Emmanuel Laugier | réfléchir un peu le poème à iowa city

réfléchir un peu le poème à iowa city (un trente octobre 2006)
Brief reflections on the poem in iowa city (a thirty october)


Lire également Crâniennes – 4 poèmes (octobre 2006).


Jean-Marie Barnaud a rendu compte de Mémoire du mat et de Suivantes ainsi que de Huit études sur la poésie contemporaine, troisième volume de la collection dirigée par Lionel Destremau et Emmanuel Laugier.
Lire aussi le dossier dans les archives du site.

Veiller sur le langage est l’extrait d’un entretien entre Emmanuel Laugier et Jean-Marie Barnaud qui a paru dans Le Matricule des anges en mars 2004.
Vidéo d’une lecture sur le site de cette revue.


Poésie n’est pas quand poésie n’est pas. La question de l’existence de la poésie est aussi simple que cela. En certains temps, elle se trouve être moins présente, plus enfouie, lente à suivre le cours d’une source résurgente ; des siècles où elle est la voie mineure des autres arts, prenant la place seconde, conductrice secondaire en somme de l’exercice visible qu’y tiennent le théâtre, la prose, le discours ou la philosophie. Poésie n’existant pas tant que nous n’écrirons pas ce qui d’elle doit être écrit. Comme quelque chose que nous ne savons pas, que nous ne pouvons imaginer que dans le non-savoir. Le poème est ainsi ce que l’on regarde derrière une porte, la nuit est tombée, on ne voit pas les mains qui ont allumé les lampes dans la maison, on ne voit pas les plis du terrain, on se dit que derrière la porte, un peu plus loin, dehors, peut-être au virage d’une route…, des gens « comptent le chemin qu’ils ont fait pas à pas/et disparaissent à mesure », nous imaginons cela et cela devient le visage du poème. Nous imaginons un pas et « leurs pieds soulev[ai]ent de la poussière/et c’est [était] un manteau brodé par la lumière », mais « la porte se referme[ait]/une porte noire/la nuit » (P. Reverdy). Il faut recommencer : quelque chose noir tombe dans mon pas, peut-être dans mon pied, et en même temps il y a un soleil chaud : « or et violet/on devient bourdonnant/de la fumée des voix/et ce ne pourrait être mieux/s’il n’y avait aussi […] » (J. Roubaud) une boîte noire tombée dans ton crâne. Tombée encore. Comme la porte est encore fermée, nuit noire est tombée dans ton crâne et autour de tes bras. Mais comment veux-tu voir dans ton crâne, quand personne ne peut voir ce qui s’y passe sans l’ouvrir de part en part (crack open your skull) ? Écrire te donne alors quelque chose comme une chambre noire ; tu y fais l’expérience d’un homme aveugle explorant avec ses mains la surface d’une table, puis une chaleur écrasante, « or et violette », presse le long des bras dans le pouls. Après cela, nous n’avons rien à dire, rien à voir. Tout arrive par le milieu, quand lumière et nuit se divisent, quand se réfléchit un nuage noir sur le plus simple des ciels, et quand tourne le jour sur la nuit. Pli sur pli, dans l’amassement non-visible des jours passés en nuit. Mais toutes ces descriptions font image. Trop d’images. Mais qu’est-ce qu’une image ? Quelque chose qui s’éclaircit au milieu d’une phrase jamais entendue ? Quelque chose dans la distance « perpétuellement tendue vers des gestes simples » (A. Artaud) ?

Prends une table, écris dessus, et dans cette régularité d’y retourner, écrire devient le carré de bois, la surface noire où tes mains se perdent dans l’ombre. Regarde la table en face de toi, tu dois trouver la plus simple voie pour traverser son espace, quand même tu ne sais pas comment. Imagine cela, et cela devient un poème au carré.

