Ilka Shönbein

Sur cette place d’habitude, il y a le passage des gens affairés qui croisent les pas des flâneurs, ceux des touristes, déjà nombreux en mai. Sur la place, il y a le café en face de la fontaine, une terrasse qui ne désemplit jamais, où l’on peut rester des heures parce que le soleil est là toute la journée. En mai, c’est appréciable. On réchauffe les os qui ont survécu à l’hiver bourguignon. La place est en Bourgogne, à Dijon. La place François-Rude est stratégique. Point de convergence des artères du cœur de la ville. Le charme typique qui réconcilie touristes et Bourguignons qui aiment y prolonger les habitudes ancestrales.
C’était en 1995. Mai 1995 dans les rues de la ville. Drôle de printemps, étrange douceur dans cette capitale bourguignonne prise d’une folie théâtrale. C’était Théâtre en Mai, festival renversant que dirigeait alors Dominique Pitoiset. La ville, les rues, les lieux se remplissaient de troupes, de spectacles, de voix, de textes et de corps. Bruit tumultueux d’un théâtre qui embrasa cette année les journées et les nuits de la ville (et les miennes).

Sur la place. Sur cette place François-Rude, dans l’après-midi de mai, on était là presque par hasard. Sans savoir. On passait. On était juste un passant incrédule. Et là, la rencontre, la rencontre avec un spectacle, avec une comédienne, avec un univers. Sur la place pavée, sous les regards des toitures colorées, elle était là, Ilka Shönbein. Il faudrait plutôt dire, elles étaient là, elle, son corps, les gestes, et tous les personnages. On est resté là longtemps à la regarder dans une stupéfaction absolue. Un moment d’arrêt. Plus rien n’existait. La ville était happée par les gestes d’où naissaient des mondes et des monstres. Les êtres semblaient mêlés à son corps. Sortaient de son ventre, de ses bras, volaient au-dessus de sa tête, rampaient oo caressaient les courbes de la comédienne. Corps à corps et geste ventriloque. Un monde apparaissait cruel et anguleux dans le silence des mouvements où les marionnettes tendent des ombres et explorent les aspérités du monde. L’univers d’Ilka Shönbein, une existence mélangée, sourde et incertaine qui déplace le regard. Un ravissement au double sens du terme.

Un bouleversement esthétique total. Impossible d’en rester là. On se souvient qu’elle jouait encore le soir dans le théâtre du Parvis Saint- Jean. On y est allé dans l’enthousiasme et l’excitation. Elle jouait dans le théâtre, pas sur le plateau mais dans l’entrée. Les gens s’étaient massés, debout contre les parois qui se souviennent de Bossuet et bientôt assis sur la moquette au plus près du souffle et des corps de la comédienne. Et la soirée a continué, enveloppée dans ses gestes et par ses histoires. Le lendemain, elle jouait de nouveau sur cette place. On a retrouvé quelques têtes de la veille. Il s’est passé quelque chose, indiscutablement. Ils avaient eux aussi contacté les amis pour leur dire de venir découvrir l’événement du théâtre au coin d’une rue, au renflement d’une place, un autre jour de mai, ce curieux mai-là.


Pourquoi évoquer Ilka Shönbein ? Parce qu’elle est en France en ce moment et joue à Paris entre mi-octobre et début novembre au théâtre Grand Parquet (75018). On ira sans aucun doute. Un entretien à lire.

15 octobre 2006
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