« L’hiver vous appartient, le printemps sera nôtre… »

« L’hiver vous appartient, le printemps sera nôtre » (Zima wasza, wiosna nasza), slogan qui commença à fleurir sur les murs de Pologne au début de l’année 1982. (Note du traducteur Olivier Gautreau.)


Quoi qu’il arrive se déroule en Pologne, d’août 1980 à août 1982, période qui connaît la signature des accords de Gdansk et l’état de guerre instauré par Jaruzelski en décembre 1981. Il raconte l’histoire de quelques jeunes gens qui ont eu vingt ans dans la Pologne des années 80, des garçons ordinaires à peine sortis de l’appartement familial (que celui-ci soit situé dans les beaux quartiers ou dans une cité ouvrière), des lycéens à la personnalité encore incertaine que la situation politique de leur pays va précipiter, malgré eux, dans l’âge adulte, celui-ci devenant pour certains destin.

Il commence à la fin de l’été 1980. Les jeunes personnages font alors du camping sauvage sur les bords de la Vistule, à quelques kilomètres de Varsovie, et ils boivent de la bière. Quatre lycéens en vacances, Karol, Piotr, Aristo et Grand Nain, préoccupés surtout par les filles de leur classe qui les ignorent, leurs professeurs qui ne les comprennent pas. Et quand ils sont assez saouls, ils vont reprocher à deux mineurs de Silésie, assis à la table voisine du restaurant, de ne pas être en grève, ce qui leur vaut une belle rossée.
Ino, leur camarade, les rejoint le lendemain pour leur apprendre que les accords de Gdansk [1] viennent d’être signés.

— Je n’y croirai pas tant que je ne le verrai pas, déclara Grand Nain. De toute façon, c’est complètement impossible, putain !
— Autrement dit, on reprend les cours demain. (Karol baissa la tête.) Les enfoirés… Je pensais qu’ils ne signeraient pas… Ca veut dire que c’est notre dernier jour de vacances.
— Il paraît qu’il y aura une retransmission en direct des chantiers navals. Vous imaginez ça ! En direct ! À la radio et à la télévision. (Ino commença à arpenter nerveusement la clairière. Il s’immobilisa soudain.) Je suis venu vous chercher pour vous ramener en ville. Ramassez vos affaires, nous arriverons peut-être à temps pour voir ça.

Ils retournent donc dans la capitale. Le lendemain, au lycée, les cours reprennent. Ils sont déçus, amers, révoltés car ils voient peu de différence dans la vie de tous les jours entre avant et après la signature de ces accords : même insouciance apparente de leurs camarades, mêmes brutalités de la hiérarchie professorale, mêmes vaines paroles de leurs parents. Pour la fête de la révolution d’Octobre, Aristo et Karol tentent d’accrocher à l’entrée du lycée une banderole sur laquelle ils ont écrit : MENSONGE UNIVERSEL. Ino, qui milite dans un mouvement lycéen, propose d’organiser une grève.

Un an et demi plus tard, le 13 décembre 1981, c’est un dimanche, et il fait froid. Ce jour-là le téléphone est soudain coupé, la radio brouillée. À la télévision, le discours du général Jaruzelski qui vient de décréter l’état d’urgence passe en boucle. Les Russes qui, depuis des mois, font pression sur le gouvernement polonais afin qu’il mette fin à la tentative d’autonomisation de la classe ouvrière ont-ils envahi le pays ? Il faut sortir, partir à la recherche d’informations, se rassembler. Quand les premiers blindés commencent à faire vibrer les pavés des rues de Varsovie et les vitres des immeubles, les garçons ont compris : ce sont des chars polonais, du moins. C’est aussi ce jour-là que Ino coupe ses cheveux longs et que le père de Pïotr est tabassé par la milice. En tout cas le lycée est fermé. La résistance civile s’organise.

Ils marchaient le long de Swietokrzyska. Grand Nain menait la petite troupe. Son sac lui masquait le dos et le canon emmailloté du mauser dépassait au-dessus de sa tête. Ses pas sur le trottoir étaient légers et précis, comme ceux d’un éclaireur indien. Tous ses sens étaient accaparés par l’observation du terrain. Il ne pensait qu’à une chose : repérer les patrouilles d’aussi loin que possible et ne pas se laisser surprendre.
Lavabo avançait derrière lui en conservant une distance prudente. Il respirait profondément, agitait les doigts dans la poche de sa veste et cherchait à se détendre afin d’adopter une démarche la plus naturelle possible. Il jetait des regards fréquents autour de lui, s’arrêtait, tapait du pied sur le trottoir pour faire tomber la neige collée sous ses semelles. Il croisait sans cesse des gens avec des sacs à dos. La presse clandestine avait appelé les gens à porter un sac à dos lorsqu’ils sortaient dans la rue pour faciliter le travail des colporteurs et compliquer les contrôles de la milice.
Deux filles avec de grands sacs à dos à armature passèrent à côté de Lavabo.
« Si vous saviez ce que j’ai dans le dos », pensa-t-il, fier de soi. « Allez-y, continuez à vous balader avec vos sacs… votre aide nous est vraiment très précieuse. »

Quoi qu’il arrive, portrait de ceux qui ont eu vingt ans dans la Pologne des années 80, raconte, selon une narration chronologique menée avec assurance, l’héritage et les circonstances historiques qui ont marqué cette génération à l’âge où s’esquissent les premiers signes distinctifs : Ino veut être peintre. Karol et Aristo militent dans des mouvements de contestation. Piotr joue de la guitare dans un orchestre punk. Mais tous sont amoureux ou rêvent de l’être. Tous sont révoltés par l’attentisme et la tiédeur des adultes. Tous boivent beaucoup. Leur appartenance à des milieux différents ne brouille ni leur amitié ni leur solidarité.

