à propos de "De partout on voyait la mer", de Bernard Ruhaud
par Stéphane Emond

Stéphane Emond est libraire à La Rochelle et a colloboré comme dramaturge avec Régine Chopinot. Il ouvrira au mois de juin, à l'enseigne Les Saisons, un nouveau lieu du livre tout près du port...

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[...] Quel endroit dont nous venons peut-être? Quel autre où nous n'irons plus?
Un peu plus loin, sur la gauche, la gare de La Pallice semble abandonnée près des voies. Puis tout se perd au milieu des friches monstrueuses et indestructibles lissées par la guerre. Territoie inquiétant que se partagent le vent et les pigeons. Les chantiers navals aussi se sont tus. Quelques wagons patientent toujours le long d'un quai, sous les grues muettes.
On pourrait encore suivre les rails vers les réservoirs ou les grands silos. Mais Annie a installé son bar-restaurant près de l'ancien embarcadère, où nous prenions parfois le bac, pour aller sur l'île de Ré, lorsque nous sommes arrivés à La Rochelle. La salle du café donne sur la mer. été comme hiver c'est un bel endroit. La lumière est toujours intense. Elle provient à la fois du soleil et de son reflet sur l'océan. Au loin tout se confond. Des oiseaux guettent quelque chose. Alors on contemple un instant ces immensités d'air et d'eau, cet infini au bord duquel nous avons peut-être définitivement posé nos bagages. Un bout du monde.
Bernard Ruhaud, De partout on voyait la mer, fin du livre.

pour faire connaissance avec Bernard Ruhaud, une précédente page sur remue.net : Là-bas...

Un monde si grand
à propos de « de partout on voyait la mer » de Bernard Ruhaud éditions Rumeur des Ages

 

Dans « La première vie », le livre qui fit connaître Bernard Ruhaud, un avertissement précédait le récit, un avertissement en forme de règle du jeu, jeu de piste dont l’auteur ne nous donnait pas le nom mais qui aurait pu s’appeler la troisième vie ou la dernière vie. Chaque participant disposait de trois vies, représentées par trois bandes de tissus de couleurs accrochés dans le dos à la ceinture, dès qu’un ou plusieurs adversaires avait retiré à un joueur ses trois vies, il était mort. Les sept récits et nouvelles qui composent le recueil « de partout on voyait la mer » semblent aussi obéir à une règle du jeu qui comme tout jeu d’enfant n’en demeure pas moins tragique et cruel. « Pan, tu es mort » dit l’enfant tendant sa main, le pouce en l’air et l’index pointé. « Tu es mort » dit le jeune garçon arrachant la dernière bande de tissu à la ceinture d’un autre. Jean Renoir disait que la morale de son film « La règle du jeu » se résumait en une phrase « le problème de la vie c’est que chacun a ses raisons », morale ou avertissement qui renvoie l’individu à sa propre expérience et à sa propre solitude.

Le narrateur de « Là-bas », le récit qui ouvre le livre, semble lui, mort avant d’avoir joué, tant l’existence ne le retient plus, si tant est qu’elle le fit auparavant, le réel paraît lui avoir échappé « du moins pour l’essentiel ». « Moins le monde est là et plus j’y suis » pense-t-il, de ce monde trop grand pour lui, lui qui laisse passer les heures de sa vie, allongé sur le lit d’une chambre d’un hôpital que l’on imagine psychiatrique. Déjà le narrateur de « On ne part pas pour si peu » le roman de Bernard Ruhaud prétendait que ce n’est pas la vie qui est courte mais le monde grand. Cette formule pourrait s’appliquer à l’ensemble de ces récits. L’infini et l’étendue des perceptions font de chacun des narrateurs et narratrices (ne sont-ils qu’une seule voix, sont-ils multiples ?), des êtres trop petits dans un monde si grand à saisir. Dans « Rien qu’une présence » la narratrice qui revient sur les lieux de son enfance, préfère ne pas ouvrir la porte de la maison qu’elle habitait, bien qu’elle en ait la clef, « à vrai dire ça ne m’intéresse pas », le monde du souvenir y est certainement trop grand et bourré d’apparences. La lumière qui s’engouffre par l’entrée du blockhaus où elle s’est réfugiée, l’éblouit et c’est sa propre ombre qu’elle croit distinguer sur les murs de la paroi, comme dans l’allégorie de la caverne, après l’obscurité où un peu de jour vient filtrer, ce sont des reflets trompeurs qu’elle prend pour la réalité. Dans « Nordkapp », le narrateur se rend au Cap Nord à mobylette, parcourant ainsi quatre mille cinq cent kilomètres et découvre que « le centre du monde est partout » donc nulle part, que le monde est grand mais qu’une simple mobylette peut vous porter à ses confins. Le jeune homme d’« Arrêt sur images », attend le redoux dans une ville de bord de mer, son train étant bloqué par la neige et le gel. A l’instar du Simon de « La presqu’île » de Gracq, il attend, erre, passe son temps et s’emplit des sensations du monde et du port, se préparant à l’éternité peut-être, puisque la patronne de l’hôtel où il séjourne lui dit « vous n’êtes pas prêt d’avoir un train ».

Ce qui relie chacun de ces récits concerne l’écoulement du temps. Quelque chose qui pourrait prendre la forme du temps, s’il en avait une, a été perdu, quelque chose ou quelqu’un qui ne revient pas, n’autorisant ainsi ni retour, ni réconciliation. Un écoulement du temps que marquent tout au long de ces récits, les multiples cycles et soubresauts de la lumière, omniprésente de bout en bout, qui tantôt éblouit la narratrice de « Rien qu’une présence », tantôt plonge dans l’obscurité les habitants de Barcelone dans « Franco, la mort » et demeure intense dans la toute fin du dernier texte. La catastrophe, coda du premier récit, l’assassinat, coda du second, jusqu’à la mort désirée et tant attendue dans « Franco, la mort » permettent finalement une forme de réconciliation, certes le monde est grand, les catastrophes terribles et l’histoire avec une grande « h »ache, comme disait Perec, trop écrasante mais les sensations et perceptions de l’homme si écrasé soit il, sont infinies. Chacun des personnages de « partout on voyait la mer » s’emploie à les rassembler, avec infiniment de bonheur mais un bonheur teinté de mélancolie. « Je ne vois pas comment faire autrement qu’avec la vie. C'est-à-dire la douleur » pense l’un deux.

C’est ce que semble nous dire Bernard Ruhaud dans ce beau recueil.

Stéphane Emond