Nous ne sommes pas séparés. Entretien avec Henry Bauchau

Après quelques jours de pluie, la matinée se lève, ensoleillée. La banlieue ouest est calme, quelques personnes circulent autour de l’ancienne église de Louveciennes, sortant de l’épicerie, allant à la boulangerie.
La rue est en pente. La maison, moitié datcha, moitié chalet de montagne, cache un beau jardin, un arbre majestueux qui à toutes les saisons doit être une splendeur. C’est lui qu’on voit depuis le bureau où travaille Henry Bauchau et où il me reçoit avec son regard limpide et bleu comme le temps, pour parler du dernier volume de son Journal 1960-1965,
La Grande Muraille, paru chez Actes Sud en 2005.

Yun Sun Limet : Avant de parler du dernier volume paru, j’aimerais vous demander depuis quand vous tenez un Journal.

Henry Bauchau : J’en ai tenu un avant la guerre de 1940, exactement pendant la période de la Drôle de guerre [des extraits de ce Journal ont été publiés anonymement dans le journal bruxellois La Cité chrétienne sous le titre « Journal d’un mobilisé » jusqu’au printemps 1940]. J’étais à l’armée, on avait un peu de temps... Après ça, j’ai été repris par l’activité, j’ai un peu délaissé ça, puis j’ai repris en 1952-1953.

YSL : Et quel rapport entretient la tenue de ce Journal avec votre écriture en général ?

HB : A vrai dire, dans mes premiers Journaux, le rapport était très lointain. Le Journal était pour moi plutôt un journal intime que je ne m’attendais pas du tout à publier. Le hasard a fait que je me suis peu à peu plus tourné vers ce que j’écrivais en même temps, notamment dans ce journal de La Déchirure qui est un tournant.

YSL : Et quel regard portez-vous sur ce Journal tenu il y a plus de quarante ans ?

HB : Je suis très surpris. A différents égards. D’abord, je me rends compte de la très profonde crise que l’écriture provoque dans ma vie par ses exigences, étonné de ces crises de dépression, parce que je pensais que je n’y arriverais jamais.

YSL : Et est-ce qu’il n’y a pas avec ce type de Journal, qui contient à la fois des notations sur la vie quotidienne, mais aussi des ébauches de poèmes, des idées de titres d’œuvres, des comptes rendus de lectures, une sorte de nouveau genre littéraire, qui serait le laboratoire des œuvres, de votre œuvre ?

HB : Oui, je constate maintenant que cela l’a été. Au fur et à mesure que j’avançais, dans une difficulté plus grande, parce qu’à ce moment-là, je me suis tourné vers le roman, et c’est ce que La Grande Muraille raconte, alors que je pensais que j’étais plutôt destiné à écrire des pièces de théâtre. Mais j’habitais à ce moment-là la Suisse, c’était trop loin, c’était impossible de faire face à cela.

YSL : C’est cet éloignement géographique de Paris, qui vous a empêché d’être actif sur le plan du théâtre qui vous a peut-être obligé à revenir à une écriture plus romanesque ou poétique ?

HB : Je considérais en fait beaucoup plus l’écriture comme liée à la poésie. Et je n’ai pas renoncé à ce lien à la poésie. Mais d’une certaine façon, je me suis plongé plus profondément dans la prose, dans ma première pièce de théâtre Gengis Khan [créée par Ariane Mnouchkine aux arènes de Lutèce en 1960, jouée en Avignon en 2004], l’inspiration est en grande partie poétique.

YSL : Votre œuvre à cet égard s’est développée dans la multiplicité des formes : théâtre, roman, essai, poésie. Comment se décide le choix de telle forme plutôt qu’une autre ?

