Roland Fichet / terrain de foot

 

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sur Roland Fichet

Roland Fichet, c'est un compagnon de route mille fois croisé, depuis toujours, mais justement on se croise bien trop peu, tout simplement parce qu'on arpente les mêmes routes, combien de fois retrouvant en stage ou ateliers tel ou tel qui vient de travailler avec l'autre, ou bien l'un succédant à l'autre dans le même théâtre...

Roland Fichet et Annie Lucas animent à Saint-Brieuc le théâtre de Folle Pensée, mais on le retrouve souvent aussi sur les chemins d'Afrique (c'est pour cela que nous lui avaons demandé l'autorisation de faire circuler le texte ci-dessous). On visitera en particulier la page consacrée à la Fabrique d'écritures dramatiques et son "gang d'auteurs", rassemblé pour les "pièces d'identités", et le récent site de leur école ouverte.

Voir aussi présentation de Folle Pensée sur theatre-contemporain.net,

Frédéric Fisbach mettra en scène l'hiver prochain, à la Colline, le texte de Roland Fichet : Animal .

Sur theatre-contemporain.net, une suite d'entretiens audio et vidéo avec Roland Fichet, Frédéric Fisbach et Robert Cantarella lors du dernier festival Frictions de Dijon

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autres liens : enfants des rues à Niamey, ou ces textes d'un autre Breton familier des routes du Niger : Yvon Le Men

Terrain de foot / © Roland Fichet

 

 

Un terrain de foot. En pleine brousse. Le chien me conduit droit dessus. Un terrain de foot. La terre pelée. Les deux buts. Les grappes de spectateurs, noires, trouées de tâches de couleur. Le soleil.

Sur la terre pelée du terrain de foot un jeune homme et une jeune femme jetés au sol. Entre le jeune homme et la jeune femme un homme-fouet. Plus loin un arbitre en boubou blanc - un juge ? un prêtre ?

L’homme-fouet lève très haut son bras-fouet. Il fouette avec force et rythme. Un geste net. La lanière du fouet claque sur le dos du jeune homme au sol. Le jeune homme est à genoux. Il se protège la tête avec les mains.

(Un homme ? Une incarnation.)

L’homme-fouet est trapu, torse nu, la tête pointue, des lunettes, le visage muet. L’homme-fouet fouette avec force et rythme. La lanière du fouet lacère le dos du jeune homme au sol. Le jeune homme s’affale lentement, ne se protège plus, corps allongé sur de la terre et un peu d’herbe jaune.

(Un homme ? Une incarnation.)

À quelques mètres du jeune homme la jeune femme. Agenouillée. Tête penchée. Mains à plat sur le sol. Immobile. L’homme-fouet fouette avec force et rythme. Son bras-fouet est souple, régulier. La lanière du fouet déchire le vêtement de la jeune femme. Vingt coups de fouet. L’homme qui frappe abat la jeune femme en vingt coups de fouet. Il continue de frapper le corps écroulé, étendu sur la terre et l’herbe jaune du terrain de foot.

Je t’aime mon amour.

Les enfants, petits garçons, petites filles, ne bougent pas. Aucun mouvement. Seules remuent les feuilles des arbres. Impassibles les visages de ceux qui regardent, aucune expression. Une invisible stupeur les voile-t-elle tous ? Ce qui à l’intérieur des êtres s’effondre là tout autour de moi ne fait pas le moindre bruit.

L’homme qui fouette est un robuste travailleur. Son bras-fouet ne se soucie pas du corps qu’il frappe, qui saigne les bras abandonnés, le visage dans la terre du terrain de foot. Rien ne tombe du ciel : ni souffre, ni feu, ni grêle, ni pluie même. L’arbitre lève la main. Un homme noir vêtu de blanc. Droit au milieu du terrain de foot il donne des ordres. Cent coups de fouet et célébration de l’union. Le jeune homme et la jeune femme saignent sur l’herbe jaune du terrain de foot, à dix pas l’un de l’autre. L’arbitre vêtu de blanc marche, désigne, parle. Sur un signe, un homme s’empare du corps du jeune homme, une femme du corps de la jeune femme, ils les dressent, les soutiennent. L’homme en blanc formule l’union : Mina Sidihi épouse ici Léonard Nacanabo. L’homme qui soutient Léonard avance la main ensanglantée du jeune homme. La femme qui soutient Mina pose la main de la jeune femme sur la main du jeune homme.

Je t’aime, mon amour.

Des jumeaux se dirigent vers les jeunes mariés, deux brutes d’une quinzaine d’années, deux albinos aux yeux rouges, officiants désignés par l’arbitre maître de cérémonie. Ils rigolent, se frappent dans les mains, se bourrent de petits coups de poing.

Tu voulais une femelle, tu l’as.

Tu voulais un mâle, tu l’as.

Les albinos dansent autour du couple chancelant. La jeune femme ouvre un peu la bouche. Sur ses lèvres peut-être le mot maman. C’est le mot que je lis sur ses lèvres.

Les deux personnes qui les soutiennent lâchent le jeune homme et la jeune femme. Ils s’affalent.

Unissez-vous maintenant.

Je suis au bord de ce terrain de foot. J’ai devant les yeux deux corps en sang qu’on va jeter l’un sur l’autre.

