Comprendre quelque chose

Parfois j’ai l’impression que je vais comprendre quelque chose. En ce moment j’ai cette impression. Elle dure depuis plusieurs jours. Je ne sais pas ce que je vais comprendre. Peut-être quelque chose d’important, qui a trait à l’existence, à la vie et la mort (récemment, quelqu’un que j’aimais est mort), à écrire et penser, si c’est écrire, j’espère que ce sera : la phrase n’est pas forcément la bonne unité à partir de quoi travailler, en tout cas, si elle l’a été, elle ne l’est plus maintenant, ce serait bien que ce soit ce que je vais comprendre. Mais c’est peut-être quelque chose qui n’est pas important, par exemple comment persister dans le temps sans s’occuper de lui, le temps, ou comment se placer directement, du premier coup, sur la ligne entre penser et écrire, « entre » ne signalant pas une séparation mais un contact, ou encore comment ne pas cesser de respirer en écrivant, ce sont des choses sans importance mais quand on doit s’y astreindre à longueur de journée elles se révèlent fatigantes, ce serait bien de ne plus être fatiguée.

Il me faut d’abord quelques jours pour comprendre que je vais comprendre quelque chose. Je reste en arrière. Je suis soustraite. Je disparais. Je n’approche plus rien ni personne. (Ce que j’ai à faire, dire, je le fais, dis - question d’habitude.) Je vais essayer d’être plus exacte. En réalité, ce n’est pas « quelque chose », un objet, un complément, que je vais comprendre, ce n’est pas un contenu ou une vérité (quand même elle serait une erreur, sa métaphore, cela m’importe peu, et de toute façon ce n’est pas cela), ou une difficulté que je ne comprenais pas et que je vais comprendre, comprendrai, un raisonnement logique, un savoir qu’on m’aurait transmis ou que j’aurais saisi au vol et dont je n’aurais su que faire jusqu’ici, ou une construction de l’intelligence, ou alors quelque chose au sujet des emplacements et des déplacements dans le monde, encore moins, inutile d’y songer. Et ce n’est pas non plus une hypothèse que j’aurais posée (pour moi), envisagée par intuition, et qui trouverait à se vérifier, se valider. C’est plutôt, ce que je vais comprendre, peut-être, quelque chose qui a trait à un mouvement de penser, une émotion de penser, comme si penser avait une tête et que cette tête se penchait, s’inclinait, penser aurait également un cou, des épaules, se penchait du cou vers une épaule infiniment lointaine, pour encourager, accompagner le mouvement, et non pas se raidirait, ou s’efforcerait de se conserver, ou se relèverait trop vivement, comme si penser s’inclinait pour faciliter l’acte de comprendre dont il n’y aurait pas à avoir peur, rien à craindre, qui serait bienveillant, bienfaisant peut-être.

J’attends.
Non plus.
Je n’attends pas.
(C’est trop volontaire.)
De la matière s’absente de moi, j’ai pris cet évidement pour une attente.

Ce mouvement d’accompagner penser est « comme » de l’attente (de quelque chose, que je vais comprendre, je l’ai dit). Une inclinaison (on ne tombe pas droit, par là) est à trouver et à tenir, volontaire pas plus d’ailleurs qu’involontaire. Qui ne doit rien au hasard. Ne doit rien au laisser-aller. Ne doit rien à la passivité. Ne doit rien à la disparition soudaine du sens de ce qui entoure, nous la connaissons, cette disparition, même si nous ne savons pas bien faire avec, nous le faisons, avec, vaille que vaille.

Comprendre quelque chose ne concerne pas quelque chose, je crois que je l’ai dit. Je n’ai pas dit ceci : comprendre ne se pose pas sur quelque chose, ne s’empare pas de quelque chose, bien sûr, ne vise pas à le contenir (ce serait trop volontaire, on nous empoisonne penser avec volontaire et involontaire), à l’intégrer. Ni l’appliquer. Comprendre et quelque chose sont deux inclinaisons de penser. Elles vont peut-être se croiser, se lier. Comprendre s’est déplié. (Un paon est trop vif.) Ne pensait pas penser (quelque chose). N’envisageait pas de s’exercer. La matière absente de moi, comprendre s’en est modelé.

Il faut très peu bouger, à peine.
S’espacer, se raréfier.
Disjoindre délicatement les agencements.
(On ne saurait plus se montrer brusque, il est vrai.)
Les disjoindre (sans les briser) en les effleurant d’un geste continu d’effacer qui n’effacera pas. Atténuera. Laissera place.

Qu’on n’imagine pas qu’à un moment on « aura compris » quelque chose, se retrouvera après, quelque chose ayant été compris. Que c’est un passage vers (quelque chose), qu’on ne l’imagine pas. Quelquefois quelque chose se tient, se comprend. Qui ressortit d’une modalité de penser. D’une valeur (picturale) (ou musicale) de penser. Comprendre est le corps de penser, peut-être.

Là-bas rien ne presse, rien ne souhaite de moi. Il y a seulement des choses à voir. Une rose rouge dans un vase en verre. Comprendre quelque chose, quelques mots ayant été dits là-dessus. Retenir ou ne pas retenir son souffle, ça je ne sais pas, on verra.


Petits récits d’écrire et de penser précédents :
« Il existe un écart... »
Formuler sa grammaire.

 

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Les Petits récits d’écrire et de penser ont été relus en juin 2011 pour les éditions publie.net où ils figurent au catalogue sous le même titre.

3 juin 2006
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