Thierry Beinstingel /hors champ
à propos de Pierre Bourdieu, Les règles de l’art

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L'oeuvre de Bourdieu vit après lui, les livres écornés, usés ou jaunissants, ne quittent pas les rayons les plus proches de notre table de travail.
Ainsi de Thierry Beinstingel (voir son site <a href="http://perso.wanadoo.fr/tb/beinstingel.htm">Feuilles de route</a>, ou le découvrir), avec Les règles de l'art.
L'occasion de manifester à nouveau le partage, et relire l'hommage Bourdieu de remue.net
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à propos de Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil

 

Entrer dans la sociologie de Bourdieu, c'est forcément sport de combat : les " rounds " sont nommés le point de vue de l'auteur, le marché des biens symboliques, la conquête de l’autonomie  et bien d’autres chapitres dont la lecture a cette particularité des livres rares (comme ceux de Roland Barthes) de se laisser découvrir non pas d’un seul trait ni dans une seule unité de temps, mais au fil des mois, voire des années, avec le temps qui offre un éclairage toujours différent. Ainsi, ma première lecture date de 2000 et une olympiade plus tard, ces règles de l’art gardent à la fois la trame logique et cohérente de la “ culture ” enchâssée dans le quotidien et la société, mais avec l’expérience personnelle de plusieurs projets éditoriaux aboutis et qui viennent sensiblement conforter ou infirmer la réflexion du sociologue, plutôt la confirmer d’ailleurs…

Aussi cette note de lecture ne se veut qu’une lecture partielle et partiale de l’ouvrage, à travers deux théories et leurs situations correspondantes que j’ai vécues.

Premier exemple : selon Bourdieu, le marché des biens symboliques se scinde en deux logiques, celle qui est " fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressements et sur la dénégation de l’économie " et celle qui " faisant des commerces de biens culturels un commerce comme les autres, confèrent la priorité à la diffusion au succès immédiat et temporaire ". Soit dit, Editions de Minuit contre Robert Laffont, pour être caricatural. Bien entendu, les interactions, rapports, à l’argent, au pouvoir, la perméabilité entre les deux logiques sont beaucoup plus complexes. Bourdieu en explore beaucoup d’aspects, à l’aide d’exemples précis et d’études argumentées. L’exemple typique des multiples contradictions ou imbrications plutôt entre les deux modes de réflexions éditoriales pourrait être Beckett qui répond à la logique du désintérêt commercial, mais qui, succès et Nobel aidant, devient la raison économique d’exister des Editions de Minuit. Mais Bourdieu précise aussi que l’aboutissement des deux logiques conduit à les faire coexister chez les éditeurs les plus importants ou dont la réflexion est la plus poussée. C’est par exemple, historiquement chez Gallimard, la collection de Georges Lambrichs, qui tend à la découverte et à la recherche littéraire, voisinant à côté des locomotives qui assurent la viabilité économique.

Pour être édité dans une maison certes indépendante mais rattachée à un grand groupe, certes très active mais d’un historique familial, je retrouve notifié chez Bourdieu avec une extraordinaire acuité la plupart des difficultés que je peux vivre, notamment " les contradictions qui résultent des incompatibilités entre les deux économies : l’organisation qui convient pour produire, diffuser et faire valoir une catégorie de produits est inadaptée pour l’autre. Pour être plus précis, le Service Presse, le “ faire-valoir ” donc, est inadapté à mon cas (qui n’est pas isolé, on parle entre auteurs…), mais répond par exemple parfaitement à une logique de best-sellers. Cependant, et c’est ce que Pierre Bourdieu omet d’évoquer comme avantage, être édité dans une vaste maison disparate et diversifiée empêche une classification trop rapide dans un genre, un style, ou une logique. J’ai souvent pensé que si j’étais chez d’autres maisons aux logiques plus littéraires, mon écriture aurait été moins libre, sans doute, invisiblement plus contrainte.

