Serge Meitinger / L'Arche du verbe
à propos de Boris Gamaleya
   

 

 
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Boris Gamaleya

Serge Meitinger, né en 1951, est agrégé, docteur d'État, professeur de langue et de littérature françaises, modernes et contemporaines à l'université de La Réunion ; a séjourné huit ans à Tananarive où il a enseigné à l'École Normale Supérieure (1980-1988). Nombreux travaux sur la poésie française moderne, de Baudelaire à nos jours (spécialiste de Tristan Corbière et de Mallarmé), sur la littérature et la poésie francophones (éditions de Jean-Joseph Rabearivelo réalisées et en cours), sur le récit quand il se fait "déceptif". Pratique généralement une approche d'inspiration phénoménologique. Écrit et publie aussi des poèmes. Ouvrages : Stéphane Mallarmé (Collection "Portraits littéraires", Hachette, Paris, 1995) ; Océan Indien, Madagascar, La Réunion, Maurice (anthologie de récits de voyages et de fictions, choix et présentation, Omnibus, Paris, 1998) ; Henri Maldiney, une phénoménologie à l'impossible (direction et présentation d'un ouvrage collectif, Le Cercle herméneutique, collection Phéno, Paris, 2002). (Notice Revue des ressources ). RK.

 

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L’ARCHE DU VERBE par Serge MEITINGER
À propos de “L’Arche du comte Orphée ou les ailes du naufrage” de Boris Gamaleya, Éditions Azalées, Sainte-Marie de La Réunion, 2004, 324 p.

 

 

L’Arche, étymologiquement (arca, en latin), est un coffre destiné à contenir, à préserver et à transmettre quelque chose de précieux, de sacré. Elle se fait tabernacle quand elle est “l’Arche d’alliance” protégeant les Tables de la Loi. Elle transporte et sauve les germes de la Création quand elle est “l’Arche de Noé”. Orphée comme Noé a un rapport privilégié aux animaux qu’il enchante littéralement et, comme lui encore, il conduit de la mort programmée, inscrite dans la nature des choses ou dans la volonté de Dieu, à la vie à nouveau accordée, sans cesse redonnée. Archè, en grec, nomme le début, la tête, l’enavant, le commencement et le commandement : Noé renoue avec l’origine, Orphée, par son mythe, avec la fin comme origine. Et tous deux commandent un enavant et un avent… Le compagnon Orphée (comte c’est comes, celui qui va avec) est aussi, est surtout le Chanteur et, à ce titre, ses commencement et commandement relèvent de la voix, parole et chant, et son verbe si haut et puissant se fait à son tour l’Arche qui garde et maintient la totalité de ce qu’il nomme ou incante. L’Arche d’Orphée contient le Verbe, le verbe d’Orphée se fait l’Arche qui accueille le monde pour l’accompagner.

C’était là un peu d’“émythologie” (contrepoint de l’“étymologie” et contrepet) pour faire entendre l’exact dessein d’un poète charnellement implanté en l’île (La Réunion) mais rayonnant sur le monde dont aucune parcelle ne saurait lui être étrangère. En retrouvant la mémoire de son terroir qu’il a réinventée en style épique (Vali pour une reine morte, 1973 ; La Mer et la Mémoire — Les Langues du Magma, 1978) comme en style dramatique (Le Volcan à l’envers ou Mme Desbassyns, le Diable et le Bon Dieu, 1983), Boris Gamaleya (dont le père était un jeune comte russe ayant fui la Révolution de 1917 jusqu’à La Réunion) a mis au jour la voie et la voix qui l’ont conduit à l’immense caisse de résonance qu’est le verbe du Monde et le monde comme Verbe. Depuis Le Fanjan des Pensées ou Zanaar parmi les coqs (1987), il s’est résolument ouvert à la polyphonie mondiale dont il recueille les harmoniques et les arpèges, les liturgies et graduels, les envolées, glissendi et decrescendi… Arrondissant son dire à la mesure de l’immense bulle verbomotrice (littérale et vocale, lue et dite, murmurée, scandée, proférée, hurlée…) qui par les airs et les vents, par les ondes, par les papiersjournaux et les livres, les pages et images de toutes sortes gonfle urbi et orbi comme une bénédiction qui apprivoise les maléfices ou une malédiction qui vise peutêtre surtout à rédimer. Et les Langues du Magma sont devenues le Magma des langues, éruption archisonore et colorée où se mêlent les idiomes, les cultures, les lieux et les moments, les chairs et les âmes, les niveaux d’attaque et d’accroche, des décrochages, dérapages et échouements précédant des exhumations, des exaltations, des exultations, des alléluias… Le chant donne des ailes au naufrage.