Le premier jumeau albinos arrache un lambeau de vêtement. Geste sec. Le lambeau détaché du corps du jeune homme est brandi par l’albinos et ensuite déposé sur sa propre épaule ou sa tête qu’il secoue de manière comique pour le faire tomber. De la viande mise à nu, lambeau de vêtement après lambeau de vêtement. Un corps écorché dans le soleil.

Le second jumeau albinos découpe avec un couteau le vêtement de la jeune femme. Il découpe vêtement et peau. Un diable pâle découpe la peau d’une femme vivante.

Les yeux des jumeaux sur les corps qu’ils dénudent.

Pendant quelques secondes les regards des amants se rencontrent, je vois leurs regards se rencontrer pendant quelques secondes et leurs bouches remuer.

LUI. Qu’on me tue.
ELLE. Nous avons besoin de la vie pour faire connaissance.
LUI. Ne reste de moi qu’un corps humilié.
ELLE. Si tu meurs moi aussi.

J’entends la jeune femme parler à celui qui est son mari. Vêtue de sang - c’est le sang maintenant qui la voile, l’habille - elle se tient loin de tout remords, de toute faute. Nous sommes nus, dit-elle, mais c’est sans importance, reste en vie, je t’en supplie, ne t’endors pas.

Je t’aime mon amour.

Le jeune homme s’élève quelques secondes au-dessus de sa souffrance, gagne quelques secondes sur la nuit qui l’envahit, lutte pour demeurer dans son pauvre corps boueux de sang. Je l’entends. De toute ma peau. Il veut traverser en courant le terrain de foot, s’enfoncer dans la brousse, être absorbé par les taillis, les arbres, la forêt.

Il est nu, elle est nue. Vivants. Il est nu, le sexe pendant. Elle est nue, femme. C’est une femme, oui. Il a peur, oui.

Les jumeaux albinos les tirent l’un vers l’autre, l’un contre l’autre, l’un sur l’autre.

Les jumeaux albinos allument une cigarette, fument, les poussent du pied.

Les gens qui regardent ne regardent plus, ne peuvent plus regarder. Les uns derrière les autres, ils quittent le terrain de foot, marchent lentement vers leurs villages.

Le jeune homme et la jeune femme sont couchés l’un sur l’autre, de travers, le haut du corps de la jeune femme sur les jambes du jeune homme.

Les albinos maintenant sous les poteaux de but. Ils arriment deux cordes à la barre transversale.

Les albinos éclatent d’un grand rire. Une blague que l’un vient de raconter à l’autre. Ils reviennent vers les corps de Mina Sidihi et de Léonard Nacanabo, les saisissent par les pieds. Le couple d’amants et les deux albinos s’ébranlent, attelage de carnaval. Tirés comme des sacs. Les deux corps sont tirés comme des sacs. De la viande vivante qui glisse sur le sol du terrain de foot. De la chair vive qui me regarde de toutes ses plaies.

Le soleil aboie sa chaleur.

Voilà je suis venue. Je m’avance. Quelqu’un est venu.

C’est l’heure de la levée, l’heure où l’homme se jette sur l’homme et le dresse dans la mort, les mains vides.

Je suis là.

Les corps de Mina Sidihi et de Léonard Nacanabo, attachés par les poignets, sont levés dans le cadre rectangulaire d’un but de terrain de foot. Ils sont hissés sous la barre transversale.

Les albinos nouent les cordes aux deux poteaux latéraux.

Ils allument une dernière cigarette. Quittent le terrain en sautillant.

Une femme tout à coup est là, sur le terrain de foot, devant le jeune homme et la jeune femme.

Je suis là.

Elle ôte sa chemise, la déchire en deux grands pans.

Son visage devant le visage de Mina Sidihi.

Son visage devant le visage de Léonard Nacanabo.

Je suis devant le visage de Mina Sidihi, droite.

Ton visage Mina. Nu. Si nu.

Frappé. Entaillé. Crevassé.

Est-ce le visage de la vie ?

Une goutte de sang roule de creux en creux sur ton visage, contournant les bosses, lentement.

Partout sur ton visage de petites croûtes de terre et de sang mêlés.
J’ai envie de gratter ton visage.
Je ne le fais pas. Je ne le ferai pas.
Ton visage vide, yeux cimentées.
Tes joues rideuses.

Une étincelle de soleil sur ton front. Furtive. Une seconde à peine. Belle.

Ouvre les yeux, femme.

La femme essuie doucement le visage de Mina Sidihi avec le pan de chemise qu’elle a préparé. Elle applique le morceau de tissu sur le visage de la jeune femme. Le voile recouvre le visage de la jeune femme.

Je suis devant le visage de Léonard Nacanabo.
Ton visage-demeure.
Visage ma dernière demeure.
Tous les pores de ta peau dilatés, déployés.
De petites bandes ocres sur ton front.
Un bout de chair, un morceau de joue tout mou qui pend.
De la rouille au coin de tes lèvres.
Une grande entaille qui bifurque à angle droit. Un zigzag.

Collées tes lèvres, soudées par la boue, une boue de terre et de sang. Ça lâche. Ta bouche s’entrouvre. Ta mâchoire lâche, tombe. Je vois tes dents.

Je vois un bout de ta langue rose.

Ouvre les yeux, homme.

La femme essuie doucement le visage de Léonard Nacanabo avec le deuxième pan de chemise.

Elle applique le morceau de tissu sur le visage de l’homme. Le voile recouvre le visage du jeune homme.

© Roland Fichet, Niamey, 1er Mars 2004.