Dominique Grandmont à (re)découvrir

Dominique Grandmont est l’un des poètes actuels les plus importants, dont l’œuvre et le parcours semblent à plus d’un (j’en suis) nécessaires. Il est également traducteur ( du tchèque : Vladimir Holan, Jaroslav Seifert ; du grec : Yannis Ritsos, Constantin Cavafis entre autres) et critique ( Le Visage des mots, chez Dumerchez, reprend ses chroniques L’Humanité). Il est né en 1941 à Montauban. Premiers poèmes publiés par Aragon en 1964. Prix Max-Jacob en 1983 et Tristan-Tzara en 1994. Parmi ses titres récents : Histoires impossibles (1994) et L’Air est cette foule (1996) sont chez Dumerchez. Aux éditions Apogée, est paru en 2000 L’envers d’écrire dont une réédition augmentée de poèmes va prochainement être publiée. Il faut enfin signaler la parution d’un numéro de la revue Autre Sud (parc d’activités de la Plaine de Jouques, 200, avenue de Coulins, 13420 Gémenos. Le numéro : 15 € ) consacré à Dominique Grandmont avec Philippe Leuckx, Christophe Marchand-Kiss, Jérôme Mauche, Patrick Trochou, André Ughetto et moi-même. Le poème critique qui est ici proposé est extrait de ce numéro.

François Rannou

à l’insu

ne faudrait pas s’arrêter. course, traversée, il n’y aura aucune description assise. tableaux impossibles car pour prendre la mesure du flux il n’est pas de mesure
« et celui qui forme les lettres n’est pas plus grand qu’alors les passants sur les digues ».

qu’il soit chant aux longs vers vite et précis « comme si rien ne devait rester en deçà de la parole »
blocs de prose ramenant au plus nu les lignes rythmiques plus réelles que leur obscurité
lettres, adresses à quelques-uns pour personne
formes brèves où l’affirmation n’est pas une sagesse à 4 sous mais toujours le départ de sa propre vie
le poème refuse l’immobile version du sujet arrêté.

s’inclure dans le cours insaisissable vidant de l’intérieur nos mots mêmes nos vies comme un nageur pas ballotté non d’un bord à l’autre sans bord
« temps traversé/de temps »

tête hors du courant --- gestes qui brisent restaurent la surface l’air plus loin redéployé le point d’horizon recule comme un point d’orgue
 : reste sans voix donc parle --- et c’est un déménagement perpétuel de soi les yeux dessillant dessillés

intégré au tempo qui porte pousse impose sa respiration si « sa mémoire est celle des autres » c’est parce que ce qui semble abandon exil de soi lui permet seulement de tenir jusqu’au bord jusqu’au fond --- n’avoir rien à perdre car la perte tient corps donne accès à une transparence : les portes s’ouvrent l’une après l’autre à un dégagement de soi vécu comme un étourdissement de la pensée et du désir enchevêtrés
pas d’hédonisme pour autant mais le partage d’un écart ensemble --- nécessaire car « l’air est cette foule » il fonde le poème comme don
avec tous les risques de malentendu de brouillage d’oubli d’incompréhension d’où les récits les histoires les rencontres les traductions notre histoire impossible la petite la grande
un don au mouvement si singulier : l’identité du poème vient de son itinerrance (pour reprendre le titre du livre remarquable de Patrick Beurard-Valdoye) dont il tire sa valeur --- sans réponse autre que l’itération d’un « monologue à plusieurs voix » multipliant les dimensions de l’espace

— - « j’écris pour sortir de ma parole, et je n’en finis pas d’en finir »

puisqu’ « écrire s’adresse à quelqu’un en qui l’on ne croit pas, mais qui nous parle avec des mots qui cherchent nos lettres, qui prennent notre voix », le poème ne peut se satisfaire d’une figuration rassurante et figée du courant qui emporte.

car le poème cherche le vrai --- mais quel ?
« Ne tenant pour vrai
que ce qui se brise »
oui, comme le dit le titre de la première partie de l’envers d’écrire, « nom brisé », il faut casser le nom, en rompre l’unité, l’identité --- porter la contestation à l’intérieur du langage où vérité non-vérité sont la même face recto verso du « corps impossible » des mots, du réel.

« Jusqu’à perdre ce nom
que tu n’as jamais eu
ou seulement les preuves
sans savoir ce qu ‘elles prouvent »

l’insu est là --- obstacle à toucher mur derrière lequel il n’y a rien que ce que sa matière compacte laisse sous les doigts. prendre acte que cet infranchissable est le seul point d’appui --- pas d’au-delà pas de stratégie poétique de l’envolée pas de magie littéraire nimbée de vague métaphysique sans en être
il n’y a rien avant rien de plus énonce le vieux poème breton (Les Eléments) que l’aïeule Cosquer murmure en songe au poète fait de mots --- ceux-là forment le mur d’où naître

ne pas croire qu’en fracassant cette limite l’inatteignable se révélera non. plutôt le considérer en miroir comme si de sa surface revenait au regard l’autre visage l’ombre inverse des mots. alors « les façades se retournent comme des gants » et l’on franchit
« à l’envers une porte
pour ouvrir toutes les chambres »

mur sans lamentations d’où nos paroles reviennent comme étrangères à elles-mêmes néanmoins les mêmes seules
plus justes de l’insu qui les revivifie après qu’elles eurent ricoché sur la peau nue de la lumière --- de la pensée

le poète découvre ce qu’il sait en avant de lui : « la poésie n’est que l’envers des mots qui la composent »
comme « traduire un poème, c’est explorer la face cachée de toutes les langues ».