Je voudrais qu’écrire un poème soit cela, attendre au-dessus d’une table sur une terrasse, du jour à la nuit, écrire ce passage, de la chaleur sous ton crâne, et sous ta robe, et sous la table, et voir la lumière faiblir, disparaître avec la chaleur ; quelque chose comme une matière noire couler dans la nuit envelopper ta tête. Tu laisses venir les choses, et si tu les reconnais, il y a un moment où les porter dans le poème consiste à « chercher une phrase », à chercher la phrase où les choses reconnues se montrent comme tu ne le savais pas. C’est alors qu’il fait nuit en plein jour. Que l’on commence à faire exister le poème. Avant, non. Poésie n’est pas quand poésie n’est pas, même si dans la distance une forme se dessine, même si un son bât quelque part, même si une voix résonne à travers la chambre, le dehors s’éloigne. Le poème doit parler de ce qui est en dehors de lui-même ; doit reconnaître comment les choses autour de lui, comment leur présence matérielle — une pierre, une ville, un building, un carré de rues où la lumière se réfléchit contre les façades — le convoquent ; engagent son corps à devenir ce qu’il ne pouvait pas même imaginer être. Un corps est introduit dans un autre. Avec toutes choses rentrées dans la perception : liste des courses, noms de rues, d’animaux, un gobelet de plastique rouge, une cuillère, un sdf dans son sac de couchage bleu sale, une voiture abandonnée dans un champ ; avec « une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante, […] une fatigue de mort […] [avec] de la fatigue d’esprit pour une application de la tension musculaire la plus simple, [avec] le geste de s’accrocher […] à quelque chose » (A. Artaud), etc., nous devons aller dehors, trouver l’air que nous n’avons pas. Et quelque chose comme une main douce vient alors sous le poème : aimes-tu cette sensation, quand ton poème te jette dans le trouble, et te montre sa crudité ? Tu reconnais à ce moment qu’écrire questionne le début et la fin de toutes choses qui existent en dehors de nous-mêmes. Y compris ce que nous ne savons pas de nous-mêmes et de ce que nous percevons. Te rappelles-tu sur la route du Wisconsin, un dimanche après-midi, avec Michel et Annie, tous ces animaux morts la nuit aveuglés par les phares, et laissés là dans leur peau douce ? Comment négocies-tu avec la mort d’un animal ; comment le transportes-tu dans le poème ; que fais-tu avec cette réalité crue ? Que fais-tu quand devant tes yeux quelque surgit, un fox roux dans un vallon…

Et que voulais-tu dire, dans ton livre (Suivantes), quand tu parlais du poème comme d’un short court, ou d’un slip glissée, ou lorsque tu parlais de ses jambes longues ; répondais-tu à ce que le poème put te donner de cette très intense sensation derrière la nuque, et à toutes ? Et à cette même sensation quand on touche ta nuque chez le coiffeur. Répondras-tu que petit à petit, ou soudainement, dans le langage ordinaire, quelque chose (peut-être) se déplace, le langage du poème allant y importer la place de ce déplacement ; jusqu’à refaire tout le trajet de place en place. Et butter contre son propre langage, en même temps que contre la dure réalité (si ce n’est l’inverse à la seconde). — dure réalité rugueuse —.
Voilà sa raison.

(Ce texte a d’abord été traduit par Brooke Budy, Jeanne Alnot & e.l, pour une présentation à Shaffer Hall [University of Iowa], le trente octobre 2006, du programme de IWP [International Writing Programm] ; et à l’occasion d’une invitation du French & Italian Department à y introduire, durant un semestre, la poésie française moderne.)

***

Poetry is not when poetry is not. The question of the existence of poetry is as simple as that. There have been times when it was less prominent, centuries in which it was a minor art, taking second place to the theater, prose, and philosophy. And poetry will not exist so long as we do not write it as it should be written. As something we do not know, that we cannot imagine, that only in the not knowing we are able to glimpse. So the poem is what you see through the crack in the door, night has fallen, you cannot see the hands that have switch on all the lamps, you cannot see the wrinkles in the earth. We tell ourselves that beyond the door, outside, a little further away, where the road curves, … there is an endless journey, some people “ counted each step of the road/which vanished as they went along ”, we imagine this and it becomes the face of the poem. We imagine feet and those “ feet raised a cloud of dust/ and is was a coat embroidered by the sunlight ”, but the “ door closed again/ a black door/ night ”. We have to begin again : something black falls in my path, maybe on my feet, & at the same time there is the hot sun : you see “ gold & violet/ you become the humming/of smoke of a voice/ and it couldn’t be better/ if it were not for” a black box, fallen on your skull. It has fallen again. The door is still closed, black night has fallen in your skull, around your arms. How do you expect to see in your skull when no one else can see what happens, unless they crack open your skull. How ? Writing gives you something like a black room, we recreate the experience of a blind man exploring with his hands the surface of the table, and also the experience of a crashing heat, gold & violet, pulsing in your skull. Afterwards, we have nothing to say, nothing to look for. Everything happens in the middle, where light & night divide, reflecting a black cloud far away on the simplest white sky. All these descriptions create images. But what is an image ? Something clear in the middle of a sentence we’ve never heard ? something at a distance, “ perpetually straining to make the simplest gestures ”. Take a table, write on it, and everyday, writing becomes like a square of wood, a black surface where your hands lose themselves in the shadows. Look at the table in front of you, you have to find the simplest way to move across this space, even if you don’t know how. We imagine this, and it becomes the face of the poem. (un poème au carré)

