Un nouveau code ?

Christine Genin, qui a construit patiemment cette bibliothèque virtuelle, source inépuisable de liens pour qui s’intéresse à la littérature. Son Labyrinthe est la base quasi exhaustive de toute recherche de textes en ligne, non publiés par les maisons d’édition traditionnelles.
Dès 1999, pour www.00h00.com je m’en suis servi pour chercher les manuscrits (peut-on encore parler de manuscrits, d’ailleurs ?) de textes écrits pour l’écran.
On s’est rencontrées enfin, lors de la journée qu’organisait la BNF sur les blogs, le 30 novembre 2006. Christine Genin, à la suite de cette entrevue, a bien voulu répondre à quelques questions par mail, venues au fil du clavier, dans le désordre.


J’ai plusieurs questions à vous poser... En vrac, j’aimerais quelques éléments sur les dates de début, l’idée qui a donné naissance au labyrinthe, ce qui a orienté les branches, ce qui a prédisposé vos choix, et comment vous avez refondu le site, etc.

Labyrinthe, répertoire de liens spécialisé dans la littérature française contemporaine sous-titrée « Il y a de la littérature contemporaine sur le réseau », a été mis en ligne en janvier 1999.

Ce projet est né en 1998 d’une double frustration. Je participais en effet alors à la création des Signets de la BNF et j’étais un peu déçue de ce qu’il ait été décidé : que ce répertoire serait académique et ne pointerait que vers des outils généraux, ce qui en excluait les sites de et sur les écrivains (a fortiori contemporains). Lors de mes recherches (personnelles et professionnelles) sur Internet, j’aurais par ailleurs souhaité disposer d’un annuaire pointant vers les ressources en ligne sur les écrivains français contemporains. Ne trouvant pas tout à fait en ligne ce que je cherchais, en dépit de l’existence de sites pionniers sur la littérature contemporaine (le beau site de François Bon, devenu depuis Remue.net) et l’actualité littéraire (le Zazieweb d’Isabelle Aveline notamment), je décidai de le créer, en m’appuyant sur mon expertise universitaire et professionnelle en matière de littérature contemporaine et quelques rudiments de l’html.

Le labyrinthe est souvent encore aujourd’hui pour moi la plus exhaustive bibliothèque en ligne... Un peu mystérieuse, parce qu’infinie... Alors comment s’organisent pour vous les perspectives, les bifurcations, les orientations, les Stop ?... S’agit-il d’un nouveau code Dewey ?

Une bibliothèque « infinie » certainement pas ... « un peu mystérieuse » peut-être parce que pas très bien rangée et surtout organisée de manière assez subjective ; le mot même de « bibliothèque » me gène d’ailleurs un peu, à moins de l’entendre non pas au sens de bibliothèque publique mais de bibliothèque personnelle : quelques étagères que l’on reclasse périodiquement, quelques cartons (dans la cave, le grenier, d’autres maisons), quelques piles « à lire d’urgence » et plein de livres qui débordent.

Pour revenir à l’organisation de Labyrinthe, le cœur de cet ensemble de pages est un index alphabétique des écrivains français contemporains, initialement présenté sur une seule page (la première créée) éclatée alphabétiquement lorsque elle est devenue trop lourde.

Encore ne trouve-t-on dans cet index que les auteurs littéraires (roman, poésie, théâtre) publiés aujourd’hui (et donc vivants) en France (quelques francophones sont aussi répertoriés, mais de manière nettement moins complète). Ces restrictions faites, cet index ne sélectionne ni ne censure personne. S’il n’est pas exhaustif, ce n’est qu’en raison des lacunes dans mes connaissances. Tout auteur, ami d’auteur, lecteur, éditeur, etc. qui découvre une de ces lacunes est donc invité à m’en informer par mail afin qu’elle soit corrigée : ces mails (assez nombreux) sont pour moi une aide inestimable.

Pour chaque auteur, j’essaie de fournir une date et un lieu de naissance, parfois quelques indications bibliographiques. Ces informations, en général tirées soit des notices fournies par les éditeurs en quatrième de couverture ou en ligne, soit d’articles de presse, soit (de plus en plus) de ressources en ligne, sont vérifiées dans le catalogue de la BNF (Bn Opale + ) et, quand cela s’avère possible, dans les dictionnaires et bibliographies existants (mais peu de contemporains y sont présents). Les liens présents dans cet index pointent soit vers une page interne fournissant des indications bio et/ou bibliographiques sommaires, soit vers l’extérieur (un site entier de ou sur l’écrivain, son blog, ou simplement un entretien, un article, une notice bio-bibliographique).

