Le piège du langage

Il suffit de faire basculer une lettre, parfois, et le vent s’engouffre : « Tel qu’en lui-même l’éternité le chante », ainsi commence le Journal de Trêve de Frédéric Berthet, qui paraît trois ans après sa mort [1]. Façon de laisser le change à Mallarmé puisque « au royaume des apparences, les phénomènes font loi » ? C’est en tout cas la toute première phrase d’un work in progress impressionnant, plus de six cents pages : Journal de Trêve rassemble une série de carnets de travail tenus de 1979 (il avait 23 ans) à 1983, trois ans avant que paraisse son premier livre, non pas Trêve, le roman longtemps projeté, mais Simple journée d’été, un ensemble de nouvelles tissées serrées les unes aux autres, articulé autour d’un inoubliable Traité d’illégitime défense [2]. Ce sont ces nouvelles que l’on voit peu à peu sortir d’une énorme masse de notes, que l’on voit s’élaborer au fil des années, au rythme des phrases et des passages repris, retravaillés encore jusqu’à l’épure, dans une esthétique de l’ellipse clairement assumée. Ces carnets, qui n’ont rien d’un journal (l’une des rares notes en relevant serait celle-ci : « Le 27 février 1980, j’apprends que RB est en réanimation »), témoignent concrètement, matériellement, d’un long combat dans et contre la langue ou plutôt son usage : un combat « tout contre » la langue, de la première à la dernière ligne - comme pour lui faire cracher le morceau, à la langue, à la fin, le morceau, c’est-à-dire un roman, enfin, un roman qui justifierait l’existence fortuite de son jeune auteur en lui permettant d’accéder à la représentation de lui-même parmi les autres.
Évidemment, la question se pose. Est-ce parce que Patrick Besson ne cesse de louer Berthet depuis sa mort, est-ce parce que Charles Dantzig en a, dit-on, tissé l’éloge dans son éprouvant Dictionnaire égoïste de la littérature française et que Philippe Sollers, l’éditeur, termine le communiqué de presse annonçant la parution du Journal de Trêve par ces mots : « plus franchement encore : c’est génial », qu’il faut se taire ? Le livre paraît ces jours-ci. Il y aura des commentaires, nettement plus abondants que ceux que reçurent, de son vivant, les quatre minces ouvrages arrachés à l’impuissance ou à la mission impossible d’écrire un roman romanesque après avoir traversé l’ère du soupçon. Il y aura des éloges, beaucoup. Il y aura d’énormes malentendus, et de fâcheuses récupérations.
J’ai bien connu Berthet. Il faut que je le raconte, parce que c’est aussi l’enjeu, personnel, du titre de cette chronique : on le reconnaît à chaque page, signe d’ailleurs qu’elles sont habitées, ces pages (il y a quelqu’un, ce n’est pas si fréquent), et c’est une rude impression que de lire le texte important et inédit d’un écrivain qu’on a connu, qu’on a lu et apprécié de son vivant, beaucoup écouté aussi, et qui revient d’une façon d’autant plus spectaculaire qu’on l’entend à chaque page. On entend aussi bien ce qui pouvait être parfaitement agaçant chez lui (cette impression qu’il cherchait à donner d’être un conspirateur de passage parmi nous, en route vers le vide qu’on peut toujours parer des vertus de l’éternité ; ces grands gestes des mains pour désigner l’inaptitude générale à vaincre le silence et le rapport privilégié qu’il entretenait avec lui ; son attitude volontiers cabotine, en un mot), que sa profonde gentillesse, son intelligence et ce qui pouvait rendre sa conversation passionnante : une conversation nourrie par son obsession pugnace à tendre vers l’impossible du roman, et les interrogations en rafales qui en découlaient sur la technique romanesque, sur Proust ou Kafka, les deux références illustres. Comme s’il refusait avec l’obstination d’un enfant d’admettre ce que toute l’époque prétendait, à savoir qu’il était impossible de retrouver une légèreté narrative à la Fitzgerald sans rien oublier de Roland Barthes (avec qui, jeune et brillant normalien, il avait dirigé un fameux numéro de Communications en 1979).