I want the act of writing a poem to be like this : waiting at a table on a terrace, from day until night, writing this transition, heat on your skull, heat under your dress, under the table, and see the light fade, disappear with the heat ; something black slips into the night, envelopes your head. You let things come to you, and if you recognize them, there is a moment when you bring them into the poem ; it’s about “ looking for the right words ”, looking for the sentence in which the familiar becomes unrecognizable. So night falls in the middle of the day. That’s when the poem begins to exist. Not before. Poetry is not when poetry is not, even in the distance a form is being drawn, a tone is heard, a sound beats somewhere, a voice resounds within the room, the physical world draws away. The poem must speak to what is outside itself ; the poem must recognize how things surrround it, how a material presence — a stone, a town, a building, a block of streets or ligth reflected on the facade — asserts itself ; engages its own body to become something even it does not know. A body is introduced into other. Together they move, change, you must make of it what you can. Everything : perceptions , shopping lists, street names, names of animals, a red plastic cup, a spoon, a homeless man in his blue sleeping bag, an abandoned car in a field, the “ staggering and central fatigue,( the) kind of gasping fatigue, (the) sort of deathlike fatigue ”, “ a fatigue of the mind in carrying out the simplest muscular contraction, the gesture of grasping (…) for something ” etc., you had to go out, to breathe even if you can’t find the air you need. And something like a soft hand comes again under the poem : Do you like this feeling, when your poem gets itself into trouble, shows you its rawness ? You recognize in that moment how writing questions the beginning and the end of all things that exist outside of us. Include what you don’t know about yourself and your perceptions. Do you remember on the Wisconsin road, a Sunday morning, with michel & annie, all the crushed animals left there in their thick fur ? How do you deal with the death of an animal ; how do you bring it into a poem ; what do you do with this raw reality. What do you do when before your eyes something flashes, a red fox in a small valley.

What did you mean, in your book, when you spoke about a poem as if it were a pair of shorts, or panties, or when you spoke about the two long legs of that poem ; how a poem gave you the feeling of a very intense shudder on the back of your neck. The same sensations when the hair-dresser touches your neck. And little by little, or suddenly, like lightning, in everyday language , something is displaced, the poem’s language reaches a place of indecision, the poem stammers, it trips over its own language, trips over harsh reality—dure réalité rugeuse. This is the reason.

(Traduit par Brooke Budy, Karine, Jeanne Alnot & e.l., pour une lecture à Shaffer Hall (University of Iowa), le trente octobre 2006.)

***

1er état :
Réfléchir un peu le poème à iowa city (un trente octobre 2006)

