Laisser les traces de ses pas dans la neige

Dans Neige, son dernier roman, Orhan Pamuk nous accompagne pendant trois jours dans une petite ville turque à la veille des élections municipales.


  Kerim Alakusoglu se fait appeler Ka, les initiales de son nom.
  Kar signifie « neige » en turc.
  Kars est une ville de l’est de la Turquie, proche de l’Arménie.

  Après douze années d’exil politique à Francfort, Ka revient à Istanbul pour la mort de sa mère. D’Istanbul il se rend à Kars, c’est alors que le roman commence. Ka est chargé par le journal Cumhuriyet d’enquêter sur le grand nombre de jeunes filles et femmes qui se sont récemment suicidées dans la région. Toutes portaient le foulard. Elles se sont suicidées parce qu’on les forçait non à le porter mais à l’enlever. Ka aimerait comprendre les raisons de leur révolte, connaître les circonstances de ces actes de désespoir.
  Il souhaite également revoir Ipek et Muhtar, d’anciens camarades d’université, qui viennent de divorcer.

  Trois jours et trois nuits de chutes de neige ininterrompues vont isoler Kars du reste de la Turquie (et du monde).

  Durant son séjour, Ka écrit dix-neuf poèmes qu’il organise selon la structure hexagonale d’un flocon de neige. Le poème central s’appelle « Moi, Ka », les dix-huit autres se répartissent autour de trois axes : Logique, Mémoire, Rêve. Ils racontent son séjour à Kars et son amour pour Ipek, leurs rencontres, des histoires d’étoiles, de mort, de paradis, de jeu d’échecs. Nous ne les lirons pas dans le roman.

Par la suite, dans les notes qu’il avait prises, plutôt que de rester sous l’emprise de la tristesse de vivre en dehors de l’histoire, Ka ferait une association entre ce poème [« L’humanité entière et les étoiles »] écrit dans une ville oubliée et les débuts de certains films hollywoodiens qui lui avaient tant plu et qu’il avait vus tant de fois durant son enfance. À la fin du générique, la caméra montre d’abord de très loin la Terre qui tourne lourdement, puis lentement s’en approche ; alors, se distingue un pays et ce pays, dans le film que Ka se passe en rêve depuis son enfance, c’est bien sûr la Turquie ; alors se distinguent le bleu de la mer de Marmara, la mer Noire et le Bosphore, puis, la caméra se rapprochant encore [...] on arrivait enfin à la pointe du stylo qui traçait les ultimes lettres sur le papier et on lisait : VOICI L’ADRESSE Où J’AI PARTICIPÉ À L’HISTOIRE MONDIALE DE LA POÉSIE, MOI, LE POÈTE KA : RUE SAIR-NIGAR, 16/8, NISANTASI, ISTANBUL, TURQUIE. Les lecteurs attentifs feront l’hypothèse que l’adresse, dont je crois qu’elle se trouvait aussi dans le poème, était elle-même située quelque part sur l’axe Logique en haut du flocon, prise dans le champ d’attraction du Rêve.

  Kars compte 44 chapitres qui portent deux titres chacun. Ainsi le chapitre 32 dont est extraite la citation précédente s’intitule : « Mais quand deux âmes m’habitent, je ne peux pas être moi-même » et « À propos de l’amour, du dérisoire et de la disparition de Lazuli ». Le premier titre est celui donné par Ka, le second par le narrateur.
  Le narrateur est Orhan Pamuk, écrivain dans le roman et dans la réalité puisque l’auteur de Kars.
  Quatre ans après le séjour à Kars, Ka ayant été abattu de trois balles dans une rue de Francfort, Orhan Bey (dans le roman) a décidé de partir à son tour à Kars afin de reconstituer le séjour de son ami.
  Le roman entrelace les deux séjours sans les confondre, créant des effets de perspective et d’étrange familiarité : nous entrons, avec le narrateur, dans des lieux que nous avons déjà fréquentés en compagnie de Ka, nous rencontrons des connaissances qui nous ont déjà été présentées.

  Le séjour de Ka (raconté par Orhan) a eu lieu à l’approche des élections municipales. Les candidats partisans de la charia et les nationalistes kurdes étant donnés vainqueurs contre les laïcs, à la faveur de l’isolement climatique les militaires ont « mis en scène » un coup d’État (local) avec l’aide de Sunay Bey, acteur de théâtre qui a eu son heure de gloire et souhaite la prolonger. Celui-ci a préparé, à l’intention du colonel et de ses troupes, la reprise de La Patrie ou le Voile, pièce destinée à plaire aux autorités laïques et aux fonctionnaires en place et déplaire aux jeunes étudiants prédicateurs.

Sunay dit alors : « C’est Hegel qui le premier a remarqué que l’histoire et le théâtre étaient faits de la même matière. Il a rappelé que, tout comme le théâtre, l’histoire distribuait les rôles. Et aussi que, comme au théâtre, ce sont les courageux qui montent sur la scène de l’histoire... »

  Le soir de la représentation, les soldats armés présents sur la scène seront de vrais soldats, pas des figurants, leurs cartouches ne tireront pas à blanc, les jeunes étudiants qui tomberont sous les balles ne se relèveront pas quand on baissera le rideau. Arrestations, disparitions, brutalités, rafles, filatures, bombes, couvre-feu, dénonciations se succèdent, suivis de pourparlers, tractations, déclarations communes plus ou moins hypocrites.