L’émotion avec laquelle je lis ces carnets est d’autant plus vive qu’elle est à double ressort. Outre l’émotion de l’entendre, et de mesurer le caractère absolu de sa quête, il y a celle de comprendre, comprendre la nature de mon intérêt de lecteur et de mon attachement, quand j’en ai parfois perdu le fil, à le voir fréquenter des littérateurs que j’estimais dénués du moindre intérêt. Mais mieux vaut tenter de raconter. Je l’ai rencontré quelques semaines après la parution de Simple journée d’été, en 1986, vingt ans déjà. J’en avais 24, j’étais pion dans un LEP de ZUP (pardon pour les sigles !) en province, une ZUP où comble de déprime j’habitais. J’étais vaguement étudiant, lecteur prolixe, et je m’étais trouvé mêlé, je ne sais plus comment, à un projet de création de magazine, chargé en quelque sorte de repérer le vent frais dans la production éditoriale. Entre orgueil et imposture, j’avais feuilleté, au Furêt du Nord de Lille, les nouveautés de la saison. Tout change, et rien ne change : la plupart des premiers romans publiés tombaient des mains. Simple journée d’été m’avait retenu. Séduit, assurément. C’était drôle comme un bond hors du rang des désespérés et des plumitifs, un bond léger mais manifeste, et réussi. Je l’avais lu. Relu. J’avais interviewé l’auteur – et c’était une première de part et d’autre. Trois heures de bande, je crois... des jours à décrypter. Le magazine ne s’est jamais créé, l’entretien est paru dans l’Infini. Sa première interview est l’une de mes toutes premières publications.
Cela crée des liens. Il y a eu d’autres petits livres – Daimler s’en va, en particulier, récit de deuil tendu comme la corde d’un pendu et sensible comme celle d’un arc – et à chaque fois j’ai admiré sa capacité à raconter dans l’ellipse par-delà ou en deçà de tout ce qui rend aujourd’hui la narration romanesque improbable sinon impossible (sauf évidemment à admettre le triomphe définitif du stéréotype romanesque : à ajouter une pierre à cette pléthore de roman-karaoké dont l’industrie éditoriale nous abreuve). On se voyait de loin en loin, et il n’est pas étranger au fait que je suis devenu « critique », à InfoMatin, en 1994. Il peinait de plus en plus à écrire – ou plutôt, il semblait se battre avec une auto-censure épuisante, reportant toujours le moment de montrer les pages accumulées -, mais cela ne l’a pas empêché d’être à son tour l’un des lecteurs les plus généreux et intelligents de Movi Sévaze, mon premier roman (il a été l’un des rares à n’avoir pas eu besoin d’explications pour en comprendre le titre). Reste qu’à la fin des années 80, tout de même, j’avais eu un moment de flottement : j’étais contrarié de le voir s’afficher ici et là avec les « nouveaux hussards », qui étaient à la mode. Cette proximité lui a valu un prix joliment doté, une reconnaissance mondaine qu’il ne dédaignait pas - tout de même, je lui disais, tout de même... Machin dit que Ulysse de Joyce, c’est illisible, qu’est-ce que tu en penses ? Il levait les bras et les yeux au ciel, fataliste et agaçant, ne cachait pas qu’il aimerait autant parler d’autre chose : s’il était question d’amitié, de Jean Echenoz par exemple, et s’il devait être question d’un joueur, de celui de Dostoïevski. Mais c’est de Kafka qu’il préférait parler, et d’une certaine littérature américaine, Saul Bellow, très présent dans ces carnets, et plus encore Philip Roth, qui n’était pas si connu, à l’époque, ici, et Raymond Carver, qu’il m’avait fait découvrir, en 86 ou 88 (« Comment ? Tu ne connais pas Carver ? Mais qu’est-ce que vous lisez, en France ?! », arrêté net sur le trottoir parisien où il ne faisait que passer, trop fidèle à lui-même, bras au ciel).
Des préjugés quant à ses fréquentations, en somme... Il y avait cette histoire des jeunes filles, aussi, qui semblait obséder la plupart de ses lecteurs, qui l’y renvoyaient sans cesse – encore dans le communiqué de presse, Sollers insiste sur les « portraits de jeunes filles étourdissants ». Ce qui est vrai, d’ailleurs. Mais ces carnets, et c’est là qu’ils sont étourdissants eux-mêmes, donnent une toute autre portée à cette attention prêtée au personnage de la « jeune fille ». Là où il était beaucoup plus fort que les pseudo-émules de Nimier ou Montherlant, c’est qu’il venait de suffisamment loin pour maîtriser le dessous grammatical des cartes libidinales, fort d’une lucidité qu’il retournait contre lui-même pour faire advenir ce que la phrase peut, effectivement, parfois, véhiculer de « définitif » : de définitivement drôle, en tout cas. A lire Journal de Trêve, s’impose au fond l’idée baignée de nostalgie que s’il parle des jeunes filles avec tant d’élégance, c’est qu’il les prend comme matériau à la façon dont Proust le fait des mondains – voir cette remarque si belle : « Que Proust considère l’aristocratie exactement comme une femme qui a vieilli et n’a plus d’attrait pour personne – sauf pour lui. Son ’horrible sollicitude’. »
