L’Argile du colosse, quelques pages d’un
carnet romain
nov.2001-mai 2002
Rome sous la pluie. Avant mon séjour, je n’imaginais
pas que ça puisse arriver…Une chambre d’écrivain,
c’est quoi ?
Dix mètres carrés à tout casser.
Un lit, une armoire avec les chemises d’un inconnu, un fauteuil
en bambou sous la fenêtre.
Une madone de Munch.
Mes slips et mes chaussettes qui sèchent sur des masques africains
et sur la clenche de la porte de la salle de bain – il serait plus
juste de dire « l’angle de bain ».
Mes livres s’empilent au fur et à mesure qu’ils sont
lus à côté d’un tas d’autres qui ne m’appartiennent
pas – des manuels de biologie moléculaire, Il Conte di Montecristo,
un roman de Norman Mailer en anglais, un livre sur Charles Aznavour, un
catalogue d’exposition du photographe W. VanGloeden, le bodybuilding
pour professionnels.
Des photos de la famille qui m’héberge.
Il n’y a pas de place pour mettre un bureau. J’écris
sur le lit ou sur les genoux. On est loin de la chambre de Virginia Woolf…
Trouvé à la librairie Locus Solus une photo de Joe Louis
par Irving Penn. Mi-noir, mi-Cherokee.Hier soir, regardé un documentaire
sur l’émigration des italiens en Australie. Vu Primo Carnera,
en costard sur le ring, se battre contre un kangourou. C’est de
pleurer que j’avais envie…
Un dimanche de novembre, je m’étais rendu sur la Piazza di
Siena.
Je voulais voir cette place pour mieux imaginer le combat de Carnera contre
Paolino Uzcudun en 1933. Une place sur laquelle, il y a encore peu de
temps, on organisait des courses hippiques.
Aujourd’hui, ce sont les joggers qui en font le tour. Des adolescents
se roulent des galoches sur les gradins d’un côté du
stade et un peu partout, sur les bancs autour de la place, les gens déjeunent.
J’ai interrogé quelques passants, je voulais savoir s’ils
savaient que Carnera s’était battu à cet endroit,
le 20 octobre 1933, pour conserver son titre de champion du monde de boxe
en présence de soixante mille spectateurs.
Personne ne s’en souvenait mais tous connaissaient le nom de Primo
Carnera.
Un certain Carlo m’a même appris qu’une rue du quartier
de l’Eur portait son nom.
Enfin, j’ai rencontré Rafaello, 77 ans.
J’ai croisé Primo Carnera une fois à Rome. A Porta
Pia. Je vous dis ça mais c’était il y a très
longtemps. Il était originaire du Frioul. Je m’en souviens
bien parce que ma femme venait aussi de cette région. Un jour,
elle l’a rencontré à Trieste. Il était sur
une bicyclette et au moment où il passe devant ma femme, il lui
crie : « Regardez, mademoiselle, ça ne marche pas, j’ai
les jambes trop longues ! »
Rafello rit puis il s’excuse de devoir me quitter si vite mais sa
fille l’attend à Piazza Flaminio.
Je vois son imperméable gris se battre avec le vent jusqu’à
ce que les portes du minibus se referment derrière lui.Je ne me
suis jamais autant senti écrivain qu’à Rome.Au Caffè
Palombini dans le quartier de l’Eur, fameux à l’époque
de la Dolce Vita, mon ami Fabrizio me dit :
« Siamo dei radical chic del cazzo ! ».Fabrizio voudrait qu’on
démarre un nouveau projet de livre ensemble à l’Eur.
Il me demande de lire les Villes invisibles de Italo Calvino. Que le livre
soit notre point de départ.Il est difficile de voir les films avec
Primo Carnera acteur. Ils sont si mauvais que personne n’a pensé
à les conserver. Et je dois être le seul au monde à
vouloir les regarder.Jamais autant fumé de cigarettes qu’à
Rome. Souvent, les gens fument pour combattre le stress. Moi, c’est
parce que je vais bien, que j’aime descendre la rue le soir jusqu’au
Colysée, tourner tout autour et recracher des bouffées de
MS light.
Je commence à aimer le foot et à brailler quand l’AS
Roma marque un but. A Rome avec nos amis Véro et Séba qui
ont fait le déplacement depuis Strasbourg. Nous mangeons ensemble
dans une Tavola Calda du Trastevere. De les voir dans cette ville et vivre
ces instants comme s’il était normal de nous retrouver à
Rome, ça me fait l’effet d’avoir pris des drogues…Ecrit
les _ du roman sur Primo Carnera et je peine à lui trouver un titre.
Je ne voudrais pas qu’y apparaisse le terme de « boxeur »,
je voudrais un titre qui rappelle le caractère mélancolique
de Primo ou qui révèle son immense popularité pendant
les années 30.
Philippe Fusaro, 2004. |