HB : Je pense que c’est dans une grande attention à ce qui est suscité. Je ne peux pas dire que j’ai décidé par exemple d’écrire ma première pièce de théâtre Gengis Khan, en 1954-1955. Tout à coup, j’ai vu une scène, et j’ai été obligé de l’écrire, et ayant vu cela, j’ai continué. J’ai eu le même phénomène pour un de mes romans, Œdipe sur la route. J’ai commencé dans mon Journal croyant que c’était des notes qui peut-être allaient me servir un jour puis à un moment donné je me suis dit : mais j’ai commencé un roman...

YSL : Vous avez donc commencé Œdipe sur la route, dans l’écriture de votre Journal ? Qui deviendra donc le volume Jour après jour.

HB : Oui, tout à fait. Et là, il est certain que le Journal me rend de grands services [ Jour après jour, 1992, me souviens l’avoir lu d’une traite lors d’un voyage en avion et lui avoir écrit d’Australie mon enthousiasme, carte postale qui l’avait surpris... , Le Journal d’Antigone, 1999, Passage de la Bonne-Graine, 2002, son adresse dans le XIe arrondissement, le portail en fer, le premier code puis la cour oblongue ponctuée de géraniums et le heurtoir de cuivre en forme de main sur la porte, tous ses patients qui doivent avoir ce trajet dans leur mémoire, La Grande Muraille].

YSL : Le titre que vous avez donné à ce Journal-ci, La Grande muraille, est une locution très présente dans votre œuvre mais qui en même temps revêt beaucoup de sens différents. Dans le roman La Déchirure, elle signifie plutôt la famille, le rapport à la famille, alors que dans le Journal, on voit bien que cette grande muraille, c’est l’écriture, d’une certaine façon, qu’il faut prendre d’assaut. Et c’est pareil d’ailleurs pour La Chine intérieure, un des titres pressentis pour le roman, et qui est devenu un recueil de poèmes.

HB : Voyez-vous, la grande muraille, c’est aussi, pour ceux qui l’ont vue, venant de l’autre partie de l’Asie, c’est un serpentement infini. Et je pense que La Déchirure a été cela, je n’avais aucune expérience du roman et je me suis perdu vraiment et c’est un ami, un critique et un poète, Jean Amrouche, qui m’a remis d’une certaine façon sur la voie. Je me laissais aller à écrire des souvenirs d’enfance. Ce n’était pas du tout ce que je voulais faire, je me perdais. C’est lui qui, ayant lu le récit qu’il m’avait conseillé de faire de la mort de ma mère, m’a dit : tout est là. Tout est inscrit là-dedans. Et ça a été dur, parce qu’il fallait tout recommencer. Et j’ai tout recommencé. Aussi, c’est un livre qui m’a pris cinq ans.

YSL : Vous venez de parler de Jean Amrouche [voir sur cette amitié Chiara Elefante, « Henry Bauchau et Jean El-Mouhoub Amrouche : histoire d’une amitié poétique », in Halen P., Michel R. et Michel M., Henry Bauchau, une poétique de l’espérance, Peter Lang, 2004], très présent dans le Journal et qui a été un ami très important depuis les années 1950, jusqu’à son décès en 1962. Que diriez-vous à propos de ces années-là, du contexte politique et intellectuel de ces années-là ?

HB : J’étais un peu irrité de mon impuissance. Je ne pensais pas encore que le rôle d’un écrivain est d’écrire. Que de jouer un rôle politique n’est pas tout à fait le sien. Surtout dans le roman. Ça, j’ai commencé peu à peu à le comprendre avec La Déchirure, le romancier doit se retirer de son roman pour laisser la première place à ses lecteurs et à ses personnages.

YSL : Vous lisiez Sartre à cette époque-là comme on l’apprend dans le Journal. Est-ce que vous pensez comme lui que l’écrivain a pour mission de changer le monde ?

