Martine Drai | De Paris 4


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4 décembre
Ce matin àla banque - mais je dois préciser d’abord que la banque CCF, dont j’étais cliente depuis vingt-cinq ans, a été absorbée l’an dernier par le groupe HSBC qui a ouvert récemment une agence très près de chez moi. Ce qui fait que j’y dépose mes chèques, mais que, lenteurs administratives obligent, je dois encore fournir une pièce d’identité et préciser ma banque d’origine.
L’homme qui m’accueille ce matin me reconnaît puisque je suis déjàvenue, mais me demande : Et vous êtes… ? Je veux dire… votre appartenance ?
Je souris, lui réponds CCF, et commence àremplir mon bordereau. Mais lui : Oui c’est idiot… enfin, c’est le mot qui m’est venu… Mais évidemment, on n’appartient pas àsa banque…
Moi : Heureusement…
Il me sourit d’un air désolé, comme s’il se sentait coupable d’une obscénité, et ajoute : Mais ça viendra peut-être… Etant donné ce qui se passe… On finira peut-être par leur appartenir… On est de plus en plus sans défense…
Moi : De plus en plus, oui…
Il hoche la tête et sourit encore. Le collègue assis àsa droite lui lance un bref regard qui marque le désaccord. Je ne sais pas s’il l’a enregistré. Je tends mon bordereau et en profite pour le dévisager. Il a les cheveux gris mais un visage rond et un regard très jeune. Son sourire est maintenant moins désolé, plus amical. Il m’a clairement signifié de quel camp il était en dehors de sa fonction ici. Il se sent plus tranquille, je le perçois. Quant àson collègue, il a choisi de nous ignorer en s’appliquant àses écritures, le front obstinément baissé.
Je sors de l’agence en me demandant si ce petit échange pourrait avoir, dans la vie professionnelle de mon interlocuteur, des suites, et lesquelles.
Je repense àlui plus tard dans la journée. A cause de ce besoin de me signifier qu’il n’adhérait pas àsa fonction, et se maintenait en vie en dehors de ses heures de bureau, il me rappelle un serveur que j’ai connu il y a quelques années.
C’était dans le vingtième arrondissement, aux environs de la station Père-Lachaise, mon analyste habitait par là, àl’époque, et une fois par semaine je m’arrêtais àce café pour une halte préliminaire de cinq àdix minutes. Ce serveur avait une marotte : il devinait les parfums des femmes. C’était sa joie et sa fierté, c’était ce qui ouvrait dans l’ordinaire de ses jours des chemins de traverse, des énigmes, des inconnues. A l’époque il m’avait connu un parfum et un seul – j’étais dans une époque où je n’en changeais pas.
J’ai retrouvé cet homme cinq ou six ans plus tard dans un bistrot de Saint-Germain-des-Prés. Il m’a reconnue le premier. J’étais attablée en terrasse, j’attendais un ami, il s’est approché pour prendre ma commande, s’est incliné et m’a souri… C’était un sourire particulier, je n’en comprenais pas la raison, jusqu’au moment où il m’a dit : Oscar… Vous avez changé…
C’est àce mot que je l’ai reconnu. Lui n’avait pas changé du tout.
— A l’époque, c’était Coriandre…
Il avait raison. J’étais stupéfaite. Je le suis encore. Cet homme garde en mémoire les parfums de ses clientes, et nous sommes évidemment innombrables… Mais c’est par làqu’il manifeste, lui, comme ce matin mon interlocuteur àla banque, la distance qu’il prend avec le rôle pour lequel on le rémunère. Le hors-cadre.


5 décembre
Longue marche cet après-midi, de la rue des Francs-Bourgeois jusque dans mon treizième. Je suis passée par la rue des Rosiers puis la rue de Fourcy, j’ai traversé la Seine au Pont-Marie d’abord, et après l’île Saint-Louis au pont de la Tournelle, je suis remontée par la rue du Cardinal-Lemoine jusqu’àJussieu, de làj’ai emprunté la rue Monge qui m’a conduite jusqu’aux Gobelins, et l’avenue des Gobelins jusqu’àla place d’Italie. J’ai vu venir le soir sur la durée de mon parcours, la nuit était tout àfait làquand j’ai dépassé la place d’Italie, un peu essoufflée mais contente. Environ une heure et demie de marche, j’ai plusieurs fois monté ou descendu des côtes, et sous le manteau j’ai même un peu sué. Sensation rare ici, la ville s’éprouve comme terrain, l’asphalte devient sol et laisse dans les jarrets la mémoire de ses dénivelés. Connaissance tactile et cinétique de Paris, où la plupart du temps le visuel prévaut. Il faut ici une dépense musculaire plus forte qu’ailleurs pour le reléguer au second plan des perceptions.
Ou alors il faut être amoureuse. Mais c’est une autre histoire.


