LES DESEMPARES
Je ne vois qu’eux, à chaque carrefour, quand je traverse
la ville.
Ils ont mille rituels conjuratoires, mille chorégraphies saugrenues
pour donner un sens et tenir le cap de leur dérive ou délires.
Leurs agitations que nous feignons d’ignorer, par une sorte de
honte, lorsque nous passons l’air pressé, m’ont
pourtant fait signe.
Je les ai recensés discrètement. Observer leur manège,
leurs parcours toujours identiques.
La ville les entoure comme un corps maternel qu’ils tâtent de leurs
gestes, allant de lieux familiers en coins rassurants, comme les chatons aveugles
cherchent les tétons de leur mère.
D’où vient qu’ils incarnent avec une intensité si
particulière le vacillement qui nous guette tous ?
Ne riez pas : mettez vos noms sur leurs visages.
1
Celui-ci glisse sur les trottoirs. Ses jambes chaloupent, et il ondule
de ses longues mains.
Parfois, il a au bec une cigarette éteinte.
Son parcours forme une boucle rassurante.
Le voici, en veston dépenaillé, chemise à l’air.
Comme prisonnier d’un songe, ou d’un bal, il est tout en
volutes, et rythme l’air de ses bras.
Il ne parle à personne, jamais. Son ballet s’improvise
au ras des murs.
En moi, je l’appelle «le danseur».
2
Celui-ci parcourt le quai de long en large.
Il se retourne machinalement et marche encore. Tel un automate.
Il salue l’arbre et le candélabre.
Seul à seul, il murmure ou s’exclame.
Si vous daignez le regarder bien en face, il est étreint, et
vous confie la joie de sa journée : il verra tout à l’heure “sa
maman”.
Quant à vous, ce qui l’intéresse, c’est uniquement
votre date de naissance.
Il en sait des centaines par cœur.
Croisant les gens dans la rue, il les désigne par ces chiffres,
coordonnées de leur origine.
Comme si nous avions au cou le jour et l’heure, comme si, de
ses captifs, il connaissait le matricule secret.
3
Celle-ci a de longs cheveux gris.
Leur sensualité ondulante tranche avec le temps marqué sur
un visage cassé.
Elle demande une pièce. Se justifie en disant qu’elle
attend le retour de “son amoureux”.
Qui va l’aider à patienter dignement ?
Elle déroule devant chacun sa fiction consolatrice : l’amant
lui reviendra bientôt.
A nouveau, la vie sera pleine.
Si vous faites mine de douter, ni une ni deux : elle vous insulte.
4
Celui-ci est un géant colérique.
Efflanqué, immense, squelettique comme le sac de campeur à cadre
de métal léger qu’il porte toujours.
Sa structure ou sa métaphore sur le dos, il va de ville en ville.
Je le croise un jour à L., le lendemain dans la ville huppée
du bout du lac, un jour dans une grosse bourgade de langue allemande.
Il baigne dans un langage intérieur qu’il moronne entre
ses dents.
Les langues diverses des contrées n’entrent pas en lui.
Par précaution, il insulte les buissons, les trottoirs.
Ne parle jamais aux humains, comme guidé par un secret principe.
Le réel l’a blessé.
Campeur vaillant ou vacillant, il résiste.
5
Celle-ci fait la manche dans la ruelle.
Même dans une foule, à distance, je ne sais pourquoi,
elle me voit, elle me choisit.
Ai-je l’air riche ? ou bien crédule ?
Son visage tuméfié, tanné est comme un gouffre
un trou noir.
Pareille à ces marnosettes qui traînaient les villages
il y a peu de temps encore.
Avant l’époque des assurances, avant le silence plombé de
la solidarité impersonnelle.
Elle boit, je pense, infiniment.
Ses cheveux longs, noirs, sur sa peau rouge cuite, me font croire parfois
que les Indiens sont entrés dans la ville.
6
Celui-ci s’établit
sur un banc.
Barbu, gros corps d’ours, mains poilues, dodues et baguées.
Il déroule son attirail : un caddie, un parapluie, le baladeur
aux oreilles.
Son univers ainsi déployé autour de lui, dans un éternel
habit training, ses yeux plongent dans un livre écorné.
Un polar ?
En avril, je le vois au nord du pays, en juillet au sud-ouest.
Il prend des trains avec son paquetage et jette l’ancre sur des
bancs.
Ses villégiatures semblent s’improviser avec une insouciance
de riche.
Jamais il n’accorde la moindre attention aux passants. Il ne
mendie pas, semble se suffire à lui-même.
Il lit sans cesse, mais ne serait-ce pas toujours le même ouvrage
?
© Jérôme Meizoz |