Pedro Kadivar | Quatorzième nuit d’été

Même en mourant centenaire ma vie aura été courte, car au moment de mourir peu m’importera le nombre d’années que j’aurai vécu, seul comptera l’instant présent qui ne voudra plus durer, l’instant présent d’une vie menacée de disparition. Le présent se fiche souverainement du passé et se prononce au-delà de toute forme de durée qui le précède. Ma vie sera courte car ce que je verrai alors sur le coup, quelques visages amis, je l’espère, et ce que j’entendrai, paroles intimes d’adieu, bruissement de feuilles si c’est en été, vent et pluie ou silence de la neige si c’est en hiver, auront bientôt une fin pour moi forcé d’extinction. Je mourrai dans la frustration d’un nouveau-né sur le point de mourir à peine après sa naissance quel que soit mon âge car face à l’instant présent j’aurai le même statut que lui, tous deux nouveau-nés dans l’instant présent, nés avec le présent et en proie à la mort avant de l’avoir vécu pleinement. Même centenaire je mourrai ainsi jeune, en pleine naissance, assoiffé de vivre ce que le nouvel instant me permettra de vivre, violemment désireux d’en connaître le sens et la teneur, et soucieux de ses conséquences sur ma personne et sur ma vie, sur les cent ans que j’aurai vécus, peut-être graves au point de tout bouleverser en moi, ma vision de la vie et ma perception de moi-même. Toute fin de vie est ainsi brutale, à cause de ce qu’est la vie elle-même, pas moins dans le cas d’un vieil homme que pour un nouveau-né, car où que s’arrête la vie ce sera fatalement dans le présent de celui qui vit encore, car la vie, elle, continue, souveraine et silencieuse ; elle suit son cours au-delà de toute mort, la mienne lors de mes cent ans ou celle d’un nouveau-né qui mourra au même instant. Fluide, légère, invisible, elle continue et me laisse en cours de route, c’est bien ce que signifie toute mort quels que soient l’instant et l’âge où elle survient, une interruption en cours de route.

Même en mourant dans l’heure qui suit, avant même d’avoir terminé ce que j’écris, ma vie aura été longue malgré le nombre d’années relativement infime que j’ai vécu, car au moment de mourir c’est le degré de l’ultime présence qui compte, laquelle reflète non pas la durée mais la qualité avec laquelle je me suis senti vivant dans ma vie, courte ou longue. Ce n’est pas le passé en tant que tel qui compte mais la somme d’une présence au monde dans son intensité et non dans sa durée. Et à cette heure, à l’heure présente où j’écris, un moment d’extrême intensité où je vise la fluidité de la phrase, la cherche, la désire et la respire, cette fluidité qui est celle même de la vie en moi, je sais que je rapproche modestement la fluidité de son cours au-delà de la mienne et ses limites, au-delà de ma propre mort, au delà de toute autre vie et ses limites, car toute vie est forcément limitée sauf la vie elle-même, celle de personne et de tout vivant. Mourant donc à cet instant où seule compte ma phrase, et par celle-ci j’entends la cadence du mouvement terrestre autour du soleil et celle de mon cœur toujours naissant et celle de tout mouvement et de toute immobilité qui constitue le seul critère absolu d’être en vie, j’entends l’alignement de mots et le vide entre celui-ci et le suivant, j’entends le joint et l’aspérité d’éternels chaos atterris à cette heure au cœur de ma phrase après laquelle je mourrai, peut-être même en cours de sa route, elle le suivra sans moi, après moi, après ma mort, puisqu’elle a déjà été là avant moi et que je n’ai fait que la joindre lors de ma vie limite, absorbé par le désir de celle sans limite de l’aube sur les cheveux fins de celle qui jamais ne mourra. Ce n’est même pas par ma volonté que je suis venu m’y joindre tout à l’heure, je ne puis même pas dire que j’en ai décidé comme on décide de poser un acte, car un tel consentement ne saurait s’y réduire et s’il y ressemble ce n’est que par le hasard des apparences. Je continue donc ma phrase au risque de m’arrêter en pleine marche, de mourir en pleine vie, sachant que par le bonheur d’une telle intensité, même mort en plein milieu de ma phrase, j’aurai vécu une longue vie, intense et silencieuse, et que ma phrase suivra son cours par-delà ma nuit.

4 janvier 2007
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