Cécile Wajsbrot | Nous sommes un pays perdu

Cet extrait d’une intervention prononcée à la foire du livre de Leipzig en mars 2006, dans le cadre d’une réflexion sur l’Europe, organisée par le Literarisches Colloquium Berlin a été repris dans les Rebonds de Libération le 18 avril 2006.


Je suis allée à l’école laïque et obligatoire et, à l’école, j’ai appris une bien belle histoire. Une histoire de fondation, d’éclat et d’universalité, une succession d’heures glorieuses, et même s’il y avait des heures plus sombres et plus tragiques, des périodes de bouleversements ­ les révolutions et les guerres ­ dans l’ensemble, tout allait dans le bon sens, vers la lumière. Alors, comment ne pas se sentir fière d’appartenir à cette grande nation ? Et puis, les deux dernières guerres, nous les avions gagnées, voilà qui compensait la défaite de 1871 et, d’ailleurs, la perte de l’Alsace-Lorraine avait quelque chose d’héroïque, et cette devise, « N’en parlons jamais, pensons-y toujours », quelque chose d’émouvant. En outre, nous étions gouvernés par le général de Gaulle, dont la Résistance rejaillissait sur l’ensemble du pays.

Dans ma famille, pourtant, on racontait une tout autre histoire, moins glorieuse et moins belle, une histoire où il fallait fuir, se cacher, une histoire qui démentait un peu la devise qu’on pouvait lire au fronton des écoles et des mairies, jusque sur les façades des prisons ­ Liberté, Egalité, Fraternité ­ qui démentait un peu l’idée que tous les Français étaient semblables, qu’on ne faisait aucune distinction, l’idée d’une République une et indivisible. Car, par exemple, c’était la police française qui était venue chercher ma grand-mère et ma mère, âgée de dix ans, une nuit, pour les emmener ; c’étaient des autobus parisiens et des chauffeurs parisiens qui conduisaient ceux qui n’eurent pas la chance d’échapper comme elles au Vél d’Hiv, pour attendre l’internement, et c’était la police française, déjà, qui avait convoqué mon grand-père en mai 1941 pour l’interner dans un camp du Loiret d’où il devait partir vers Auschwitz et ne pas revenir. Mais à cela, l’histoire officielle avait une réponse, il y avait une période malheureuse, incertaine, où la France n’était pas la France, où la vraie France était à Londres tandis que la fausse était à Vichy, ce n’était pas évident à comprendre, mais avec un peu d’efforts, on y arrivait ­ surtout après avoir appris un mot bien utile dans la langue française : euphémisme.

Peu à peu, m’apparut l’étendue du désastre. Ce n’était pas seulement ma famille, qui avait cru aux valeurs de la France et s’y était réfugiée dans les années 30, quittant la Pologne pour quitter la misère et l’absence d’horizon ; ce n’était pas seulement ma famille qui avait été trompée ni les plus de 70 000 juifs déportés de France, c’était tout un pays qui s’était reconstruit sur de fausses bases, sur un mensonge généralisé, catapulté au rang de vainqueur et de grande puissance, alors qu’il avait perdu la guerre, et plus que la guerre militaire, la guerre morale.

Vous m’avez demandé de parler aujourd’hui parce que vous venez de vous apercevoir à votre tour que vous aviez été trompés. Les synagogues ou les cimetières profanés, les garçons plaqués au sol ou contre un mur dans les contrôles d’identité, les charters d’expulsés, les émeutes dans les banlieues, l’état d’urgence, les garçons poursuivis par la police qui préfèrent se réfugier dans un poste électrique et mourir, paniqués... Vous commencez enfin à voir le vrai visage et vous refusez d’y croire, un peu comme ces voisins qui découvrent un jour la maison d’à côté silencieuse, et entrent, et trouvent avec horreur une famille assassinée ­ le père qui a tué ses enfants puis sa femme avant de retourner l’arme contre lui ­ et qui disent : je ne comprends pas, c’était une famille sans histoire.

Oui, nous étions des voisins aimables au mode de vie sympathique, avec de bons vins, de bons fromages, et une équipe de football championne du monde dont le métissage était un symbole d’intégration réussie, disions-nous, tandis que vous nous croyiez sur parole. Et nos discours sur les droits de l’homme, vous les écoutiez, nos leçons au monde entier, vous les considériez avec une certaine indulgence comme on sourit des défauts de quelqu’un qu’on aime bien et, au fond, vous pensiez que nous savions un peu de quoi nous parlions. Et devant la nudité des faits, le chaos des agitations, voilà que le vertige du vide vous saisit ­ comme à la fin du Portrait de Dorian Gray.

