28 - Chronique londonienne

image(s) : église Ste. Marie, à Battersea, au sud de Londres, où William Blake épousa Catherine Boucher, le 18 août 1782 / contrat de mariage, Catherine signe d’un "X"


une moitié derrière, l’autre à venir, le séjour est juste sur le pli et je tente de me glisser sous la surface des heures, pour trouver un peu d’ombre dans la diante d’enfer de l’été londonien.

Je file dans les musées pour y trouver du frais, mais cette mobilité est récente car je me suis arrangé pour me casser la gueule en Suisse, le matin du départ : une glissade de derrière les fagots dans la salle de bains (presque aussi acrobatique que cette autre, faite adolescent sur un autre carrelage alors que je chantais « Le fond de l’air est frais », et qui m’avait valu un coude cassé) qui s’est soldée par une fissure du genou gauche et une luxation du droit. Mais on ne stoppe pas les grands aventuriers ! J’ai donc avalé un cachet (un vert et jaune, de la sorte qui travaillent comme régiment de matraques), et départ en direction de l’aéroport de Genève.

Vol sans encombre, vaguement euphorique, durant lequel je me suis assoupi, rêvant d’ananas. Mais douche froide à l’arrivée. On me propose un fauteuil à chenillettes autotractées pour descendre la passerelle (l’élévateur serait bloqué par un charter en partance pour Lourdes), engin hybride entre le char d’assaut et la sauterelle dont j’ai déjà expérimenté le fonctionnement rustique, et criminel pour le dos. A chaque marche la chose s’élève, bondit puis s’effondre, au mépris de ses pistons hydrauliques dont la présence est purement d’esbroufe. Les chocs sont si violents que la mâchoire cogne et que la nuque se ratatine sous les épaules. J’avais eu la certitude que les vertèbres partaient en sable. Bref, pas question de renouveler l’exercice, il a fallu palabrer pour descendre finalement sur le derrière, en lançant les jambes devant, comme j’ai fait durant toute mon enfance, à défaut de faire du vélo. J’ai pas compté les marches, mais il y en avait suffisamment pour transformer un type en torsade suante.

Il a donc fallu une bonne dizaine de jours pour être à nouveau d’attaque. J’en ai profité pour lire les livres emportés « au cas où », le Kawabata chez Bouquins et un gros Derrida. Je relis aussi mon manuscrit, taille et laisse bourgeonner. Hier, au retour du film « The Filth and the Fury » sur les Sex Pistols, alors que je remontais le trottoir gauche de Victoria Street en fauteuil roulant, l’esprit vide, le corps inexistant, le titre a changé d’un coup. « Demeure la mort » est devenu « Demeure le corps ». Je crois désormais que le reste de « regardez par ici comment je vous mijote un texte tsoin-tsoin sur la mort » a disparu. De toutes les façons, c’est bien de ce corps de lettres qu’il s’agit, et de rien d’autre, de ce vieux sac, de ce matelas de fleurs sales, qu’on écrase du talon pour lui donner forme humaine.

J’habite au rez-de-chaussée de la Wigram House, une chambre joyeuse, malgré les barreaux de la haute fenêtre qui donne sur un boyau de brique rouge. La semaine dernière, j’ai eu chaque jour, alentour de midi, la visite d’un rat. Œil d’obsidienne, moustaches d’aiguilles. Immobile, frémissant. Je lui ai récité du Baudelaire, « La servante au grand cœur », dont Yves Bonnefoy dit si bien comment s’y répondent la compassion et le malheur. Au quatrième jour, alors que j’en terminais avec le poème, l’animal s’est mis à couiner, puis s’est sauvé. Pas revu depuis. Il a dû se dire que je rabâche.

Ma première sortie, peu après l’épisode du rat, a été pour la Modern Tate dans laquelle il fait un froid de glacière. Visite rituelle à « L’Été » de Cy Twombly, puis exposition Kandinsky. Grande émotion de voir ce travail, après la période d’interruption, basculer soudain dans le vrai, vers 1919-21.

Le lendemain soir, 13 juillet, concert à la cathédrale Saint Paul. Au programme : « Wind Horse » de Toru Takemitsu, puis « Hidden City » de Judith Bingham (création) et enfin le Requiem de Fauré. Le Requiem toujours si magnifique, « ma berceuse de mort » comme disait Fauré. Magnifique malgré le baryton qui empilait des caisses comme à l’opéra, et la surprise pour l’oreille, durant les premières minutes, de ce son « mouillé » des instruments anciens. Je passe sous silence « Hidden City », hommage pathétique aux victimes des bombes atomiques lancées sur le Japon, un vrai désastre tant la musique était illustrative : on sort les bruits de tôle pour signifier les explosions, puis les zéphyrs pour singer l’espoir, enfin les harpes pour assurer les lendemains qui chantent, le tout comme ficelé à la criée par un vendeur de quatre-saisons. La compositrice, présente pour la première, est repartie en trottinant, toute seule dans l’ombre dont elle n’aurait pas dû sortir. La grande découverte a été « Wind Horse » de Takemitsu, dont les voix rapides, douze voix mixtes, toujours sur le fil, mais parvenant à enchanter, c’est-à-dire à rendre vrai, le danger de la chute, ont fini par recoller mes jambes au reste de mon corps.