8 décembre
Quand je sors de chez moi je vois fermé le parc de Choisy, je m’approche des grilles, un écriteau explique : Pour cause d’intempéries - j’ai les cheveux dans la figure, le vent souffle beaucoup, c’est vrai, et c’est bien ce qu’ici on appelle une intempérie.
Grosse affluence dans le métro, mauvais jour, je subis comme les autres un ventre contre mon dos, un coude dans mes côtes, un regard apeuré àdix centimètres du mien, je suis dressée àl’éviter, comme tout le monde, comme tout le monde je me concentre sur l’avenir immédiat et ce que je peux en attendre, dans neuf stations, dans huit stations, dans six stations, dans quatre… J’attends Hogarth, d’autres n’attendent rien d’aussi beau, je me dis respire, respire... Et je respire.
Arrivée àla pyramide du Louvre je vois des théories serrées de touristes s’en éloigner, je m’approche àmon tour, j’apprends de la préposée àl’accueil que le vent a cassé quelques carreaux de l’édifice, on l’a donc fermé, et pour quelques jours l’entrée se fera par le pavillon Richelieu… Je m’éloigne de quelques pas, et reste un instant perplexe devant le bassin triangulaire où trois canards ne peuvent presque plus résister àla force du vent, ils essaient pourtant, bravement, ils luttent sur une surface d’eau mouvementée comme un bronze du Bernin, le vent les déporte contre un bord, ils rament, s’éloignent, y reviennent… Je les regarde quelque temps, ce sont des frères, je me reconnais en eux, je sais d’avance ce qui va m’arriver au pavillon Richelieu, je le lis dans les ailes hérissées de ces frères… J’y vais quand même... Comme je prévoyais la file d’attente est effrayante, la rogne me reprend àla gorge, plus d’autre issue en perspective que l’éloignement, et l’acceptation… Ce sera une de plus. Une de ces innombrables grandes expositions parisiennes que j’aurai manquées parce que deux heures de piétinement dans une file d’attente ne me permettent pas de voir avec sérénité ce qui peut exister de l’autre côté de l’attente. Mais c’est bien ça aussi, être parisien, c’est même un de nos pittoresques certifiés : l’authentique Parisien manque mille agréments de Paris pour la simple raison qu’il se trouve déjàla peau et les nerfs suffisamment écorchés par les transports en commun sans avoir àse rajouter deux heures de file d’attente où que ce soit…
Pas la moindre envie de reprendre le métro, je marche vers la Seine, le vent souffle toujours… Et un jeune homme court devant moi après sa casquette, et une femme tient sa jupe, une autre ses cheveux, ma peau revit, on se croirait presque au bord de la mer, quand je passe la Seine au pont des Arts je vois des mouettes déportées par le vent, moi-même je résiste difficilement, ces mouettes sont des sÅ“urs, et tout cela me rappelle le mot « mistral  » et l’homme qui m’en avait appris le sens en provençal : lou mistraou signifie « le maître  ». Je m’étais dit : un peuple qui nomme maître le vent ne peut pas être entièrement mauvais…
Ici àParis le vent n’est pas assez souvent le maître, mais aujourd’hui si, et tout compte fait je ne serai pas sortie pour rien. Le vent vaut bien Hogarth.


10 décembre
Mon côté du treizième qui est le moins séduisant de tout l’arrondissement, gagne beaucoup àse faire voir en hiver. La nuit arrive tôt, dès cinq heures les regrettables tours grises n’existent plus que par leurs fenêtres éclairées dans l’espace noir du ciel, ces typographies lumineuses varient d’une heure àl’autre et rétablissent dans ces tours la diversité que le jour éteint : d’un logement àl’autre les couleurs de rideaux sont différentes, comme le sont les emplacements des luminaires, qui produisent des architectures d’ombres jamais semblables, et nous les regardons d’en bas, de l’avenue, et par intermittences s’y mélangent les éclats de vermeil pâle des dernières feuillages de l’avenue dans le faisceau des lampadaires. Beauté saisonnière de mon quartier.


12 décembre
Bistrot Le Coche, rue de Tolbiac. Je découvre le gros titre de la première page de Libération ce matin : « Ségolène petite mère du peuple  »â€¦ Je m’étonne àvoix haute, pour l’amie qui vient de me rejoindre au zinc, de n’avoir pas encore entendu le moindre commentaire àpropos de Ségolène Royal, pas ici en tout cas, ici c’est le calme plat… Mon amie me fait remarquer qu’on ne glose pas non plus sur Sarkozy, pas encore… Nous nous en étonnons de concert, et finissons par conclure que les Français, cette année, sont peut-être trop fatigués pour gloser… Les Français ne seraient plus les grandes gueules qu’ils étaient… Ou bien ce bistrot-ci serait particulier, une espèce de micro-climat… Nous rions un peu de cette hypothèse et nous séparons pour retourner ànos travaux respectifs.
En remontant vers chez moi, je me rappelle la joie d’un taximan, àQuébec, qui m’avait chargée le lendemain de la victoire du Non au référendum de juin 2005. Il était fier des Français. Ils étaient beaucoup, en ce mois de juin 2005, àQuébec, àexprimer cette fierté – une fierté de cousins, comme ils aiment parfois le dire : Quand même ils changent pas les Français ! kriss ! ça fait du bien de voir qu’ils changent pas !... Ils résistent ! ça fait du bien !...
Je me demande de quel Å“il ils regardent maintenant ce qui se passe ici.