*

« Les mots ont une autre peau
à l’intérieur
comme les amandes
ou la patience »
Yannis Ritsos (traduit par Dominique Grandmont)

*

saisir cet autre côté n’offre bien sûr aucune garantie aucun garde-fou --- tout à découvrir comme lors d’un premier jour incessant. aucune vérité à quoi se raccrocher, toujours entre deux points d’ancrage relatif
où chaque événement de la vie du poète n’est pas prétexte mais se découvre au fur et à mesure qu’il l’écrit
(me revient ce souvenir, mais en est-ce un et finalement n’est-ce pas une erreur, du monde intermédiaire qu’évoque le narrateur du Virgile d’Hermann Broch)

évidemment une telle position n’est tenable que si le poète refuse de considérer sa parole comme un lieu de pouvoir de savoir (che fece...il gran rifiuto)
être d’une intelligence et d’une culture si précises si inattendues cela ne mérite pas qu’on en tire un profit --- c’est un don une dépense qui fait vivre plus intensément c’est le désir net battant ouvert qui claque contre le dehors

le poète sent qu’il faut laisser l’initiative aux mots--- les prendre à contre-pied
leur part d’oubli actif, surtout ! leur « ombre sonore » leur œil affilé qui lit dans la voix : « il n’y a pas d’œil hors des mots », ils « voient ce qu’ils te cachent ». mots-contact mots-surface de Moebius qui sont le visage du poète l’identité mate de toute parole juste --- notre vie n’a qu’à bien se tenir
quand il insiste enfonce le clou affirmant l’ « étrangeté de (s)a langue maternelle »

et ce qu’il nous prouve c’est que cette exigence de vérité qui contient le leurre de toute vérité on ne la trouve que dans la poésie qui s’attache moins au contenu (images-fiction) qu’à la racine aveugle des mots qui voient. le poème en est la preuve qui ne prouve rien hormis
s’il se fait apophtegme, parfois adage, c’est pour briser toute forme de certitude de manière péremptoire
pour faire sentir le fading d’une sagesse sans filets parce
qu ‘ « écrire précède la pensée »

et nous précipite en un point du temps où son envers le recompose inatteignable avec
« cette audace des mouches dont parlait Homère » (Holan).

*

TROIS QUESTIONS

Et qu’est-ce que le chant ? Cela aussi : entendre tomber
les gouttes de sang de l’oreille droite de Pilate,
tranchée par le premier rayon de lune.

Et qu’est-ce que le chant ? Cela aussi : entendre tomber
les gouttes de sang de l’oreille gauche de Pilate,
tranchée par le premier rayon du soleil.

Alors il demanda : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Vladimir Holan, traduit par Dominique Grandmont

*

je sors de la gare du nord. près du Terminus, sur le trottoir en face, un attroupement. ça parle fort. un cercle, dense. voix rapides, musculeuses, vivacité des répliques, des accents. que des hommes. des turcs... l’un s’écarte le bras droit lancé derrière sa tête le cercle distendu. je le vois : D.G au centre blouson de cuir noir ouvert sur une chemise bleue plus il parle plus il écoute. sont autant turcs qu’il est grec. derrière les mensonges qui n’en sont pas il y a des souvenirs du Bosphore des mots qu’ils ont dits pour la première fois à Nichori ou ailleurs dans les tavernes pendant que leur mère aujourd’hui là-bas prie la vierge aux Arbousiers...

les citations de Dominique Grandmont sont extraites des livres suivants :

Histoires impossibles, Dumerchez, 1994
L’Air est cette foule, Dumerchez, 1996
L’envers d’écrire, Apogée, 2000

Il faut lire aussi :
Ici-bas, Temps actuels, 1983
Soleil de pluie, Dumerchez, 1995

Itinerrance, de Patrick Beurard-Valdoye, éditions Obsidiane, 2005
Les Eléments, chant populaire breton traduit par François Rannou,Wigwam (chez Jacques Josse, 14, Boulevard Oscar Leroux, 35200 Rennes)
La Mort de Virgile d’Hermann Broch a été rééditée chez Gallimard dans la collection L’imaginaire.
Che fece...il gran rifiuto est un poème de Constantin Cavafis (in En attendant les barbares, préace, traduction et notes de Dominique Grandmont, Poésie/Gallimard, 2003)

François Rannou est poète. Il a publié sculpte la mort (Calligrammes, 1992), l’intervalle (la lettre volée, 1999), le monde tandis que (la lettre volée, 2004). Il collabore à la revue l’étrangère (éds. La lettre volée).

9 décembre 2006
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