Je suis retourné à St Paul, voir de plus près la masure. Deux épisodes : à peine suis-je entré qu’un shérif, écharpe rouge et méchant sourire, m’alpague et me prie d’ôter mon chapeau. Un classique… Mais depuis Malte où je me suis fait jeter dehors par les gardiens du temple, malgré ma panoplie de grand blessé à roulettes et mes grognements se voulant farouches, j’ai mis au point une nouvelle technique. Je rétorque donc au cerbère : « There is no disrespect intended, sir, (affable) I wear this hat for medical reasons (accablé, mais courageux) ». L’effet est immediat. Une main se pose sur mon épaule, les yeux se font chaleureux/charitables, l’homme se présente, s’enquiert de ma santé et, petit à petit, voudrait savoir ma vie entière. Un gros quart d’heure plus tard, on se quitte copains comme cochons et le regard humide.

C’est alors que ma fourberie est récompensée : je me tiens légèrement en retrait d’un haut monument de pierre noire, deux battants clos, en ogive, flanqués de deux anges en pied, l’un portant l’épée, l’autre une trompette. Sur la droite arrive un groupe d’enfants silencieux, serrés les uns contre les autres, précédés d’un adulte. Des enfants aveugles, et leur guide qui leur explique qu’ils se trouvent devant les portes du Jugement dernier. Les enfants s’approchent et leurs mains se mettent à voleter sur la pierre noire, sur les ailes des anges, l’épée, la trompette, ils se baissent pour toucher les pieds, les jambes. Les enfants se regardent, un immense sourire étire leurs visages, ils brillent, puis il se mettent tous à rire, en touchant les portes de la mort.

Une rampe mécanique dessert l’immense crypte sous la cathédrale. J’y ai vu les coffres de Nelson (dont le mannequin en cire m’a également paru sourire) et de Wellington, taillés pour la pompe, blocs hiératiques de marbre, de granit et de fer doré à la feuille, monstres de sanglots et d’éclairs, mais étrangement légers à cet instant, comme dépouillés du fatras militaire et des bitumes sacerdotaux, simples présences dans l’air.

Cette journée à St Paul a ensuite été recouverte à grands coups de peinture verte, les longues heures passées à St James Park, essayant vaguement de lire et de dormir sur une chaise longue, au milieu du ballet compliqué des canards et des oies, à l’abri du soleil sous les arbres qui crissent comme le feu lorsqu’on ferme les yeux. Parfois c’est un bruit de foule qui défait l’assoupissement. Un pélican remonte le chemin du lac, les ailes écartées, gauche et superbe, suivi par cinquante touristes hilares.

Le feu d’été n’en finit pas de mordre, il a pris sous la peau, lors de la visite de l’exposition « Rebels and Martyrs » à la National Gallery. Ce n’est pas tant que j’aime les « présentations thématiques » de tableaux (pour le coup il s’agissait de l’image de l’artiste au 19e, allant de la franfreluche en habit de Grand Homme au bohème à pipe et gourdin de Courbet), c’est même tout le contraire, mais dans l’une des salles se trouvait à gauche en entrant la Pieta de van Gogh d’après Delacroix et à droite un autoportrait (« Der Dichter II ») de Schiele en cape noire, dépoitraillé, la tête cassée sur l’épaule, derrière ses longs doigts cryptiques.

Un air glacé passait d’un mur à l’autre, presque l’impression d’un murmure et, comme à chaque fois lors d’un choc esthétique, la course des nausées, puis l’euphorie, puis la tristesse boueuse. Mais bien sûr que ce n’était pas ça, pas un pet d’air froid, pas de magie, ni de machins qui dilatent l’humeur ; mais quand même ça, l’impression brutale d’être arraché vers le haut, soulevé du sol avec le fauteuil et le sac à dos, secoué comme un chiffon ; et aussi, gainé par le sentiment de monter, celui de peser toujours plus lourd.

Finalement, peut-être bien que quelque chose s’échappe par le fond du tableau de Vincent, ricoche contre la cloison, traverse en sifflant et va cogner la poitrine d’Egon, en face.

Qu’est-ce-qui nous fait reconnaître le bleu-vert de van
Gogh, le noir de Malevitch, les croix de Tàpies, comme terres possibles ?

Et cette question pour demeure...

Que préférons-nous à la vie ?

17 août 2006
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