Shoshana Rappaport-Jaccottet | Dearest, récits courts

Chaque texte a son histoire, en voici une.
Shoshana Rappaport-Jaccottet nous a d’abord confié la publication de deux textes courts – elle-même les appelle des « nouvelles brèves » ou des « récits courts » - « Procédures » et « À propos d’un voyage en Chine » que vous aurez lus précédemment.
C’est en écrivant deux nouveaux textes courts, eux aussi inédits, qu’elle a compris que ces textes formaient un ensemble.
Cet ensemble porte maintenant un titre : Dearest.
Voici « Dearest », suivi de « Hors de soi ! » et « Impéritie », les textes qui ont donné forme à l’idée d’un ensemble.
D’autres suivront.

De Shoshana Rappaport-Jaccottet, lire également Virginia Woolf.
DD


Dearest,
C’est fou ce que ces mots sont violents.
(On a beau dire, c’est fou.) On a beau se croire prémuni. On a beau être prévenu, les voilà, ces mots, justement. Lentement, sourdement, ils affectent.
Et l’on est lesté subitement d’un poids inattendu. Les gestes ralentissent, les pas également, la voix s’infléchit. Le ventre se noue tout comme la gorge. Hantés. Meurtris ? Pas encore. Seulement soufflés, brutalement aux aguets. Trop peu de verbes à disposition. Même les phrases : veule, le langage se délite, aveugle, lâche.
Le cœur vous file entre les doigts. On éprouve une sensation étrange. Ou une absence de sensation. Nul repli possible. Nulle issue. Pourquoi donc ?
(Recréation d’une âme enfantine, où l’analyse minutieuse des sentiments, d’une profondeur « remarquable », laisse, je l’imagine parfois, le lecteur pantois. )
Successful ?




Hors de soi !


Pouvoir insulter quelqu’un. Tranquillement. Sans penser à mal. Éreinter l’adversaire. (Le réduire en compote.) Simplement l’ébaubir. J’aimerais beaucoup cela. J’enverrais valser toutes les conventions. Me targuerais de mon bon droit. Irais m’acheter des dictionnaires. Histoire de battre l’autre sur son propre terrain. C’est vrai ça : rien de plus évident, en somme, qu’un juron. Ça fuse. Ça paralyse. Ça éblouit parfois. Et puis, ça vous laisse du temps. Faudrait imaginer la scène. Qu’irais-je justement imaginer, moi ? Moi, qui ne sais pas me défendre. Moi qui, faute de lexique, en suis à chercher mes mots. Façon de parler. Une joute oratoire, ça se conçoit. Mais une insulte. Comment naît-elle ? On joue calmement et puis voilà. C’est là. Les autres s’exclament. (Pas seulement les imbéciles.) Ils y vont de leur incrédulité, de leur mauvaise foi, souvent de leur cruauté. Je n’en ai rien à cirer. (Serait-ce un explétif ?)
J’exploiterais la surprise. Encore me faudrait-il une occasion. Voire, un bonhomme qui s’y prête. Par exemple, l’un de ceux que l’on croise : inflexible, dédaigneux, innommable. L’un de ceux, précisément, que l’on voudrait pouvoir bannir. Un mot suffit. Pas forcément long, le mot. Quelques syllabes bien senties. Et hop. Au trou, le sbire.
Ça doit être agréable de damer le pion d’un crétin. Faudrait essayer. Mine de rien, tenter sa chance. Hausser le ton. Infléchir le mouvement. Attendre son tour. Hurler comme si de rien n’était. (Mauvais rêve.) Doit-on hurler ? Pas sûr. Tout est question de tempo. De rythme. De moment. Voyez la tête du zozo. Cet air irrésolu de grand niais. S’attendait pas à une réplique. Pensait, je ne sais quoi.
L’exercice est intéressant. Gratifiant. Réjouissant.
Il ne faudrait pas que la tension s’estompe. Que la colère s’apaise. Non. Il faudrait rester vigilant. Hors de soi. C’est-à-dire hors de l’habituelle quiétude. De la sereine bienveillance. Pour qui vous prend-on ?
« Pourquoi interpeller qui ne peut plus entendre et n’a plus de voix pour répondre ? »



« Impéritie ? »

Il se l’était promis. Il ne pouvait reculer. Différer toujours. Depuis longtemps, ce mot l’étourdissait. Il ne savait pas par quel bout le prendre. C’était le matin, surtout, que cela se produisait. Comme ça. D’un coup. Il ne s’y attendait pas. Le choc était chaque fois le même. Ou bien légèrement différent. Tout paraissait étrange alors. Mais il ne pouvait en parler à personne. Ç’aurait été comme devenir un autre. (Le sens du secret était pour lui une seconde nature.) Secret, il l’était devenu par nécessité. Une réserve, un quant-à-soi, une litote.
Dès lors, les portes, les corridors, chaque repère familier cessaient d’exister. Ce n’était pas une fantaisie. (Il en avait vu d’autres.) L’espace d’un instant, le monde devenait un monde fantastique. N’y avait aucun cirque, aucune.
Sa mémoire semblait lui faire défaut. Certes, c’est une façon de parler. La sienne propre. Son idiome, son dialecte, sa langue enfantine. (De l’enfance personne ne lui avait rien dit.) Et pourtant, l’enfant lui était si proche.
Il ne savait plus très bien ce qu’il convenait d’en penser. Il s’était pourtant attelé à la tâche. Il avait même pris des notes. Il avait rempli des cahiers d’écoliers, lentement, d’une écriture illisible et rapide. Il pestait contre lui-même. Souvent. Mais la solution lui échappait à chaque fois. Il ne pouvait s’y résoudre. Comment poursuivre ? Il s’évada en silence. Et le rêve prit fin.

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6 février 2007
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