À l’époque où les jeunes gens de Quoi qu’il arrive ont vingt ans (ils sont donc nés dans les années 60), paraît Les Exclus, roman d’Elfriede Jelinek. Le thème en est identique : l’histoire de quatre jeunes gens - mais à Vienne, en 1959 - appartenant à la génération qui doit se construire et s’affirmer ensemble contre ceux qui, par leur attitude durant la Seconde Guerre mondiale, ensuite par leur silence, l’ont conduite, dans ce roman, non à la révolte mais à un nihilisme meurtrier qui détruit les plus désespérés, les plus fragiles.

À l’époque où les jeunes gens de Les Exclus ont vingt ans (ils sont donc nés dans les années 40), paraît Après-guerre, roman de Gert Ledig [2]. Le thème en est une nouvelle fois identique : l’histoire de cinq jeunes gens qui, en 1946, dans Munich occupée par les troupes américaines, découvrent que ce sont les injustices de la paix qui vont succéder sans plus attendre aux injustices de la guerre.

À remonter de vingt ans en vingt ans, d’une génération l’autre, on arriverait à celle qui monte en scène dans Les Perses d’Eschyle. Mais qui forme le chœur des romans contemporains, ce chœur compatissant qui accompagnait, chantait et déplorait le tragique de toute nouvelle génération sacrifiée aux desseins de la guerre et du pouvoir par ceux-là mêmes qui l’ont mise au monde ?

Deux des jeunes personnages de Quoi qu’il arrive ne connaîtront pas la fin de l’état de guerre en juillet 1983.
Ino sera tué par la milice. À sa mémoire, ses camarades fabriqueront un livre reproduisant ses dessins selon la même technique sérigraphique que pour l’impression de leurs tracts. Aristo, qui craignait tant l’entrée dans la vie d’adulte, se suicidera. Les autres devront continuer sans eux. C’est l’un d’eux, probablement, qui a écrit ce beau roman.


Quoi qu’il arrive, premier roman de Dawid Bienkowski, né à Varsovie en 1963, a paru en Pologne en 2001. Traduit du polonais par Olivier Gautreau, il est publié par les Éditions Laurence Teper.


De la mort d’un jeune garçon polonais un an après la fin de ce roman et des poèmes que cette mort a « inspirés », de l’inspiration (janvier 2007).

NE PARLEZ PAS PRÈS DE MOI…

ne parlez pas près de moi
de mai
d’enfants
de baccalauréat
d’héroïsme
d’avenir

ne parlez pas près de moi
de la graine qui a dû mourir
pour donner son fruit

la branche de lilas
dans laquelle je me cache
le visage
le sait mieux :
nos nids à nous
ne sont pas de ce monde

Ce poème a été écrit en 1983-1984 par Barbara Sadowska (1940-1986). Il appartient au recueil Il est doux d’être enfant de Dieu, paru à Varsovie en 1984.
À qui serait tenté d’écrire, plus tard, que ce recueil a été « inspiré » par la mort de son fils Grégoire Przemyk, dix-neuf ans, après son arrestation et son passage à tabac, le 12 mai 1983, dans un commissariat de la rue Zytnia, Barbara Sadowska a répondu, par anticipation, dans un autre poème de ce recueil :

de Paris Bayo demande – tu écris ?
c’est la douleur qui écrit
c’est le mal qui écrit
tu écris ? non c’est l’histoire qui écrit
tu écris ?

une Lettre à Dieu

Car qui que ce soit aimerait mieux n’avoir jamais eu à écrire ces poèmes. Le mot « inspiration » est un terme commode et communément employé, accepté, mais il y a plutôt, semble-t-il, quelqu’un, ici une mère, Barbara Sadowska mère de Grégoire Przemyk, qui raconte la mort de son fils, et il y a ce moment où la violence historique ou sociale s’abat sur un jeune corps et où quelqu’un, ici un écrivain, passe la main à la douleur.

Il est doux d’être enfant de Dieu, traduit du polonais par Lucienne Rey et Jérôme Rufin, a paru en 1987 aux éditions Plein Chant d’Edmond Thomas, en édition bilingue, dans la collection L’enjambée animée par Laurent Grisel et Alain Malherbe. Les poèmes sont suivis d’un témoignage de Lucienne Rey, « Barbara Sadowska telle que je l’ai connue » et d’une bibliographie complète de ses œuvres en polonais et en français.


On signale le dossier que la librairie Ombres Blanches consacre à la littérature polonaise.

Dominique Dussidour

7 septembre 2006
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[1Les accords de Gdansk furent signés le 31 août 1980 par le gouvernement et par trente-deux comités de grève, représentés par Lech Walesa. Le 22 septembre de la même année, les comités de grève deviendront des syndicats indépendants, reconnus par le pouvoir, et se rassembleront sous la bannière fédéraliste de Solidarnosc, premier syndicat autonome à voir le jour dans un pays communiste. (NdT.)

[2Fabienne Swiatly a rendu compte de Sous les bombes, autre roman de Gert Ledig, également traduit de l’allemand par Cécile Wajsbrot aux éditions Zulma.