Les jeunes filles n’étaient pas un matériau lié à la mode ou à l’époque (même si d’une certaine manière c’était la leur, comme un point d’orgue : elles ont beaucoup changé, ces années-là qui suivent la pilule), mais un matériau lié à la question fondamentale que travaillent avec acharnement ces carnets. Une fois admis (très tôt) que l’on n’échappe pas aux « lois de l’espèce » (c’est son expression), une fois posé que la difficulté d’entrer dans l’âge adulte n’est pas d’ordre sexuel, comme tout voudrait le faire croire aux adolescents, mais qu’elle est d’ordre linguistique, les jeunes filles ou plus exactement la façon de les dire, de les représenter, de se présenter et représenter face à elles, devenaient l’enjeu logique d’une lutte contre le « piège du langage ». Le piège du langage, c’est le sujet principal de ces carnets. Il est omniprésent : « Ce qui rompt l’état d’innocence, ce n’est pas la sexualité, mais le langage » ; « J’ai l’impression d’avoir converti toutes mes souffrances, tous mes désirs, toutes mes fautes en termes de langage. Ma langue est devenue le champ de mines où je suis assigné à résidence. Il n’y a pas un terme neutre, tout a été changé, les humbles, dérisoires, modestes joies et malheurs de mon existence. J’ai essayé de me préserver avec ça. Je n’ai que ça. » Ou encore, dans un passage narratif : « Oh oui, délivre moi du langage. Fais-moi perdre la seule chose que j’ai, et qui m’a plus encore que je l’ai ».
Dans les esquisses du roman, le narrateur s’appelle Jérémie. C’est l’homme de la plainte. La plainte et le langage ont partie liée, indéfectiblement. « De là, par ailleurs, s’entrevoient le risque et la fatalité d’écrire, comme tant d’autres, des livres tristes, gris et souffrants : c’est-à-dire ennuyeux (par leur grand nombre encore), et leur ennui résiderait alors exactement en ce qu’ils témoignent par là de leur parfait asservissement au langage. Le style – dans la joie de la phrase – serait alors la première et timide opération pour résister au malheur, c’est-à-dire au langage - tout cela, naturellement, s’entend une fois la chute déclenchée. D’ici à penser encore qu’il y a dans tout style une virtualité (ou du moins son équivalent) d’humour ». C’est uniquement dans l’écrit, en tout cas, que « la phrase fait l’assomption du psychologique ».
Ca creuse, incroyablement, inlassablement, de 1979 à 1983, et l’on songe une fois de plus à la formule de Breton : « « La médiocrité de notre univers ne dépendrait-elle pas de notre pouvoir d’énonciation ? ». En ce sens, échapper au piège du langage commun, que l’on parle de jeunes filles ( ce « coup de théâtre », disait Schopenhauer), des salons mondains, des sorties d’usine ou du Rwanda, est-ce autre chose, la littérature ? Ce qui n’empêche pas, en l’occurrence, et au contraire, le rendu textuel d’être léger, drôle, de le devenir de plus en plus précisément (« Constance : ’Je ne me méfie pas des hommes.’ / - Ah ! Je le savais bien. »).
Le combat acharné dont témoigne Journal de Trêve prétend arracher quelques sourires au désespoir d’être un animal parlant – et ce qui est beau, c’est que si l’auteur ne cesse « d’aggraver son cas », c’est pour échapper au ressentiment. « Il avait l’impression d’aimer son époque – intensément, follement, sincèrement, certes – mais aussi un peu pour se faire pardonner, avec une certaine culpabilité, comme ces maris qui comblent d’attentions la femme qu’ils savent qu’ils vont quitter ».
C’est là aussi l’émotion de le lire posthume - on avait tellement raison de l’aimer, en 1986, ce premier livre, même si l’on ne savait pas pourquoi exactement. Je titrais ma précédente chronique « le lecteur et son double » : c’est au double, évidemment, qu’il faut faire confiance, et à lui seul, toujours, lorsqu’il murmure ainsi, enfin ranimé au secret du texte.

*

Reste que ce n’est pas du tout ce dont je voulais parler, dans cette deuxième chronique. Je voulais parler de la magie de la lecture, qui vous tombe dessus sans crier gare, aussi ; parler d’un des cinq petits livres que publie Pascal Quignard chez Galilée, Triomphe du temps, un joyau, mais pourquoi exactement ? mais comment exactement ?, et parler de ses effets. Magie de la lecture, ou comment lisant on se précipite à écrire, dans une langue qu’on ressent comme enfin vivante. Allons, tout va pour le mieux – voilà, une chronique d’avance sur l’aphasie...

29 septembre 2006
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[1aux éditions Gallimard, édition établie par Norbert Cassegrain

[2réédité chez Denoël ces jours-ci