Ronde de nuit 05

Cinquième station. Galerie de Diane

La bibliothèque de Babel [Jorge Luis Borges] x La littérature inquiète [paru en 2020] x Du côté des Guermantes [Marcel Proust]

Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète.
Jadis, comme ce temps paraît loin, je cherchais des correspondances dans la collusion. Je cherchais des ressemblances entre la Délie et Roberte. Je comparais les textes de l’abbé Sieyès et du Tao, le Coran avec Joubert, Pietro Cavallini avec Jack Spicer, ou Thelonious Monk avec le Codex de Novgorod.

Je pensais dégoter, littéralement, exhumer une chaîne de caractères qui ne serait pas une révélation (ou pas seulement, je n’étais pas herméneute), mais une déclaration, en quelque sorte une confession.

C’était là, dans mon esprit, le sel de la critique, la critique comme création. Ça n’était pas dénué de morgue, à défaut d’autorité.

Nous avons par ailleurs tenté de donner un nom à ce phénomène étrange, et qui répond à l’injonction du précepte suivant : quand je lis déjà j’écris ; quand j’écris encore je lis et schématisé ainsi :

lire ⇔ écrire

selon les boucles de rétroactions fameuses (et fumeuses hélas parfois), des théories de la communication.

Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui.

si l’on veut bien admettre que la lecture et l’écriture sont à ce point liées, on pourra également admettre qu’un peu de l’autre (lire) vient se mêler au même (écrire). Or cet autre, quel est-il ? Il est lui-même un même (écrire) que je me suis approprié par un processus d’altération (lire) ; lir&crire c’est faire l’expérience d’un perpétuel va-et-vient entre l’ipséité (le même) et l’altérité (l’autre), entre moi et le reste du monde, entre le propre et l’impropre ou l’approprié et l’inapproprié.

Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler—quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien—les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes–Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J’écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone !Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit léger—un bruit abstrait—celui de la distance supprimée—et la voix de l’être cher s’adresse à nous.

Cette altérité, ce dehors, qui est aussi une ipséité et un dedans, se confond donc avec mon dedans et mon ipséité, qui lui sont dehors et altérité. Or cette altérité, pour autant qu’elle est une œuvre, est, tout comme moi (ou la mienne), composée de mots.

C’est lui, c’est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin !
Présence réelle que cette voix si proche—dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d’une séparation éternelle ! Bien souvent, écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m’a semblé que cette voix clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas, et j’ai connu l’anxiété qui allait m’étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi (seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres à jamais en poussière.

[…] tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète.

Je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler qu’en quelque endroit reculé les couloirs, les escaliers, les hexagones peuvent disparaître – ce qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limite, c’est oublier que n’est point sans limite le nombre de livres possibles. Antique problème où j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir

9 mai 2022
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