Revenances de l’histoire de Jean-François Hamel

Le livre de Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, paru aux Editions de Minuit, dans la prestigieuse collection « paradoxe », arrive à un moment crucial d’interrogation sur les enjeux de l’histoire, de la narration et de la modernité. La où le flux, le ludique et l’inconscience joyeuse de toute dimension ou teneur historique semble faire loi-de-l’époque, le livre de J-F Hamel vient vigoureusement redonner une épaisseur et tisser les fils d’une poétique de la répétition. Elle est profonde expérience du temps, celle d’un présent qui ne se réduit pas à l’instantanée. C’est au contraire une expérience du temps, celle d’un passage et d’une conscience de l’instabilité qui fait récit. Cette expérience est celle de la modernité. J-F Hamel suit pas à pas les enjeux de la rupture moderne : spleen baudelairien, écriture flaubertienne, pensée de Marx, pensée de Benjamin… C’est ce chemin qui permet de penser les termes de la modernité.

Mais Hamel vient déplacer la perspective. Il quitte les visions modernes non pour les dénigrer mais pour démontrer la complexité esthétique et politique d’une pensée de la modernité. Il prend par exemple à bras le corps l’idée du « déclin de l’art de narrer ». Soit ! Il y a déclin… un déclin au sens benjaminien. Cette question du déclin n’est pas une position morale ni même un jugement. Au lus un constat n’ouvrant sur aucune déploration [1], mais une idée de passage et d’articulation à d’autres formes bouleversant les modèles et les habitudes. Ce déclin de l’art de narrer est donc ce qui permet un éclatement et un renversement des formes et des expériences. Il faudrait toujours rappeler aux pleureurs déclinistes que la perte de l’aura ou le déclin de l’art de narrer n’est que la fin d’une forme traditionnelle, et non la fin de l’art, de la narration.

Le livre de Jean-François Hamel est un patient et vigoureux rappel de ces enjeux esthétiques ensevelis dans le bruit assourdissant des fausses cassandres. Hamel revisite et repense la question du retour et de la répétition (entre messianisme, revenance et question temporelle du présent et du futur).

L’instabilité ouverte par la conscience moderne est celle d’un univers fracturé. Une brèche, une incertitude, une brisure, une mutilation et une fragmentation. Autant de termes qui viennent dire la violence confuse des contenus d’expérience. C’est donc à partir de la question du récit que J-F Hamel interroge les enjeux de la modernité. Bien loin des mondes possibles contemporains qui nous vendent (en abyme) une existence jouable et sans histoire, Hamel interroge le « régime moderne de l’historicité » en l’articulant à la narration. Or il y a une fracture. La modernité rend saillante la disjonction de l’histoire.

Mais par ce ressassement mélancolique des régimes d’historicité d’autrefois, les récits archéologiques et téléologiques échouent à faire que le présent se saisisse comme présent, c’est-à-dire comme lieu d’une action capable d’effectuer la médiation de l’histoire hors de tout déterminisme. La contemporanéité stratifiée du monde se trouve enfouie sous les morts d’une histoire passée. L’éternel retour des morts apparaît ici comme l’expression d’une mémoire amnésique qui répète compulsivement des contenus mémoriels sans percevoir leur inadéquation au présent et le poids qu’ils exercent sur les vivants. (p. 56)

C’est un des termes décisifs du livre, sa thèse : le fantôme, la revenance est une métaphore déterminante pour comprendre les enjeux du renversement moderne. Le fantôme sillonne toute la condition moderne. Pour cela, il prend appui sur Benjamin, Marx, Klossowski et Claude Simon.

Avec Marx, par exemple, il circonscrit une belle pelote historique, narrative et idéologique. S’il rappelle et travaille la problématique psychanalytique de la distinction freudienne entre répétition, remémoration et perlaboration (on retrouverait ici un point de discussion avec J-F Lyotard), Jean-François Hamel suit une autre piste : Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx est un renversement historiographique décisif car il permet de déplier de nouvelles articulations théoriques au revenir. Se confrontant à la logique mimétique platonicienne qui structure ontologiquement la pensée de la répétition, Hamel la discute et la secoue en lui opposant une aporétique de la narrativité.

L’aporie de l’analyse historiographique de Marx – cette impossibilité de sortir d’une temporalité de la dette et de distinguer les modes spirituel et spectral de la répétition – doit donc être comprise comme l’esquisse d’une théorie de l’aporétique de la narrativité. (p. 128)

Cette aporétique de la narrativité est d’abord une « interrogation éthique et politique sur les effets de récit » (p. 128). Elle ouvre une nouvelle poétique de l’histoire : le récit s’ouvre à la possibilité de la discontinuité, et aux discontinuités du présent [2].

Cette question nous conduit presque naturellement à l’œuvre de Claude Simon. De La Route des Flandres aux Géorgiques, Hamel analyse l’écriture de Simon comme ce « travail de deuil qui ressasse l’éclatement du temps historique dans la modernité. » (p. 179) Critique radicale du récit traditionnel, l’œuvre de Claude Simon vient dire cette mémoire défaillante qui ne se réconcilie avec rien : pas plus avec le temps qu’avec le récit (ou avec la phrase, ajouterait-on).

Jean-François Hamel nous rappelle avec force que la modernité est une conscience de l’instabilité qui ne donne aucune leçon mais ouvre à la pensée (à l’impensé de la pensée, préciserait Adorno).

Livre passionnant et décisif pour l’époque contemporaine car ce « n’est certainement pas le moindre des paradoxes de la narrativité moderne et contemporaine que de tenir comme condition de possibilité d’une mémoire culturelle vivace la nécessité de se refuser à tout espoir d’une réconciliation apaisée avec la mort. D’où justement un imaginaire de l’histoire pour lequel le sentiment de perte et l’angoisse de la filiation rompue sont les derniers garants d’une transmission authentique de l’expérience et d’une véritable politique du présent. » [3]

27 novembre 2006
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[1C’est l’époque contemporaine décliniste et eschatologique qui déplace les évolutions comme les pertes. A force de hurler aux loups, ils espèrent retrouver les voies de toutes les restaurations et/ou réconciliations (proto-hégéliennes)… d’où les visions recuites rejouant du biceps autour de la prescription romanesque, plastique ou cinématographique : retour aux classiques et aux « fondamentaux »… sans parler du reflux poétique vers une stricte versification qui pointe ça et là le bout de son nez (de son pied)

[2« Dans Le Dix-huit brumaire, il ne s’agit plus d’épurer l’expérience du temps du hasard et de l’invraisemblable, ni d’inscrire ou de justifier au sein d’une configuration narrative traditionnelle, la révolution qui cherche à rompre le fil de l’histoire, mais bien de restituer la possibilité de la discontinuité en élaborant un récit qui demeure ouvert aux bifurcations du présent et qui fracture les illusions rétrospectives. Refusant donc une narrativité articulée seulement sur la rétrospective et prétendant discerner la vérité du présent dans ce qui précède, cette poétique de l’histoire articule la différenciation du présent sur un horizon d’attente toujours ouvert et restituant en cela au présent sa contingence à l’égard du passé. » (p. 132)

[3p. 231 : dernières phrases de Revenances de l’histoire dans lesquelles on se retrouve tant.