Une étude de Françoise Simasotchi-Brones

Sur Gisèle Pineau / Regarder pour demain l’espérance

Ecriture féministe et/ou féminine, c’est une des questions que pose l’œuvre de l’écrivaine guadeloupéenne Gisèle Pineau. En effet, le lecteur est frappé de l’omniprésence de la figure féminine dans son univers romanesque. Chacun de ses romans présente une série de portraits de femmes ; tous différents et pourtant semblables par bien des aspects. Si on les reprenait une à une, la liste de ces héroïnes serait longue comme une procession incessamment reformée : amie, sœur, mère, marraine, épouse, amante, grand-mère, tante, nièce, payses... Accrochée à un fil ténu mais tenace, revenant sans cesse à son motif pour l’affiner, G.Pineau, exhibe les divers visages de la femme antillaise, en éclaire les multiples facettes, dénichant toujours, tel un motif inédit, un destin nouveau à la fois proche et lointain. Son œuvre forme une immense toile, où toutes ces femmes sont singulières, solitaires et solidaires à la fois. De ce portrait de groupe n’émerge aucune figure extra-ordinaire, car c’est précisément dans ce qu’elles ont d’ordinaire que G. Pineau s’intéresse (et nous intéresse) à ces femmes. Cependant la violence de leurs portraits provoque des sentiments mêlés : stupeur et fascination, horreur et admiration.
Très vite, la question posée en ouverture est dépassée : ce qui apparaît surtout en lisant cette œuvre, c’est à quel point la femme de G. Pineau est le réceptacle du monde dans lequel elle vit, une sorte de caisse de résonance de l’univers créole dans toute sa complexité. Il semble qu’à travers la femme, son corps et son esprit, parfois en souffrance, l’auteure guadeloupéenne questionne l’histoire et l’imaginaire de son peuple tout entier.
G. Pineau épelle, un à un, les maux vécus par ses consœurs : femmes abandonnées, abusées, bafouées, battues, trompées, violées, "tournées-virées par le roulis de la vie", les figures féminines dans ses romans vivent la violence au quotidien et parfois la répercutent entre elles ou sur leurs enfants. Leur corps souffrant est, explicitement ou non, métaphore, du pays lui-même . Car, faut-il le rappeler, cette souffrance est l’héritage d’une Histoire lourde, faite de dépossession totale, de déterritorialisation et d’exil définitifs. Histoire longtemps effacée, tue, niée par l’ordre et le discours coloniaux. Parce qu’il n’est pas toujours apte à l’identifier, l’histoire est vécue comme une plaie, jamais refermée, par l’être romanesque antillais. Les séquelles, toujours vives, de la souffrance engendrée par le cataclysme fondateur de cette communauté, sont abondamment (d)écrites par la romancière, non dans une volonté de complaisance doloriste et macabre, mais parce qu’elles constituent des données incontournables de l’imaginaire de cette communauté, des " demeures vives" de son Histoire. Tous les destins individuels, élaborés par G. Pineau, présentent cette caractéristique ; une histoire à remonter pour dépasser la souffrance qu’elle a générée et ne plus la subir. Ces destins, féminins pour la plupart, font la preuve qu’aux Antilles, histoire personnelle et collective sont difficilement dissociables. Chacune des héroïnes a un passé, et parfois un présent, pleins de chagrin et/ou de secrets, un destin que marque la faille ouverte par l’ignorance, la peine et la soif de comprendre qu’elle entraîne. Néanmoins, l’expression de cette souffrance est toujours liée à un désir, une détermination de ces femmes de mener une quête afin de se libérer de l’enfermement mental dans lequel elles se trouvent. Dans La Grande Drive des Esprits l’héroïne narratrice parcourt le pays, appareil photo à la main, pour en percer les indicibles secrets. Ce sont les femmes qu’elle rencontre qui les lui révèleront. Devant leur incapacité à s’engager dans une relation amoureuse réelle, Eliette et Mina partent à la recherche de leur passé traumatique, dans L’espérance-macadam et dans Chair Piment. Aidées dans leur travail d’anamnèse par d’autres femmes, elles découvrent les événements marquants de leur enfance, elles remontent à la source des secrets de famille : toutes ces choses qu’elles portent en elle, sans les identifier, et qui, longtemps, ont empoisonné leur existence. Le rôle prépondérant des femmes dans le travail de mémoire est ainsi mis en évidence. Il n’échappe pas au lecteur que l’exercice de fouille individuel est emblématique d’une quête plus ample ; celle d’une communauté à la recherche de ses origines et d’elle-même.
En effet, les portraits de femmes proposés par la romancière dressent le tableau de toute une société. A travers ces héroïnes successives, l’œuvre romanesque de G. Pineau explore les liens qui unissent les femmes aux êtres qui les entourent - aux hommes, aux enfants et bien sûr aux autres femmes - éclairant surtout la solidité du tissu relationnel existant entre elles qui les aide à survivre et à vivre.
Meurtrie par la relation amoureuse, la femme a souvent pour lot la solitude et la détresse. Les couples de ses histoires sont labiles, inaptes à résister aux aléas de la vie, le plus souvent ils se détruisent. Cette récurrence des échecs qui entraîne un climat de désarroi affectif fait apparaître, qu’aux Antilles, le fossé entre l’homme et la femme, creusé par l’Histoire, est si profond, si escarpé, que même l’amour ne permet pas toujours de le franchir.
