Virginia Woolf, Esquisses et digressions de la vie d’un écrivain

  Instants de vie (Moments of being) de Virginia Woolf, traduit par Colette-Marie Huet en 1986, préfacé par Viviane Forrester, depuis longtemps épuisé, vient d’être réédité chez Stock, dans la collection La Cosmopolite. Il rassemble trois textes autobiographiques, parmi les plus beaux qu’elle ait écrits.

  Dans « Réminiscences », s’adressant à son neveu Julian qui vient de naître, elle raconte la vie de Vanessa, sa mère à lui, sa sœur à elle. Elle évoque la mort de leur mère, à Vanessa et elle, Julia Stephen, la mort de Stella, la fille de Julia née d’un premier mariage. On est en 1907, Virginia Woolf a vingt-cinq ans,

  « Une esquisse du passé » est écrit trente-deux ans plus tard, elle a cinquante-sept ans, elle se suicidera dans deux ans. C’est le texte le plus long et le plus intéressant : l’adjectif « autobiographique » y désigne ce qui concerne sa vie, c’est-à-dire sa vie d’écrivain, plus rien n’étant laissé hors du champ de la littérature.
  Virginia Woolf, en notant ses « instants de vie », met au jour, dans ce qu’elle appelle des « digressions », sa façon de saisir et de retenir les impressions que lui font les êtres, les lieux et les choses qu’elle côtoie. Elle explique comment se constitue sa réserve d’images, de sensations, de phrases à partir de quoi elle écrit.
  Elle commence ce texte le dimanche 16 avril 1939, afin de se délasser de la biographie de Roger Fry qu’elle a entreprise, par l’évocation de « fleurs rouges et violettes sur un fond noir », l’imprimé de la robe de sa mère sur les genoux de qui elle est assise.
  La dernière date notée est le 15 novembre 1940.

  Les trois « digressions » qui suivent composent son art d’écrire.
  Le 19 avril, première digression : décrire aussi le « non-être ».

Chaque jour contient beaucoup plus de non-être que d’être. Par exemple, il se trouve que hier, mardi 18 avril, a été une bonne journée ; au-dessus de la moyenne en « être ». Il faisait beau ; j’ai pris plaisir à écrire ces premières pages ; j’avais l’esprit débarrassé de la tension d’écrire sur Roger ; je suis allée me promener sur Mount Misery et au bord de la rivière et, sauf que la mer s’était retirée, le paysage, que j’observe toujours très attentivement, était coloré et voilé comme je l’aime. [...] Une grande part de la journée n’est pas vécue consciemment. On marche, on mange, on voit des choses, on s’occupe de ce qu’il y a à faire ; l’aspirateur est en panne ; commander le dîner ; noter les ordres pour Mabel ; lessive ; faire le dîner ; reliure. Lorsque c’est une mauvaise journée, la proportion de cette ouate, de ce non-être est beaucoup plus forte.

  Le 2 mai, deuxième digression : comment le décrire ?

J’écris la date, parce que je crois avoir trouvé une forme acceptable pour ces notes. C’est-à-dire, y introduire le présent - du moins suffisamment de présent pour s’en servir comme d’une plate-forme où je me tiendrai. [Les italiques sont de moi.]

  Le 11 octobre 1940, troisième digression : les deux étapes au cours desquelles s’élabore un texte.
  Première étape : Fusion-observation.
  Virginia Woolf raconte sa passion pour la pêche quand elle était enfant. Un jour, son père, qui réprouve cette activité, lui annonce que désormais il ne l’accompagnera plus. Dès lors, dit-elle, elle cessa non seulement d’aller à la pêche mais également d’en avoir envie.

Mais à partir du souvenir de ma propre passion, je parviens encore à concevoir la passion pour ce genre de sport. C’est une de ces graines sans prix - puisqu’on ne peut tout expérimenter pleinement - grâce auxquelles il est possible de donner naissance à quelque chose qui représente l’expérience des autres. Souvent il faut se contenter de graines, de germes de ce qui aurait pu être si notre vie avait été différente. Je classe donc la pêche avec d’autres courts aperçus, ceux que j’ai par exemple quand je jette un coup d’œil rapide dans les logements en contrebas lors de mes promenades dans les rues de Londres.

  Deuxième étape : Organisation.

...monter des scènes est ma manière naturelle de témoigner du passé. Il y a toujours une scène qui refait surface ; tout arrangée, significative. Cela me confirme [...] le sentiment que nous sommes des vaisseaux scellés, flottant dans ce qu’il est commode d’appeler la réalité ; et qu’à certains moments sans aucune raison, sans le moindre effort, la matière qui les scelle cède ; la réalité c’est-à-dire une scène fait irruption à l’intérieur ; - car pourquoi ces scènes survivraient-elles intactes à tant d’années qui les minent, sinon parce qu’elles sont faites de quelque chose de durable. C’est une preuve de leur « réalité ». Serait-ce cette disposition aux « scènes » qui est à l’origine de mon impulsion d’écrire ?

  Les trois textes qui constituent « Contributions au Memoir Club » étaient destinés à être lus à haute voix au Memoir Club fondé en mars 1920 et qui représentait un regroupement du Vieux Bloomsbury dispersé durant la guerre.


  Des écrivains ont parlé de Virginia Woolf sur remue.net :
  Reza Baraheni commence son texte Une femme par une citation d’Instants de vie : « Etre capable de recevoir des chocs est, je suppose, ce qui fait de moi un écrivain. Je propose cette explication : le choc se propage immédiatement dans le désir d’en rendre compte... Il signale la présence, derrière les apparences, de quelque chose de réel ; et je rends cette chose réelle en mettant des mots dessus... »

  Cécile Wajsbrot, dans un entretien, rappelle que Virginia Woolf envisageait le roman comme une suspension of disbelief, une mise en suspens de la méfiance, du doute, et que sa « singularité est de permettre à l’invraisemblable de devenir vraisemblable, d’occuper l’espace resté libre, le terrain vague des zones intermédiaires ou des zones frontières, des entre-deux, des no man’s land ».


Visiter les sites (en anglais) de l’université de l’Alabama et de la Société Virginia Woolf.

13 mars 2006
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