Marcel Moreau, accidenté miraculeux de la littérature

Marcel Moreau est un auteur suffisamment singulier pour que nous reprenions un texte qui le dit (dans le Monde des Livres, ce 3 novembre), surtout s’il est signé André Velter. Lequel se souvient de sa première lecture de Quintes, en feuilleton dans les Temps Modernes, en 1963 !

Le texte est ici dans sa version intégrale, partiellement inédite.

F Bon


Marcel Moreau : L’écriture àbras-le-corps

par André Velter

© LE MONDE DES LIVRES, 03.11.05

En littérature ou ailleurs, les monstres, au début, font toujours un peu peur. Surtout, ils dérangent, ils encombrent, ils empêchent de laisser filer le temps, les rêves, les amours ou les lectures comme si de rien n’était. Avec eux, pas de repos àattendre, pas d’insouciance àespérer. Le plus étrange, c’est qu’ils restent sur le qui-vive tout en débordant de vie. On dirait qu’ils ont dans les veines un peu du chaos initial, une sorte de germe hérité du big bang qui les tiendrait en état d’expansion constante et les pousserait àproliférer sans cesse, àcréer àtout-va.

Dans la catégorie des possédés du verbe, Marcel Moreau occupe depuis plus de quarante ans la place de l’accidenté miraculeux. Etre né fils d’ouvrier, en 1933, dans la région minière du Borinage en Belgique, avoir quitté l’école à15 ans, après la mort du père, avoir exercé des emplois ingrats et ineptes sous la férule d’une mère abusive, tout cela semblait interdire non seulement un destin d’écrivain, mais jusqu’àl’idée même d’un tel avenir possible. S’il dévorait Zola, Dostoïevski ou Nietzsche, l’adolescent n’imaginait pas échapper un instant àcette condition, déjàimprévue, déjàenviable, de lecteur forcené. Il tentait bien d’arracher quelques mots, quelques phrases, quelques bribes langagières àl’interminable nuit qui cadenassait son existence, mais c’était une tentative de damné, un exercice au forceps, un enfantement qui pensait ne jamais voir le jour.

Pourtant, page après page, dans la douleur, il sortait littéralement de lui les orages, les fureurs, les désirs si longtemps brimés, bridés, blessés, pour les jeter dans un livre creuset, un livre volcan, un livre au comble de l’exaspération. Làil s’en prenait frontalement, comme s’il agressait une entité palpable et sensible aux coups, àcette "réali té qui joue aux arpenteurs autour de l’homme et lui dicte ses mesures". Avec la prodigalité d’un sans-le-sou ou l’inconscience d’un affamé qui donne sa main, sa rate et son coeur àmanger au premier venu, Moreau se livrait et amorçait une effraction pareille àune sujétion ardemment consentie. L’écriture se révélait soudain le refuge et le gouffre, l’échappée et le miroir, le sang et le ciel : la naissance où renaître sans fin.

Contre toute attente, Quintes, ce roman composé àla manière d’un sauve-qui-peut, suscita l’enthousiasme de Simone de Beauvoir, de Jean Paulhan et d’Alain Jouffroy. L’auteur en resta plus abasourdi que grisé, humblement persuadé qu’il s’agissait d’un "accident", àdéfaut d’une méprise. Cependant, pour être sans vanité, le monstre ne s’en trouvait pas moins àpied d’oeuvre désormais, avec une fringale énorme et une soif si inventive qu’elle naufrageait toutes les ivresses. A peine reconnu, et en quelque sorte estampillé "écrivain", Moreau allait aussitôt déborder du cadre, dériver furieusement de livre en livre comme s’il était àla fois le navire et l’océan.

