Plonger dans un long rêve au cinéma, c’est la chance que des films offrent parfois. Ceux d’Andreï Tarkovski m’ont enveloppé très tôt dans cette torpeur pensive, d’abord révélée par Le Miroir. Un léger ralenti éternise le regard, et ces longs plans qui durent, si chers à Tarkovski, font entrer en songe dès les premières séquences, d’abord à l’extérieur –plaine et lisière de forêts profondes– où l’image scrute le déplacement des arbres agités par le souffle du vent, vertige d’un mouvement qui ne veut pas finir. Puis les lentes progressions en une seule prise dans la datcha de l’aïeul –intérieur en bois et tissages– accompagnent l’œil à travers la maison, empruntant de longs couloirs, des chambres, un séjour au plancher rugueux, découvrant à chaque angle de vue des rêveries nouvelles venues à leur rencontre.
Souvent un poème dit en off
du poète Arseni Tarkovski –le père–
tient lieu de pensée au marcheur invisible,
dormeur-spectateur emmené dans le rêve
que ponctuent l’eau sans cesse, le feu et le vent
annonciateur d’orage.
La déambulation onirique hésite, entre deux pièces oscille, chancelle, franchit le pas –autre décor, autre lumière–, puis passe lentement dans la pièce adjacente donnant sur un couloir sombre, à contre-jour, où se poursuit, s’égare l’œil un moment dans le reflet d’un miroir –qui suis-je, qui est-ce– avant d’aboutir à la fenêtre, toujours à la fenêtre, ouverte ou fermée, par où s’échappe à nouveau le regard. Le rêve avance, invente à mesure qu’on entre dans les pièces (autres pensées, autres époques, souvenirs). La marche indécise alors agit comme une écriture qui se déploie, génère sa voie en même temps qu’elle progresse, se remémore les bruits, les événements dehors qu’elle intériorise aussitôt –et fait sienne.
Me voici somnambule circulant dans un songe où vacille, presque titube la caméra, poursuivant la fragile promenade pour rester dans le songe que le mouvement prolonge en un champ renouvelé, le même
ni tout à fait un autre,
craignant le sursaut qui réveille, arrache
au sommeil lourd –et que tout ne retombe
en deuil ; conscience.
Savoir qu’on rêve dans un rêve, bel emboîtement de poupées russes : la lente exploration labyrinthique où m’emmène Le Miroir par ses plans profonds me protège, invite dans ce dédale à faire ce rêve étrange et pénétrant que souvent Tarkovski refait, de son aveu même au cœur du film. Une espèce de lâcher-prise, où l’esprit divague à l’allure d’un songe développé à chaque pas, d’où disparaît l’ordinaire et pesante temporalité.
Silence, on rêve, Action ! C’est l’heure
où le sommeil profond puis paradoxal
s’agite à l’infini sous les paupières
tandis qu’on se croyait gisant, statique
au fond d’une salle obscure.
Ces rêves sont sans montage, en un seul plan séquence se déroulent, on dirait, sans trucage ni interruption. Aucun arrangement de l’œil, la première prise est fluide, unique, inexorable, presque tranquille
avec un long travelling avant,
peut-être arrière, on ne sait, on dort,
n’en veut sortir.
Etienne Faure
Dernières publications : Tête en bas, poèmes, Gallimard, 2018, prix Max Jacob 2019. A paraître en 2020 : Et puis prendre l’air, éd. Gallimard.