HB : Je ne dis pas non, mais... Mais pas comme le concevait Sartre. Je ne crois pas à l’écriture engagée. Je pense que si nous remontons dans le passé lointain, aux Grecs et aux Latins, ils ont exercé une influence dont nous sommes toujours les témoins. Quand on pense aussi à l’influence de la Bible. L’écriture a certainement quelque chose qui peut agir puissamment sur le monde. Finalement, les évangiles sont des écrits, commentés infiniment à travers les siècles. C’est une influence, mais qui n’est pas directe.

YSL : Mais quelle serait la nature de cette influence-là ?

HB : Je crois que la beauté est d’une extrême importance.

YSL : Sachant aussi que la beauté varie aussi avec le temps... La question serait alors qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est intemporelle ?...

HB : Je ne pense pas qu’une œuvre est intemporelle. Nous ne savons pas comment s’exprimaient les hommes du temps des cavernes, par la peinture, par des récits qui sont perdus. Il me paraît difficile de dire ce qui fait l’essentiel d’un livre comme la Bible, le Tao Te King ou les grands écrits de l’hindouisme. C’est plutôt tourné vers le spirituel. Je pense que la préoccupation spirituelle qui pouvait encore s’exprimer directement, mettons chez Bernanos, maintenant doit s’exprimer d’une façon plus cachée. Pour ma part, je pense que c’est le fait de mon attention à la vie courante et en même temps la préoccupation spirituelle qui fait la qualité de mon œuvre, si jamais elle en a.

YSL : Il est vrai que ce qui, personnellement, m’enchante à la lecture de vos Journaux, c’est cette présence du monde sensible. Le « Je ne suis pas vraie dit l’aube. Je suis là » que vous notez à un moment, traduit bien cette importance. Importance qu’on sent peut-être moins dans vos cycles romanesques, parce que, pour Œdipe et Antigone, par exemple, vous êtes dans la réécriture du mythe, avec une distance de discours que cela suppose. Alors que dans le Journal, il y a cette liberté de notation de la nature, du monde. Dans La Grande Muraille, on peut lire une série de descriptions de la montagne, puisque vous êtes à cette époque-là en Suisse, qui sont très belles, des variations sur ces paysages en fonction de l’heure ou de la saison.

HB : Oui, c’est plus quotidien. Et cela se retrouve aussi dans certains de mes poèmes. Surtout dans les derniers. L’an dernier j’ai consacré trois mois à n’écrire que trois poèmes sur le jardin que vous avez en face de vous. Et j’étais à l’écoute. Je cherchais simplement par quel moyen verbal transmettre un peu de ce que je pouvais percevoir dans le silence. Je crois que, puisque tout à l’heure vous parliez de l’action d’un livre, c’est une chose très importante du livre et de la peinture, aujourd’hui, c’est de nous faire sentir qu’il n’y pas que les villes. Qu’il n’y a pas que cet amas de voitures et de magasins que sont devenues nos villes. Elles n’ont pas toujours été comme ça...

YSL : Et pourquoi ne pas en rester au silence ? Pourquoi l’envie de dire ?

HB : C’est une question très difficile... On voit que l’enfant, c’est la première chose qu’il aspire à faire, c’est de pouvoir parler, que même au début, il y a une enflure chez les enfants, ils veulent occuper toute la place. Parce que nous sommes des êtres essentiellement de communication. Si on reste seul, on peut découvrir beaucoup choses, mais quelque chose d’essentiel ne se passe pas, il n’y a pas d’échange. Or il me semble que ce que la nature nous révèle, c’est qu’il y a un échange perpétuel, tout ne cesse de bouger par ces échanges.

Long silence.