Deuxième exemple : dans un article intitulé le nomos et la question des limites (les règles de l’art (seuil), chapitre le point de vue de l’auteur), Pierre Bourdieu évoque le problème de définir l’écrivain :
"  les luttes internes, notamment celles qui opposent les tenants de " l’art pur " au tenants de " l’art bourgeois " ou " commercial ", et qui conduisent les premiers à refuser aux seconds le nom même d’écrivain, prennent inévitablement la forme de conflits de définition, au sens propre du terme : chacun vise à imposer les limites du champ les plus favorables à ses intérêts ou, ce qui revient au même, la définition des conditions de l’appartenance véritable au champ ( ou des titres donnant droit au statut d’écrivain , d’artiste ou de savant) qui est la mieux faite pour justifier d’exister comme il existe ". Plus loin : " Trancher sur le papier et de façon plus ou moins arbitraire des débats qui ne le sont pas dans la réalité, comme la question de savoir si tel ou tel prétendant au titre d’écrivain (etc) fait partie de la population des écrivains, c’est oublier que le champ de production culturelle est le lieu de luttes qui, à travers l’imposition de la définition dominante de l’écrivain, visent à délimiter la population de ceux qui sont en droit de participer à la lutte pour la définition de l’écrivain. "

Un jour, je me suis regardé dans une glace, pour de vrai, pas au figuré, geste que l’on fait souvent quand on doute, et je me suis appelé écrivain, sans me soucier le moins du monde des luttes dont Bourdieu fait question, simplement parce que c’était une question de survie. L’écrivain pour moi était cette définition laconique du dictionnaire " personne qui compose des livres ". Je n’avais jamais publié, ignorais comment on fait, j’avais juste matière écrite et cette enflure qui s’imposait à moi : me nommer dans cette définition ou disparaître. J’ai ainsi pris le pouvoir, fait un coup d’état à la définition impossible, puisque je n’avais jamais rien publié, puisqu’elle sous-entend dans composer qu’il faudrait ET écrire ET publier (avant, quand on prend les mots à bras le corps, ce travail de sueur, comment ça s’appelle ?). Par la suite, je me suis légitimé, suis rentré dans le costume de la définition mais je n’en avais plus rien à faire, je m’étais déjà nommé, avait intégré le titre : en moi fondu.

Je sais les luttes qu’évoque Pierre Bourdieu, je les ai reconnues, elles aussi nommées, l’appartenance au monde de ceux qui n’ont pas le pouvoir, et cette extension qui s’applique invariablement à " ce " qui touche aux mots, à " ceux " aussi qui y touchent, castes, intérêts économiques, luttes, oui, mais toujours pour le pouvoir (les deux mots voués à être éternellement ensemble, siamois). Parmi les coups bas : celle qui demande comment j’ai été édité et moi, naïvement, racontant le hasard, mais le hasard elle n’y croit pas et ayant capté un mot louche dans ma réponse, elle me transperce avec, vacharde, ça me fait mal encore, pourtant vieux de plusieurs années.

Je pense à mon père dont la langue maternelle est différente, placé “ hors-champ ”, au sens de Bourdieu, ou dans un champ différent, imperméable. Avec le recul, sans doute je crois que j’ai pris ce pouvoir, cette latitude de me nommer grâce à lui, ou pour lui. Il serait illusoire de penser que les luttes dont parlent Bourdieu se sont éteintes, elles subsistent, simplement je suis entré dans leurs champs (de bataille) avec la question de savoir qui on légitime, je dis “ on ” pour me cerner dedans, avec mes avis, mes opinions, comme participant à la même vieille lutte, inlassablement reconduite dans le sel de l’humain.

La question des “ champs ” (du pouvoir, de la production culturelle…etc) est ainsi essentielle dans l’ouvrage de Pierre Bourdieu, pourrait-on dire dans l’essence même de son travail, voire de la définition que l’on peut donner de la sociologie, au même titre que Didier Jacob l’a dit : faire de la sociologie, c’est se promener au milieu des ronces et compter les mures sans les ramasser. C’est aussi, soyons en sûr pour Pierre Bourdieu, accepter de se faire égratigner et, soi-même, entré dans le “ champ littéraire ”, être reconnaissant de ce compagnonnage.