Cet index est complété par des pages périphériques, ajoutées successivement et en spirale :
 des pages sur Claude Simon, à qui j’ai jadis consacré une thèse et deux ouvrages : quelques repères biographiques, une bibliographie mise à jour, un court article et des liens ; j’héberge également depuis 2003 quelques pages de présentation de l’activité de l’Association des Lecteurs de Claude Simon ;
 un index alphabétique de liens vers des sites concernant des écrivains français des siècles passés ou du début du vingtième siècle, auxquels se sont ajoutés au fil du temps (avec là encore nécessité d’éclater les pages) des écrivains étrangers, des peintres, des cinéastes, des philosophes, des scientifiques, etc.
 une page sur les prix littéraires : actualité, anciens lauréats, liens ;
 une page intitulée « création en ligne » qui rattrape l’injustice faite aux écrivains pas (encore) publiés par des éditeurs traditionnels en proposant des liens vers les pages personnelles où ils s’auto-éditent ou sont publiés par des revues et/ou des éditeurs en ligne ;
 une page d’abord, puis plusieurs, de liens concernant la littérature (classement par siècles et thématique ) et ses alentours : éditeurs, revues, institutions... puis d’autres domaines de connaissance qui m’intéressent, des musées aux neurosciences) ; création d’une page index (début 2005) pour instaurer un semblant d’ordre ;
 une bibliographie critique sur la littérature contemporaine ajoutée en décembre 2003 et qui mériterait une actualisation ;
 une page consacrée aux blogs francophones et plutôt littéraires ajoutée fin 2005 pour tenir compte de l’explosion des blogs (auparavant inclus dans la page « création en ligne »).

Alors, reprise de la « dewey », comme vous le suggérez, non, absolument pas : Melvil Dewey a composé en 1876 une belle tentative de classement des connaissances humaines de son temps, mais elle est aujourd’hui un peu archaïque, même si elle fait objet de modifications régulières (et très longuement concertées). D’ailleurs je n’ai aucunement l’intention d’élaborer, encore moins d’imposer, un classement universel : mon classement est non seulement subjectif mais très temporaire, caduc à peine crée, et très souvent remanié.

Et puis cette bibliothèque poids plume qui n’inquiète pas les voisins du dessous, qui n’attirent que les souris électroniques est vertigineuse. C’est celle de Babel, borgesienne ?...

Davantage que Borges (écrasant !), ma référence en matière de bibliothèques et de classement pourrait être ce beau passage de Georges Perec (qui cite Borges, tout de même !) :
« Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l´illusion de l´achevé et le vertige de l´insaisissable. Au nom de l’achevé, nous voulons croire qu’un ordre unique existe qui nous permettrait d’accéder d’emblée au savoir ; au nom de l’insaisissable, nous voulons penser que l’ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destiné à dissimuler l’usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout. »
Georges Perec, « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres », Penser/Classer

Labyrinthe est pour moi une bibliothèque « pense-bête », une sorte de répertoire personnel mis à disposition de tous (un peu à l’image de ce que propose aujourd’hui del.icio.us, par exemple) ; c’est aussi un « repose-chat » et un « fourre-tout » dans la mesure où la sélection de liens est le reflet de mes goûts et intérêts personnels et où j’y insère par exemple des images que j’aime, comme je pose des reproductions entre les livres sur mes étagères.

Pourquoi « labyrinthe » me demande-t-on souvent ? J’avais en tête lorsque j’ai crée ce site et l’ai ainsi baptisé la définition de la littérature comme « défi au labyrinthe » par Italo Calvino :
« Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs difficultés restent en dehors ; et demander à la littérature, à partir d’un labyrinthe donné, de fournir la clé pour en sortir est donc une requête peu pertinente. Ce que peut faire la littérature, c’est définir le meilleur comportement possible pour trouver l’issue, même si cette issue n’est rien d’autre que le passage d’un labyrinthe à l’autre. C’est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, une littérature du défi au labyrinthe dont nous voulons dégager le noyau et que nous voulons distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe. »

Je venais également de lire le livre de Jacques Attali (Chemins de sagesse : traité du labyrinthe, Fayard, 1996) où il écrivait qu’Internet ressemble davantage à un « labyrinthe médiéval » qu’à une « autoroute de l’information ».