« La question est la suivante : moi, à présent, en tant que communiste, moderniste, laïc, démocrate et patriote, est-ce qu’il faut que je croie d’abord aux Lumières ou en la souveraineté du peuple ? Si je crois jusqu’au bout aux Lumières et en l’occidentalisation, il faut que je soutienne ce coup d’État militaire mené contre les religieux. Mais si je place la souveraineté du peuple avant toute chose et si je suis un démocrate sans concession, alors, dans ce cas, il faut que j’aille signer cette déclaration. Vous, vous penchez pour quoi ?
— Soyez du côté des opprimés et venez signer cette déclaration, dit Ka.
— Il ne suffit pas d’être opprimé, il faut aussi avoir raison. »

  Ka, sollicité en raison de son statut d’ancien opposant politique et d’intellectuel, a accepté de jouer les messagers, les intermédiaires. Mais les choix des uns et des autres se révèlent moins purs, moins péremptoires que les discours, souvent fondés sur des ambitions et des ressentiments tout personnels. Des alliances tactiques se nouent, des complots contre nature s’échafaudent, des trahisons jusque-là secrètes éclatent au grand jour. Ka, parti trop longtemps, ayant désappris les jeux du pouvoir politicien, se laisse intimider, manipuler. Il comprend de moins en moins. Bientôt il n’a plus le choix, lui paraît-il, qu’entre le fanatisme ou la fuite.

Peut-être que nous avons atteint le cœur de notre histoire. Dans quelle mesure est-il possible de comprendre la souffrance ou l’amour d’un autre ? Dans quelle mesure pouvons-nous comprendre ceux qui vivent des souffrances, des déchirements et des oppressions bien plus graves que les nôtres ? Et en admettant que, pleins de compassion, nous puissions vraiment nous mettre à la place de ceux qui sont différents de nous, les riches et les maîtres de ce monde ont-ils pu une seule fois, eux, comprendre les milliards de voyous à leur périphérie ? Et le romancier Orhan, dans quelle mesure peut-il saisir la vie obscure, dure et douloureuse de son ami poète ?

  Au bout de trois jours la neige cesse de tomber, Ka repart, seul.
  Les luttes politiques vont se poursuivre mais c’est maintenant Istanbul, les communications ayant été rétablies, qui décidera.

  Quatre ans plus tard, au terme d’un séjour à Kars qui ne lui aura rien appris sur Ka ni sur son assassinat, c’est au tour d’Orhan de repartir.

... je me tournai vers Fazil et lui demandai ce qu’il voudrait dire au lecteur si jamais j’écrivais un jour un roman se déroulant à Kars.
« Rien du tout » répondit-il décidé.
Voyant que cela me faisait de la peine il se montra plus délicat : « J’ai bien quelque chose en tête, mais ça ne va pas vous plaire... Si vous me mettez dans un roman qui se passe à Kars, je souhaiterais dire au lecteur de ne rien croire de ce que vous écrivez à mon ou à notre sujet. Personne ne peut nous comprendre de loin.
— Personne ne croira à un tel roman, d’ailleurs.
— Si, ils y croiront, dit-il emporté. Pour se considérer eux-mêmes comme intelligents, supérieurs et humains, ils vont désirer nous croire ridicules et aimables, et de ce point de vue sur notre situation, dans cet état d’esprit, ils pourraient éprouver de l’amour pour nous. Mais si vous transcrivez mes paroles, un soupçon va demeurer en eux. »

  L’expérience de Ka et le récit d’Orhan Bey donnent à saisir en direct, dans un récit aussi passionnant qu’un roman d’espionnage, les enjeux et les contradictions qui traversent la société turque contemporaine, aussi bien toute société aujourd’hui. Si l’individu semble déchiré par les mêmes apories entre proche et lointain géographiques, héritage historique et horizons présents, renoncement et révolte, pragmatisme et utopie, celles-ci (les apories), en passant du pluriel au singulier, se transforment dans leurs modalités : la solitude d’un individu n’est pas l’isolement d’un groupe, parler d’une seule voix n’est pas parler en son nom propre.
  La difficulté, si ce n’est l’impossibilité, à faire, sinon coïncider, au moins correspondre, même provisoirement, ce qu’est l’échelle d’une existence individuelle, ses doutes, sa fragilité, ses rêves, son imagination, avec ce qu’est l’échelle d’une société, c’est ce qu’expose, avec lucidité et pessimisme ce grand roman.


Traduit du turc par Jean-François Pérouse (Gallimard), Neige a obtenu le prix Médicis du roman étranger en 2005. Mon nom est rouge (Gallimard, 2001) a reçu le prix du Meilleur Livre étranger en France, ainsi que l’Independent Foreign Fiction Award er le prix Impac.

Le gouvernement turc, qui se félicite, comme tous les gouvernements, de la reconnaissance accordée à ses écrivains et ses artistes, aimerait consacrer Orhan Pamuk « son » grand écrivain national. Mais la situation rappelle celle de Gao Xingjian dont le prix Nobel de littérature 2000 avait irrité le gouvernement chinois que la liberté de parole de l’écrivain exaspérait. De même irrite la liberté de parole d’Orhan Pamuk. Pour avoir évoqué, lors d’un entretien dans Das Magazin (supplément hebdomadaire du journal suisse Tages-Anzeiger) le 6 février 2005, l’oppression subie par les Arméniens et les Kurdes, la justice de son pays l’a accusé de dénigrement de l’identité nationale turque et il encourt de six mois à trois ans de prison. (Le procès a été reporté au 7 février 2006.)

Orhan Pamuk a reçu le prix Nobel de littérature en 2006.

Dominique Dussidour

31 décembre 2005
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