Ainsi le poète-Orphée célèbre-t-il, en l’île, l’office du matin avec le chant des coqs (obsessionnels, les coqs !) et divers autres oiseaux puis les rites du jour s’enchaînent dans un étonnement quotidiennement renouvelé :
" Parages éblouis. Le poisson basaltique multiplicande les pierres bleues (l’auditoire de la nuit adhère à l’usine de ton emphase…) Coquerives à toutes conques ! Soleil — danse de makis dans le brouillard ! Larga duracion al Universo ! On est saisi du mal des coqs : Quo vademus ? Aux points d’exaltation des étoiles.
L’oiseau d’une légère contrée nous guide vers son rouge autrefois — le ronron des oriflans — nos lucidités maldives…

Une perpétuelle inventivité sonore et lexicale métamorphose le monde en le réenchantant point par point mais au centre de ce miracle demeure, tout juste enfuie, la présence passante, évanouissante d’une Eurydice dessinée en filigrane léger dans le paysage :
Un rien de ciel marque ton visage. En surcroît de ce frêle matin de pluie qui n’a d’autre fin que de se diluer avec toi au cœur doux du soleil….
Un rien de cauchemar liquide ses sensitives en tes jardins de pierres et de fines aiguilles…
O ma revisitée et trop particulière !

Le rêve est un dépit des mots devant l’inaccessible… Mais — seulement frôlé du claquoir des États — il échappe au marbre…
Fruit de l’eau — l’oiseau Rock piaule comme si le ton bleu le scellait. L’en délivre un verger féminin au regard mûr…

Eurydice incarne le drame visible et presque invivable de la fin-qui-est-aussi-un-commencement et elle le mondialise en le projetant sur toutes les formes mêmes de la terre et de l’habitat humain, dans les éléments qu’elle polarise et volatilise ad libitum… Mais l’essentiel, pour elle, pour nous, se joue dans la proximité, la mitoyenneté du monde et du verbe :
" J’ai si longtemps dormi que j’ai rêvé ne jamais pouvoir te retrouver. Et le ciel avec toi en talons hauts des villes. J’étais allé transmettre à Porphyre sa feuille de route (un voyage à l’île Campbell) oubliant la démarche en ce sens de Plotin.
Je sais contre quels écueils se battre et combien on a intérêt à ce que les événements recréés jouxtent les pilons de la mer.
Seules les maisons débranchées — sanglées de clairs horizons — permettent les bonnes cultures de la nuit.
J’ai pour langue une porte qui s’articule au monde en situation.

Foi dans toutes les cultures et dans la langue polyphonique et polymorphe qui maintiennent le monde comme elles tiennent la présence perdue-trouvée de l’île-femme “austère, élégante, sombre et distante” (trouvée parce que perdue, perdue parce que trouvée, tel est son mystère patent) et il faut ajouter sans contradiction aucune car “les mots ne mentent pas” (comme le précise Éluard) : “Tes mots sont des clins d’œil au monde qui passe au loin”. Proche ou lointain, dedans ou dehors, ailleurs ou tout contre ? Proche-lointain ! c’est dit ! et doit être entendu comme tel et tout s’articule sans doute dans un interminable, incessant “entrer-sortir” :
" Sœur de l’oiseau qui se cogne à la fenêtre est la rencontre confuse du cycle entrer-sortir… sortir-entrer avec la femme caucasienne au cœur des choses… avec la lune — parade aux cachettes du langage…

C’est ici le cycle orphique par excellence, celui qu’enseignaient les initiations antiques dont les rites et les textes sont perdus. Et Boris Gamaleya invente un nom-valise qui tiendra ensemble l’antique et le natal insulaire, le nom, le mythe d’Anaximandef. Le vocable est composé des noms d’Anaximandre de Milet qui prononça la première parole philosophique que la tradition ait retenue et de Cimandef, grand chef marron qui édifia la mémoire du marronage en les hauts de l’île. Anaximandre fait de l’infini l’origine et la fin de toutes choses et surtout l’universel mainteneur du cycle où il voit “les étants se rendre justice et réparation les uns les autres de leur injustice selon l’ordre du temps”. Cimandef, dans la légende des cimes réenchantée par le poète, en appelle, lui aussi, à une rémunération réciproque des torts entre maîtres et esclaves, marrons et chasseurs de nègres, Dieu et Diable, proche et lointain, etc… Dans le mythe se compliquant sous le nom d’Anaximandef, il n’y a pas d’Enfer mais réparation-compensation et ajointement potentiel et inimaginable communion des prétendus contraires par un bond commun en avant, par une sortie qui serait l’entrée, par un pas audelà toujours-encore à faire… Mais que le Verbe peut, à sa manière, anticiper à condition d’“instiguer les traînards de la création”, de “démanteler les massivités collectives”, d’“improviser dans les cannes les arrivées des énergies de l’abondance”, de “n’avoir d’yeux [et de voix] que pour la phrase qui serpente entre ses mues”. D’accorder au texte qui se déploie, à l’Arche qui fend les flots, au Verbe qui (se et nous) vocalise, une lecture égale à ce qu’en fut l’écriture et qui lui rende justice.

© S.M., 8-9 septembre 2004