Poésie n’est pas quand poésie n’est pas. La question de l’existence de la poésie est aussi simple que cela. Il y a des moments où elle n’est pas très présente, des siècles où elle est l’exercice mineur de la voie que prendra la littérature dans le théâtre, le roman, la pensée. Et elle n’existera pas tant que nous ne l’écrirons pas comme elle se doit d’être écrite : c’est-à-dire comme quelque chose que nous ne savons pas, que nous ne pouvons imaginer, que seul le présent de son ignorance fait entrevoir. Le poème est ainsi ce que l’on regarde derrière une porte, la nuit est tombée, on ne voit pas les mains qui ont allumé les lampes dans la maison, on ne voit pas les plis du terrain, on se dit que derrière la porte, un peu plus loin, dehors, peut-être au virage d’une route, there is an endless journey, some people “ counted each step of the road/which vanished as they went along ”, on imagine cela et cela prend le visage du poème, we imagine feet and those “ feet raised a cloud of dust/ and is was a coat embroidered by the sunlight ”, but the “ door closed again/ a black door/ night ”. We have to begin again : something black falls in my path, maybe on my feet, & at the same time there is the hot sun : you see “ gold & violet/ you become the humming/of smoke of a voice/ and it couldn’t be better/ if it were not for” a black box, fallen on your skull. It has fallen again. The door is still closed, black night has fallen in your skull, around your arms. How do you expect to see in your skull when no one else can see what happens, unless they crack open your skull. How ? Writing gives you something like a black room, we recreate the experience of a blind man exploring with his hands the surface of the table, and also the experience of a crashing heat, gold & violet, pulsing in your skull. Afterwards, we have nothing to say, nothing to look for. Everything happens in the middle, where light & night divide, reflecting a black cloud far away on the simplest white sky. All these descriptions create images. But what is an image ? Something clear in the middle of a sentence we’ve never heard ? something at a distance, “ perpetually straining to make the simplest gestures ”. Take a table, write on it, and everyday, writing becomes like a square of wood, a black surface where your hands lose themselves in the shadows. Look at the table in front of you, you have to find the simplest way to move across this space, even if you don’t know how. Je voudrais qu’écrire un poème soit cela, attendre au dessus d’une table sur une terrasse, du jour à la nuit, écrire ce passage, heat on your skull, heat under your dress, under the table, et voir la lumière faiblir, disparaître avec la chaleur ; quelque chose comme une matière noire slips into the night, envelopes your head. Tu laisses venir les choses, et si tu les reconnais, il y a un moment où les porter dans le poème consiste à “ chercher une phrase ”, à chercher la phrase où les choses reconnues se montrent comme tu ne le savais pas. C’est alors qu’il fait nuit en plein jour. Que l’on commence à faire exister le poème. Avant, non. Poésie n’est pas quand poésie n’est pas, even in the distance a form is being drawn, a tone is heard, a sound beats somewhere, a voice resounds within the room, the physical world draws away. The poem must speak to what is outside itself ; the poem must recognize how things surrround it, how a material presence — a stone, a town, a building, a block of streets or ligth reflected on the facade — asserts itself ; engages its own body to become something even it does not know. A body is introduced into other. Together they move, change, you must make of it what you can. Everything : perceptions , shopping lists, street names, names of animals, a red plastic cup, a spoon, a homeless man in his blue sleeping bag, an abandoned car in a field, the “ staggering and central fatigue,( the) kind of gasping fatigue, (the) sort of deathlike fatigue ”, “ a fatigue of the mind in carrying out the simplest muscular contraction, the gesture of grasping (…) for something ” etc., you had to go out, to breathe even if you can’t find the air you need. And something like a soft hand comes again under the poem : Do you like this feeling, when your poem gets itself into trouble, shows you its rawness ? You recognize in that moment how writing questions the beginning and the end of all things that exist outside of us. Include what you don’t know about yourself and your perceptions. Do you remember on the Wisconsin road, a Sunday morning, with michel & annie, all the crushed animals left there in their thick fur ? How do you deal with the death of an animal ; how do you bring it into a poem ; what do you do with this raw reality. What do you do when before your eyes something flashes, a red fox in a small valley.
What did you mean, in your book, when you spoke about a poem as if it were a pair of shorts, or panties, or when you spoke about the two long legs of that poem, ; how a poem gave you the feeling of a very intense shudder on the back of your neck. The same sensations when the hair-dresser touches your neck. And little by little, or suddenly, like lightning, in everyday language , something is displaced, the poem’s language reaches a place of indecision, the poem stammers, it trips over its own language, trips over harsh reality—dure réalité rugueuse. This is the reason.

Recommençons quand même : take a table, in one of his space, you see something clearly, in the other, because the shadow become a black patch, you lost the simple gesture of your writing hand. How to write when table is black plan and simple space both. One’s to see & one’s not. One’s for you, one’s for anybody. How. Perhaps, something in this black part plays like a chronique of the checkmate. You have to follow how all things you don’t know situate the poem.

18 janvier 2007
T T+