Je n’avais pas anticipé que, puisque je suis une femme, on trouverait tout naturel de m’assimiler à l’Ariane de ce labyrinthe ; chose qui m’agace : dans « Littérature française contemporaine en ligne : le webmestre est-il Ariane ou Dédale ? » un article rédigé pour le Colloque de Lisieux : « Les études françaises valorisées par les nouvelles technologies d’information et de communication » (27-28 Mai 2002), j’écrivais à ce sujet :
« Si je devais choisir, en tant que webmestre d’un labyrinthe, une identification mythologique, c’est (plutôt que vers la pathétique Ariane dont le fil de la prudente pelote est devenu l’archétype du guidage avisé) vers le rusé concepteur du labyrinthe, Dédale, personnage complexe, artiste et criminel, ingénieux et rêveur, adepte du détour jusque dans sa fuite de cire, qu’irait ma préférence. »

Mon propos n’est en effet absolument pas de guider l’internaute sur un hypothétique « bon » chemin, mais plutôt de tenter de restituer, ou du moins de faire ressentir la complexité labyrinthique des ressources littéraires présentes en ligne, d’inciter à parcourir le web, d’orienter sans contraindre, comme à un carrefour les panneaux énoncent les bifurcations possibles.
Le type de circulation que je tente d’offrir est celle que je privilégie moi-même : dans le chaos du réseau, produire son propre cheminement mental au fil des sentiers parcourus, au gré des découvertes ou des rapprochements surprenants, avec la tentation permanente et parfois comblée de perdre le fil (d’Ariane), de s’égarer en s’évadant de sa recherche de départ pour découvrir des territoires nouveaux.
J’ai ainsi choisi de ne pas accompagner les liens de commentaires ni de descriptions, en partie, il faut l’avouer, par manque de temps, mais aussi pour laisser à l’internaute la possibilité de se faire lui-même son opinion, lui proposer non un filtre mais divers sentiers possibles ; pour favoriser sa fuite, j’ai également choisi de faire s’ouvrir les liens dans une nouvelle fenêtre.

Cette fuite, je l’ai prolongée plus récemment encore (début 2006) par un blog intitulé « lignes de fuite » : ce titre est d’abord un concept piqué à Gilles Deleuze, mais il est également un moyen de filer la métaphore de la « fuite de cire » de Dédale (dont on oublie trop souvent que seul son fils Icare est tombé pour avoir brûlé ses ailes au soleil et que lui parvint à s’enfuir du labyrinthe).

Et si l’on réunissait sur un site, toutes les bibliothèques que dévoilent les auteurs de sites ? Que cela donnerait-il ? Quels croisements ?

Si l’on réunissait tous les sites, ce ne serait pas un site, cela s’appellerait Internet …

J’ai dit privilégier un principe non-hiérarchique et totalement subjectif d’organisation des liens, tant il est vrai que l’ordre et le désordre voisinent inévitablement dans notre humaine façon de ranger, nos connaissances comme nos bibliothèques.
Il me semble évident en effet qu’un simple agent intelligent humain, dont la qualité du travail se dégrade en proportion de l’accroissement du web, n’est plus aujourd’hui en mesure de rivaliser dans la veille documentaire avec les agents intelligents logiciels et leurs algorithmes de plus en plus perfectionnés.
Qu’ai-je donc à offrir de plus ou d’autre qu’un logiciel ? Certainement pas l’exhaustivité, ni un classement parfait, ni un catalogage scientifique des ressources, mais au contraire la subjectivité de mon classement, le caractère désordonné, imparfait et inévitablement lacunaire de la carte que je dresse.

Si je suis fascinée par le mythe d’Internet comme cerveau global, je suis également consciente du fait qu’il pourrait devenir un infernal carcan pour nos singularités (qui pourraient disent certains être absorbées par la singularité émergente d’une intelligence globale). Je considère par conséquent qu’il est urgent de continuer à y cultiver de petites parcelles en forme de jardin d’humanité imparfaite. C’est sans doute par la juxtaposition, la constellation de visions subjectives et partielles sur de petits morceaux de la toile que la complication d’Internet reste une complexité humaine et vivante.

Merci à vous, Christine Genin.

15 janvier 2007
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