L’art correspond aussi à une blessure. On a été blessé quelque part, et par l’art on arrive à exprimer à retrouver ce qui était perdu, une partie, pas plus je pense. Presque tous les artistes sont passés par des épreuves diverses. L’art est un moyen de traverser ces épreuves et de les transmuer dans quelque chose d’autre. Disons que la plupart des gens n’ont pas ce besoin. Quant on dit « l’art pour tous », on dit à la fois une grande vérité et une sottise. La vérité est que les moyens de l’art sont ouverts à chacun, et que chacun peut trouver un moyen de s’exprimer, mais croire que tout le monde peut s’exprimer d’une manière valable pour les autres, c’est une erreur. J’étais frappé par une pensée de Simon Leys : la démocratie et l’égalité sont les idéaux de la politique, cela s’applique à la vie sociale, mais pourquoi pas à l’art. L’art suppose de tels efforts que beaucoup ne sont pas disposés à s’y engager, ou n’en ont pas besoin. Mais, par contre, cela fait du bien à tout le monde, cela fait du bien aux enfants de modeler, de s’exprimer d’une façon quelconque. Ce qui ne signifie pas que c’est quelque chose de valable à un autre niveau.

YSL : Et l’expérience de Lionel, votre patient psychotique, qui est devenu artiste peintre et qui est au centre de L’Enfant bleu ?

HB : Mais quel long travail ! quelle lutte ! pour lui, quelle patience et quel travail pour moi ! Si on appliquait à ça le langage du monde moderne, on devrait dire : mais ce n’est pas rentable ! Ce n’est pas rentable de consacrer tant de temps à une seule personne. Mais si une seule personne est une valeur qu’on ne peut pas mesurer, oui, cela vaut la peine. C’est la société qui ne peut pas le faire. Pour moi et pour Lionel, cela a été une chance que la société nous a mis en situation de pouvoir le faire. Mais avec combien d’allers et de retours, combien de régressions. Cela représente un travail de quinze ans tout de même...

YSL : Cela rejoint la question du temps qu’il faut, de la durée dans l’art, de façon individuelle et collective aussi. Ce qui frappe dans votre Journal, c’est le doute intense, le doute sur l’écriture et la blessure du manque de reconnaissance par « l’institution ». Quel regard portez-vous sur cette période d’incertitude, de désir d’une reconnaissance qui ne vient pas ?

HB : Je crois que ce besoin de reconnaissance est très profond chez tout le monde. Et que, dans l’art, ceux qui prospectent dans une nouvelle direction souffrent très fort. Regardez Van Gogh, c’est finalement cela qui l’a mené au suicide. S’il avait été un peu plus compris, s’il avait pu vendre un peu, même modestement, peut-être que cela ne se serait pas terminé aussi tragiquement.

YSL : Mais est-ce que cette solitude n’était pas également nécessaire pour que Van Gogh trace ce sillon neuf ? Est-ce que l’écrivain aussi n’a pas besoin de cette non reconnaissance pour ne pas céder aux sirènes d’une littérature consensuelle ?

HB : C’est possible. Je pense que la non reconnaissance m’a été utile. Elle m’a beaucoup fait souffrir mais elle m’a poussé dans des voies nouvelles.

YSL : Qu’écrivez-vous pour le moment ?

HB : Je viens de terminer un recueil de poèmes qui paraîtra en mai. Et maintenant je vais me remettre à l’écriture d’un livret d’opéra sur Antigone mais qui ne reprend pas le thème de l’Antigone de mon livre. On m’a demandé de faire une confrontation entre Antigone, dans sa caverne, et l’actrice qui la joue en ce moment. Elle se considère comme sa fille, mais avec une expérience historique tout à fait autre. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, je n’ai écrit que la première partie, la seconde n’est encore que dans mon esprit. C’est une œuvre plutôt poétique, je ne l’écris pas en vers réguliers, mais je l’écris tout de même en vers.

YSL : Quel est le titre du recueil de poèmes à paraître ?

HB : Nous ne sommes pas séparés. Je veux dire que nous ne sommes pas séparés de la vie globale, du monde.

YSL : Ce qui fait un bel écho avec La Déchirure et son « on peut vivre dans la déchirure, on peu très bien »...

HB : Oui, mais je continue à penser que la déchirure existe, qu’on peut vivre avec elle et qu’elle ne peut jamais tout à fait s’effacer.

21 septembre 2012
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