait.
Mes parents ont fêté leurs noces de diamant. J’admire
cette longue vie commune, mais serais incapable de l’assumer. J’ai
besoin de liberté et de solitude. Je dois garder ma force pour
écrire. Notre choix fut différent. Mon père s’est
marié et a élevé six enfants. Moi, je n’ai
produit que des livres. Je n’ai rien su faire d’autre au cours
de mon existence. Qui de nous deux eut raison ? Lequel fut le plus heureux.
Ce n’est peut-être pas de bonheur dont il faut parler en ce
sens, mais plutôt d’accomplissement.
Mon père avait une formation scientifique. Centralien, il mettait
un esprit de rigueur et de méthode en toute chose. Un trait de
caractère nous est commun : la curiosité du savoir et le
goût de l’inconnu. Dès mon enfance, mes parents m’
emmenèrent en différentes régions, en Suisse, en
Italie et dans d’ autres pays européens. Ils m’ont
appris à VOIR. Depuis la mort de mon père, j’ai rêvé
plusieurs fois de lui. Il m’apparaît éclatant de jeunesse,
telle que je ne l’ai jamais connu, dans le pays qu’il aimait,
assis à une table de café au bord de la mer ou parmi les
tombes d’un cimetière orthodoxe. Si les morts peuvent avoir
une influence sur les vivants, je crois qu’en silence, il veille
toujours sur moi.
Il aimait boire l’eau des fontaines aux nymphes, se reposer dans
les bois hantés par les satyres et les dryades. Il se sentait bien
dans cette nature grecque toute pénétrée de mythes.
Mais aurait-il compris la vénération que porte l’Indien
à la nature, manifestation du sacré, son adoration des arbres,
d’ailleurs majestueux sous les tropiques, surtout les banyans au
pied recouvert d’offrandes ? En Orient, le sacré est une
dimension de la vie quotidienne, il la pénètre et l’inspire.
Même les objets usuels peuvent être vénérés,
en particulier les instruments de travail. Ce respect de l’homme
pour l’univers m’émeut. En Occident, le monde devient
objet de consommation : il faut remonter aux civilisations anciennes pour
retrouver une telle piété.
Les semaines passent et nous devons songer au retour. Bombay marque la
fin de notre voyage. Nous avons eu la chance de visiter et de nous recueillir
dans les grottes à peinture bouddhique d’Ajanta, mais nous
ne pouvons nous rendre à celles d’Elephanta à cause
de la mousson. Aucun bateau ne se risque à prendre la mer lors
de telles tempêtes. Faute de mieux, nous nous promenons dans Bombay,
au gré des rues, simplement pour « humer » l’atmosphère
de la ville. Notre hôtel est sis au bord d’une plage où
s’active une foire grouillante de monde. Après tant d’heures
consacrées au recueillement et à la méditation, nous
nous replongeons dans la vie commune avec concupiscence. Des bidonvilles
nous séparent du centre moderne de la ville. Dans cette mégapole,
la misère devient encore plus intolérable, du fait de la
promiscuité et de son contraste avec le luxe. Nous traversons le
quartier des blanchisseurs où, en plein soleil, des hommes quasi
nus battent le linge dans des lavoirs de ciment. Vision d’enfer.
Epuisées, en nage, nous finissons par nous réfugier dans
un jardin sur la colline de Malabar.
Devant nous, parmi les arbres, s’élèvent les tours
du Silence. Sur leurs terrasses, les mazdéens exposent les cadavres,
pour qu’ils soient dévorés par les vautours et desséchés
par le soleil. Ainsi, les âmes se libèrent-elles de l’enveloppe
charnelle sans avoir souillé la nature. Ici, les tours sont gardées
secrètes, nul ne peut s’en approcher. Mais en Iran, j’avais
pu accéder au temple où brûle depuis trois mille ans
le feu sacré, regarder les caractères étranges des
livres saints et voir de près les tours du Silence dans le désert.
C’était à Yazd, il y a bien des années. Je
n’oublierai jamais cette vision sauvage des corps calcinés,
encore vêtus de lambeaux de tissus, épars sur les terrasses,
au-dessus desquelles planent les charognards.
J’y repense à Bombay, au pied des tours à demi-dissimulées
par les arbres. Les mêmes rapaces tournent dans le ciel. J’en
ai horreur. Dans la campagne indienne, les carcasses de bétail
sont recouvertes d’un essaim de vautours dont les ailes déployées
maculent l’herbe de taches noires. Ces oiseaux sinistres me font
peur. Mais le jardin qui nous entoure est paisible, bien entretenu. Des
enfants jouent dans les allées. Passe un vendeur ambulant de nappes
de coton exécutées au crochet. C’est la fin de notre
voyage.
À la veille de quitter l’Inde, assise dans ce jardin public,
j’évoque une scène très simple, peut-être
même banale, mais qui m’a beaucoup appris. Isabelle et moi
allons pour la journée en excursion à Bidar, capitale au
XVe et XVIe siècles d’un puissant royaume musulman. Elle
comportait palais, mosquées, mausolées royaux, citadelle
protégée par des triples murailles précédées
de douves pleines de crocodiles. La pluie tombe avec tant de violence
que notre car s’enlise. Nous sommes obligées, comme les autres
passagers, de sortir, de patauger dans la boue pour couper des branches,
les glisser sous les roues et pousser le véhicule.