Le temps du beau portrait, le temps de l’euphémisme est terminé et, tandis que dans nos rues défilent les mécontentements, l’expression, non d’une insatisfaction, mais d’une crise profonde, ce que nous avions réussi à cacher si longtemps apparaît en pleine lumière.

Vous connaissez ces dessins animés où un personnage, arrivé au bord d’une falaise, continue comme s’il avait toujours le sol sous ses pas ­ tout à coup, il s’aperçoit qu’il est dans le vide et il tombe. La France a continué de courir dans le vide comme si elle avait le sol sous ses pas ­ après 1945, elle a continué de vivre comme si de rien n’était, comme si la guerre n’avait pas eu lieu, ni Vichy, la collaboration, la déportation et l’extermination. 1945 n’est pas une coupure dans l’histoire de France, pas plus que 1939, et malgré l’épuration, malgré quelques soubresauts, dans l’ensemble, la continuité a été la plus forte. Certaines lois ont été conservées et sont toujours en vigueur aujourd’hui, certaines institutions créées par Vichy ­ la carte d’identité, la fête des mères, la police nationale ­ existent toujours. Oui, après 1945, la France est restée telle quelle, et lorsque vous venez visiter Paris ou le Mont-Saint-Michel, c’est cela qui vous attire inconsciemment, vous venez contempler un morceau de passé, un passé qui ne vous est plus accessible parce que chez vous, dans d’autres pays d’Europe, ce sont les traces des ruptures qui sont plus visibles et plus profondes que celles de la continuité. Et comme vous aussi, d’une certaine façon, vous aimeriez vous reposer, de temps en temps, de cette guerre et de ses horreurs, de la cassure, de l’Histoire, vous nous aidez à maintenir l’illusion. Vous lisez Astérix ­ mais Astérix ne résiste pas seulement aux Romains, il résiste surtout au temps, à l’Histoire, et s’il est devenu notre héros, ce n’est malheureusement pas un hasard. Vous croyez au monde fabuleux d’Amélie Poulain, mais son monde n’existe que dans les films faciles et, malgré notre désir le plus profond, le temps passe.

Car, après 1945, il y eut Dien Bien Phu, la défaite en Indochine, il y eut les Algériens jetés dans la Seine, et Charonne, à peine la guerre était-elle finie que la France voulut compenser la honte qu’elle éprouvait obscurément sans l’exprimer par des actes glorieux outre-mer. Mais pas de chance, ce fut une autre série de massacres et de désastres, et l’indépendance des colonies fut souvent arrachée dans le sang, à cause de ce refus de regarder les choses en face.

Aujourd’hui, nous abordons une époque nouvelle, une époque incertaine, avec des vues anciennes et périmées. Mais les façades se lézardent, et l’illusion vole en éclats. Nous commençons enfin à découvrir la vérité. Nous sommes un pays vaincu par les dernières guerres de l’Histoire, nous sommes un pays perdu. Nous avons cru que, comme Orphée, il ne fallait pas se retourner alors que c’était le contraire, qu’il fallait expurger le passé pour pouvoir se tourner vers l’avenir. Aujourd’hui, chacun rentre chez soi et se replie sur sa famille, individuelle ou collective, maintenant, c’est mémoire contre mémoire, génocide arménien contre holocauste, esclavage contre décolonisation, tout explose, tout se mélange, on veut diriger le récit de l’Histoire, on ne sait plus où donner de la mémoire et les excuses pleuvent, les demandes de pardon et les reconnaissances, mais tard, bien tard, cinquante ans, trois cents ans après Ñ on ne sait même plus quelles dates retenir dans l’Histoire, quels événements commémorer. A force de rester immobiles au milieu du fleuve, de nous arc-bouter, nous finissons par être emportés par le courant et dans ce tourbillon, nous avons peur et ayant peur, nous crions non, de toutes nos forces. Non, nous ne voulons pas bouger, nous voulons que tout soit comme avant.

La seule chance, le seul espoir, c’est que la réalité nous a rejoints, c’est qu’enfin nous sommes obligés d’avouer que le roi est nu. Oui, nous sommes un pays perdu qui ne sait plus grand-chose, oui, nous avons besoin de nous reconstruire. Ce que nous n’avons pas fait, il faut le faire maintenant, accepter toute l’histoire, la gloire comme la honte et surtout, la banalité, bannir notre exception et notre vanité de grande puissance déchue, nous forger une autre identité, un puzzle où chaque pièce s’emboîtera au lieu de s’opposer pour former une image. Alors seulement nous n’aurons plus peur, et nous aurons la force que donne la vérité ­ sans euphémisme.

19 avril 2006
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