Jérôme Meizoz/ Les désemparés
six portraits brefs

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Ecrivain et essayiste (en particulier sur Ramuz, et sur l'oralité dans le roman), Jérôme Meizoz enseigne à l'université de Lausanne. Après un essai sur Rousseau (Le Gueux philosophe, Antipodes, 2003) et un récit de la mémoire ouvrière (Jours rouges, En Bas, 2003), il achève un thriller académique (Le Rapport Lesseul, à paraître) et un recueil de proses brèves (Les Désemparés, à paraître).On a déjà accueilli de lui Fred le taciturne, à l'occasion de la parution de son essai L'Age du roman parlant.

Voir aussi page Jérôme Meizoz sur Culturactif, le site littéraire suisse de référence (avec un entretien et des inédits).

LES DESEMPARES


«Sad chair», Londres © Maud Turin, 2004

Je ne vois qu’eux, à chaque carrefour, quand je traverse la ville.
Ils ont mille rituels conjuratoires, mille chorégraphies saugrenues pour donner un sens et tenir le cap de leur dérive ou délires.
Leurs agitations que nous feignons d’ignorer, par une sorte de honte, lorsque nous passons l’air pressé, m’ont pourtant fait signe.
Je les ai recensés discrètement. Observer leur manège, leurs parcours toujours identiques.
La ville les entoure comme un corps maternel qu’ils tâtent de leurs gestes, allant de lieux familiers en coins rassurants, comme les chatons aveugles cherchent les tétons de leur mère.
D’où vient qu’ils incarnent avec une intensité si particulière le vacillement qui nous guette tous ?
Ne riez pas : mettez vos noms sur leurs visages.

1

Celui-ci glisse sur les trottoirs. Ses jambes chaloupent, et il ondule de ses longues mains.
Parfois, il a au bec une cigarette éteinte.
Son parcours forme une boucle rassurante.
Le voici, en veston dépenaillé, chemise à l’air.
Comme prisonnier d’un songe, ou d’un bal, il est tout en volutes, et rythme l’air de ses bras.
Il ne parle à personne, jamais. Son ballet s’improvise au ras des murs.
En moi, je l’appelle «le danseur».

2

Celui-ci parcourt le quai de long en large.
Il se retourne machinalement et marche encore. Tel un automate.
Il salue l’arbre et le candélabre.
Seul à seul, il murmure ou s’exclame.
Si vous daignez le regarder bien en face, il est étreint, et vous confie la joie de sa journée : il verra tout à l’heure “sa maman”.
Quant à vous, ce qui l’intéresse, c’est uniquement votre date de naissance.
Il en sait des centaines par cœur.
Croisant les gens dans la rue, il les désigne par ces chiffres, coordonnées de leur origine.
Comme si nous avions au cou le jour et l’heure, comme si, de ses captifs, il connaissait le matricule secret.

3

Celle-ci a de longs cheveux gris.
Leur sensualité ondulante tranche avec le temps marqué sur un visage cassé.
Elle demande une pièce. Se justifie en disant qu’elle attend le retour de “son amoureux”.
Qui va l’aider à patienter dignement ?
Elle déroule devant chacun sa fiction consolatrice : l’amant lui reviendra bientôt.
A nouveau, la vie sera pleine.
Si vous faites mine de douter, ni une ni deux : elle vous insulte.

4

Celui-ci est un géant colérique.
Efflanqué, immense, squelettique comme le sac de campeur à cadre de métal léger qu’il porte toujours.
Sa structure ou sa métaphore sur le dos, il va de ville en ville.
Je le croise un jour à L., le lendemain dans la ville huppée du bout du lac, un jour dans une grosse bourgade de langue allemande.
Il baigne dans un langage intérieur qu’il moronne entre ses dents.
Les langues diverses des contrées n’entrent pas en lui.
Par précaution, il insulte les buissons, les trottoirs.
Ne parle jamais aux humains, comme guidé par un secret principe.
Le réel l’a blessé.
Campeur vaillant ou vacillant, il résiste.

5

Celle-ci fait la manche dans la ruelle.
Même dans une foule, à distance, je ne sais pourquoi, elle me voit, elle me choisit.
Ai-je l’air riche ? ou bien crédule ?
Son visage tuméfié, tanné est comme un gouffre un trou noir.
Pareille à ces marnosettes qui traînaient les villages il y a peu de temps encore.
Avant l’époque des assurances, avant le silence plombé de la solidarité impersonnelle.
Elle boit, je pense, infiniment.
Ses cheveux longs, noirs, sur sa peau rouge cuite, me font croire parfois que les Indiens sont entrés dans la ville.

6
Celui-ci s’établit sur un banc.
Barbu, gros corps d’ours, mains poilues, dodues et baguées.
Il déroule son attirail : un caddie, un parapluie, le baladeur aux oreilles.
Son univers ainsi déployé autour de lui, dans un éternel habit training, ses yeux plongent dans un livre écorné. Un polar ?
En avril, je le vois au nord du pays, en juillet au sud-ouest.
Il prend des trains avec son paquetage et jette l’ancre sur des bancs.
Ses villégiatures semblent s’improviser avec une insouciance de riche.
Jamais il n’accorde la moindre attention aux passants. Il ne mendie pas, semble se suffire à lui-même.
Il lit sans cesse, mais ne serait-ce pas toujours le même ouvrage ?

© Jérôme Meizoz