À midi, Isabelle et moi cherchons un endroit sec pour manger le
carton-repas que nous a préparé notre hôtel. Nous
errons un moment dans la cité moderne, bruyante et populeuse, sans
rien trouver. Finalement, nous avisons un hôtel indien. Entrons
et demandons s’il nous est possible de nous installer pour déjeuner
et acheter des boissons. L’hôtelier nous fait comprendre que
nous ne devons pas nous rendre dans la salle à manger où
se trouvent des brahmanes, car notre présence souillerait leur
repas. Il nous propose toutefois une chambre à coucher. Nous nous
rendons dans une pièce vide et nous asseyons chacune sur l’un
des deux lits, enveloppés d’une moustiquaire. Décor
nu : plancher couvert de nattes, murs bleus, aucun meuble, juste un cabinet
de toilette à l’indienne.
Nous déjeunons dans la solitude, paisiblement, sans troubler la
pureté du repas des autres clients. La pluie tombe à verse,
filtrant une clarté grise. Nous nous sentons en sécurité,
au cœur du monde, au creux du silence.
Assise dans le jardin, je repense à cette pause banale et pourtant
pleine de signification, comme chaque instant vécu en Inde. J’essaie
de comprendre ce qui en constitua la plénitude, sans y parvenir.
Je garde seulement le souvenir d’un jour de pluie très simple,
de son dépouillement.
La lumière décline dans le jardin. Je repasse tous ces moments
avec lenteur.
Que m’a apporté ce voyage ? À ce moment, je ne saurais
le dire. J’ai vu l’Inde en présence de mon père
à mes côtés, comme s’il découvrait toutes
ces choses en même temps que moi. Sa mort était là,
en chaque lieu, tantôt ombre, tantôt lumière, me tenant
d’une main, de l’autre levant la lampe. C’est peut-être
pour cette raison que, comme lui en Grèce, à mon tour, j’ai
cru retrouver en Inde une seconde patrie, la vraie patrie de mon désir.
Je suis allée tard en Orient. J’en ai rêvé longtemps
avant de pouvoir m’y rendre. Je l’abordai avec ma culture,
mon éducation, ma sensibilité. J’y transportai sans
doute mon attente et ma vision. En fin de compte, le voyage ne vous révèle
que ce qu’on était déjà. L’Inde multiple
offre à chacun ce qu’il cherche. Je ne sais avec précision
ce que j’y ai trouvé, authenticité, dimension atemporelle,
source vive à laquelle on peut inlassablement puiser ? Peut-être
plus encore, un évident indicible.
Le lendemain de cette promenade à Bombay, Isabelle et moi prenions
l’avion pour Paris. Le vol, malgré ses trois escales dans
les émirats, me parut court tant j’étais occupée
par mes pensées. Le Boeing de la compagnie Gulf Air était
rempli d’émirs accompagnés de leur harem. Les femmes,
voilées de noir, avaient le visage dissimulé par un masque
de crin. Avant l’arrivée à Paris, elles se rendirent
aux toilettes pour tout ôter, avec un plaisir manifeste. Elles revinrent
en tenues occidentales à la dernière mode. Les fillettes,
poupées de luxe, arboraient avec aisance des bijoux d’or
et de rubis.
Nous arrivâmes à Paris à quatre heures de l’après-midi.
Après les formalités de débarquement, nous sortîmes
dans le hall. Isabelle, à sa grande surprise, y trouva son fils
et son cousin. Je la laissai par discrétion, mais avant de partir,
elle revint vers moi et me dit :
– Mon fils est venu m’apprendre que mon mari s’est éteint
le dix-huit juillet dernier, le lendemain du décès de votre
père. La mort a vraiment plané sur nous durant ce voyage.
Je l’ai regardée en silence. Malgré notre réserve,
nous savions qu’une expérience étrange nous liait
à jamais. Mon amie me raconta plus tard qu’elle avait pressenti
la fin de son mari, car elle l’avait entendu appeler la nuit de
son décès. Ce voyage, pour l’une comme pour l’autre,
resterait la mort en Inde. Mais une mort où rien ne finit, le grand
cycle cosmique recommence sans fin.
Autrefois, après m’avoir promenée à travers
ses souvenirs, mon père m’avait dit :
– Ma fille, il faut que tu écrives mon histoire.
Je le regardai avec stupeur, tant incongrue me semblait la mission.
– Je ne puis écrire ton histoire, papa. C’est la tienne,
elle ne m’appartient pas. Fais-le, toi.
Il appela son récit Accueil, inscrivit ce titre sur une forme verte
collée en haut de la couverture en guise de feuille d’olivier
et l’illustra de photographies anciennes ou réalisées
par ma mère. Sa véritable histoire était celle de
son rêve, sa patrie la terre de l’amour, sa source vive la
pensée antique – raison et simplicité de la foi. Sa
dernière demeure sera le silence où il repose. Nous veillerons.
Rien, nulle parole ne le troublera.
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