La violence des mères est troublante, tueuses d’enfants dans L’espérance-macadam, abandonnées dans la nouvelle Ombres créoles, abandonneuses dans Un Papillon dans la cité ou dans Chair Piment ou encore étouffeuses d’espoir dans La Grande Drive des Esprits. Il faut dire que la démesure de cette violence maternelle est à l’aune de l’immense colère que seule peut causer une insatisfaction profonde. L’amour qu’elles portent à leurs enfants s’accompagne de frustration, car beaucoup de ces femmes savent que l’avenir est barré, qu’il sera rude, et qu’elles se sentent impuissantes à en prévenir toute la rigueur. Alors, comme souvent leurs mères avant elles, c’est avec rudesse qu’elles expriment leur affection, par peur qu’elle ne suffise pas pour conjurer le mauvais sort futur.
G.Pineau privilégie indéniablement dans ses romans les relations qui se jouent entre les femmes ; ennemies parfois, mais infailliblement sœurs de combat ou de souffrance. Dans le gynécée de l’écrivaine, l’image de la grand-mère est magnifiée : elle est ange tutélaire dans La Grande Drive, initiatrice de vie dans L’Exil selon Julia, c’est elle qui met en place l’indispensable transmission et resserre les liens de la filiation. Ce motif répond à un élément biographique de la romancière, qui reconnaît avoir eu avec sa grand-mère des relations exceptionnelles, mais c’est également un élément du réel antillais . En coupant court aux silences des filiations, les grands-mères et autres figures parentales sont pourvoyeuses d’espoir : elles font la preuve, qu’aux Antilles, un autre modèle familial a su s’établir malgré le brouillage généalogique instauré par l’esclavage. Il n’est pas rare que les femmes de G. Pineau, entretiennent les unes avec les autres des relations généalogiques frappées du sceau de l’insu. Dans L’espérance-macadam quand Eliette adopte Angéla sa petite voisine, victime d’inceste, elle ignore qu’elle est sa véritable sa nièce, et que son voisin, Rosan, est, en réalité, son frère, qui reproduit la même conduite incestueuse que leur père avant lui. L’ignorance du lien qui unit ces deux femmes, tante et nièce, toutes deux profanées par le désir brutal de leur père, est compensée par la solidarité et la compassion féminines en œuvre dans la communauté.
L’exil est un des motifs récurrents de l’écriture de G. Pineau, car il est encore, bien des fois, un des passages obligés pour les Antillais. Il se fait souvent nécessité à plus d’un titre : économique, professionnel, mais également existentiel. Echo traumatique de la Traite, il est la scène primitive de cette communauté. Dans plusieurs de ses textes, la romancière souligne son importance dans l’itinéraire de certaines de ses héroïnes. Parce que le départ les confronte au reste du monde, il favorise une réflexion de ces femmes sur ce qu’elles sont. Elles découvrent alors l’universalité de leur problèmes.
On comprend dès lors, qu’en ce qui concerne G. Pineau, peu importe que son écriture soit féministe et/ou féminine, la question de la place des femmes (antillaises ou non) l’intéresse, en tant qu’elles sont, aujourd’hui encore, dans certains pays, les déshéritées des déshérités. Elles doivent encore et toujours se battre pour leur émancipation et pour conquérir leur droit d’exister pleinement. En donnant la parole à toutes ces femmes, il ne s’agit pas pour l’écrivaine de dénoncer la violence, le malheur, et la folie de sa communauté uniquement mais ceux du monde plus globalement. Le combat mené par ces "femmes- debout", malgré l’adversité, "poteau-mitan" de leur communauté, est alors profondément et universellement signifiant. Car si parfois elles ne tournent pas rond, elles ne tournent pas pour autant en rond. Poussées à la d(é)rive par leurs conditions de vie tumultueuses, elles finissent par prendre en main leur destin, une fois la violence dépassée et le chagrin apaisé. Pour tous ces personnages féminins, qui, au plus profond de la faiblesse, puisent leur force, le malheur n’est pas une fatalité sans issue. La grande Drive des Esprits, nous le rappelle bien : pour chacun le temps de "tourner" est immanquablement suivi du temps de "virer".
Par son écriture, dont le rythme tient tout à la fois du cri et de la plainte, de la lamentation et du chant d’espoir, l’écrivaine parvient à extraire, comme un minerai brut, la poésie de la réalité sordide de certaines vies de désespoir et de misère. La force de son écriture est contenue dans cette douceur alliée à la douleur et à la violence, dans l’espérance perçue au cœur même de la désespérance. "Il faudra bien rester par en bas et puis se relever, rebâtir, panser les plaies, regarder pour demain l’espérance. " dit une des femmes de L’espérance-macadam, alors qu’un cyclone vient de ravager son île. Les femmes de G.Pineau, forment certes une myriade porteuse de bruit et de fureur, mais dont la beauté nous bouleverse car elle est à même de traquer les rêves où qu’ils soient, fussent-ils en lambeaux et de les tisser en une toile de paix et d’espoir.

2 septembre 2003
T T+