Il confiait ainsi àAnaïs Nin : "Ce n’est pas assez que l’écriture soit un chant, encore faut-il qu’elle nous intoxique, qu’elle nous drogue, qu’elle provoque chez le lecteur ces somptueuses titubations sans lesquelles il n’est point d’extrême découverte. Mon but est d’inonder de vin le langage de France, d’écrire un livre qui se boive, qui se danse plus qu’il ne se lise." Et ce but, Moreau l’a si fastueusement poursuivi qu’il en a étourdi et submergé plus d’un. Autant de récits menés àbride abattue, autant de passions qui mettent le tumulte entre extase et torture, autant de corps en majesté et d’âmes en sueur, comment suivre les pages par milliers d’un galop si effréné dans la vie et les mots ?

La réédition chez Denoë l de quatre volumes publiés jadis par Marcel Moreau chez Buchet-Chastel et Christian Bourgois a immédiatement force de réponse. Quintes, L’Ivre Livre, Sacre de la femme, Discours contre les entraves, proposent un parcours que les titres, àeux seuls, suggèrent, et qui est une fête, une fièvre, un festin de rythmes et d’odeurs, de jubilations et d’effrois, d’insurrections et d’enchantements. Jean Dubuffet, dans l’une de ses lettres données en postface, énumère, avec la verve ferroviaire qui n’appartient qu’àlui, l’ensemble des sensations qui saisissent tout lecteur consentant : "J’ai reçu le livre en pleine poire, on a de la peine às’en remettre. Une transe frénétique. Tous les gonds sautés par le mouvement de l’hélice. Une chouette purge. Tout àfait salubre. Hautement tonique. C’est incroyable que vous puissiez mener pareil train sans reprendre haleine."

Mais l’élan, l’énergie, la course qui garde en partage l’abîme et l’infini, ne sont pas tout. Ce charroi de phrases, qui porte certes le chaos de l’existence léguée aux êtres et aux choses, invente aussi la parole qui libère, qui ouvre brèche sur brèche et traverse l’ordre meurtrier du monde comme l’ordre normalisé du langage. Moreau creuse encore et toujours la voie de l’évadé, la voie de celui qui veut échapper àce "passé de contre-lumière" qui s’apparente toujours et encore àl’horizon de suie du Borinage natal. De làce qui le rend irréductible, réfractaire àtoute mode, àtout embrigadement, àtout jeu littéraire. De là, sa singularité, sa route solitaire dans le paysage, et qui se moque d’être carrossable.

Aujourd’hui, avec trois rayons de bibliothèque derrière lui, il offre un roman qui n’en est pas un, une romance au jour le jour qui se vit et s’écrit, qui se traque, s’exalte, se célèbre et s’efface, qui parie sur l’impossible, qui avoue : "Nous nous sommes attirés par aimantation chancelante, maladresses magnétisées", et qui s’intitule, points de suspension compris : Nous amants au bonheur ne croyant... Récit d’un troubadour qui se voyait sur le retour et qui soudain retrouve et la Dame et le chant, et qui "se sent pousser des ailes, inconnues jusque-làdans le monde des ailes". Eblouissement, résurrection, hymne, sacralisation ravivée de la femme, sans que soient passés pourtant par pertes et profits les éclairs noirs et lucides qui peu àpeu ravagent.

C’est un brà»lant message qui place l’amour si haut qu’il le condamne àune foudroyante terre d’exil, où la question n’est pas d’être heureux coà»te que coà»te, mais de rester digne d’un pur et inaccessible mystère, de ce que Moreau nomme le "secret de déraison fertile".

Ainsi, la danse du monstre s’égare-t-elle pour mieux rejoindre sa quête, son obsession, sa délivrance : embrasser l’univers tout au fond de soi, s’octroyer les mots d’une création liée àl’inouï, prendre la lumière àbras-le-corps et ne pas renoncer aux effets, aux exigences, aux commotions d’une terrible joie.

© André Velter _ Le Monde

Les livres parus chez Denoë l :

réédition : QUINTES - L’IVRE LIVRE - SACRE DE LA FEMME - DISCOURS CONTRE LES ENTRAVES

nouveauté : NOUS, AMANTS AU BONHEUR NE CROYANT...

3 novembre 2005
T T+