19 décembre
Parc de Choisy. Vrai froid, surprenant après la douceur des derniers jours. Une vieille Chinoise fait son taïchi toute seule. Et un seul corbeau sur la grande pelouse. Comme un seul, hier, sur la plus haute branche d’un des deux gingko biloba. Je me rappelle le temps où on ne voyait pas du tout de corbeaux dans Paris, et qu’ils sont apparus il y a environ dix ou quinze ans, et que j’avais trouvé la chose inquiétante. Je me rappelle une saison, il y a trois ou quatre ans, où on les voyait très nombreux dans le parc de Choisy, certains gros et gras comme des chapons. Mais curieusement, depuis cet automne, je constate qu’ils se font rares… Et je me prends àcraindre leur disparition… Leurs yeux contemplatifs et leurs marches tranquilles àgenoux haut levés me manqueraient beaucoup.


1er janvier 2007
Ce matin je remarque, dans le parc de Choisy et sur une courte portion de la rue de Tolbiac, des acacias au feuillage encore vert et très peu clairsemé. Il faudrait peut-être en éprouver de l’inquiétude... Mais le réveillon a été clément et pluvieux comme dans une ville du Sud, ce matin le ciel est très bleu, et on en profite, ce n’est pas si fréquent, l’inquiétude ne résoudrait aucun des problèmes connus.


5 janvier
Barbizon, suite. Dans le coin du SDF Eric il y a eu vers la fin novembre l’arrivée d’une bergère vieux-rose, puis d’une seconde d’un beige éteint, puis d’un meuble bas qui avait l’air d’une table de nuit… Enfin le coin droit de l’entrée du Barbizon a ressemblé pendant quelques semaines àun coin-salon – un peu moche un peu épuisé un peu sale, mais quand même… Mais ce matin tout ce mobilier de fortune avait disparu. On n’a rien laissé. Ni les meubles ni les couvertures ni les vieux journaux. C’est peut-être un coup de la voirie. Je ne le saurai pas.


7 janvier
Piscine Château-des-Rentiers. Alors que je me sèche dans une cabine, la voix d’un enfant me parvient de celle d’àcôté. Il parle àsa mère. Làc’est ton grain de beauté que tu t’es fait enlever l’an dernier ?... Non, mon chéri… Si, c’était là !... Je te dis que non… C’était où, alors ?... C’était là…. Ah oui, tu as raison… Mais ta cicatrice, là, qu’est-ce que c’est ?... Je te l’ai déjàdit… Redis-moi… etc. Je me sèche et me rhabille en imaginant, de l’autre côté de la paroi, le regard de l’enfant très près de la peau de sa mère, et je perçois dans le ton de sa voix toute l’attention jalouse qu’il dédie àce corps. Je suis surprise de cette intimité – non de la sienne avec sa mère, mais de la mienne avec eux deux. Une intimité beaucoup plus forte que si je les voyais. Et qui, je ne sais pourquoi, me fait penser àcette autre sorte d’intimité que nous surprenons désormais continuellement : celle qui s’énonce au téléphone portable. Et je me demande : pourquoi, ici, une sensation de plus grande intrusion ?
Je suppose : parce qu’ici c’est complètement àl’aveugle. Tout m’arrive par l’oreille seulement, et dans le partage des vapeurs et des odeurs (de chlore, de peaux, de produits de soin), et avec la connaissance précise de l’habitacle étroit où se vit cette intimité.


9 janvier
Une inscription sur le mur du Barbizon : « Quand les pauvres chieront de l’or, les riches leur confisqueront le cul  ».


10 janvier
Visite de la collection de Sylvio Perlstein àla Maison Rouge. En sortant, et malgré la bruine, envie d’aller marcher sur le quai, le long de l’embarcadère du port de la Bastille. Bruit cristallin du vent dans les mâts, la rumeur de la ville me parvient assourdie, personne d’autre que moi ne marche là, j’ai l’impression qu’on va fermer les grilles d’accès au port, je remonte, traverse le boulevard de la Bastille, marche vers la place. Je dépasse deux femmes dont l’une claudique et rit aux éclats, je la regarde en la dépassant, elle vient de casser son talon, elle tient sa chaussure àla main et l’agite dans ma direction pour me le faire comprendre, je ris comme elle et je m’éloigne, et en m’éloignant je cherche en moi ce que c’est, au juste, que ce rire et ce ravissement qu’on doit àun talon cassé... Et je dois peut-être àl’or de la statue qui surmonte la place de la Bastille, dont je me rapproche peu àpeu, la réponse qui me traverse : le rire du talon cassé, c’est le soulagement de se voir àl’improviste tombée de son piédestal de Femme, c’est-à-dire de cette femme qui se hausse, par le moyen du talon, àcertaine hauteur de l’être-femme enté sur le visible et dont on ne peut que rire de se voir, soudain, déboulonnée.



19 janvier
Le coin du Barbizon se remeuble. Aujourd’hui un fauteuil de bureau massif et apparemment confortable. Devant l’inscription « Quand les pauvres chieront de l’or les riches leur confisqueront le cul  », il fait merveille.

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27 janvier 2007
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