Dubravka Ugresik : Le Musée des redditions sans condition, roman

  Nous ne sommes pas seuls àavoir une mémoire. Les livres que nous écrivons, les livres que nous lisons en ont une également. La mémoire d’un livre, c’est sa bibliothèque. Celle du Musée des redditions sans condition est énumérée dans les notes placées àla fin de ce roman : Victor Chklovski, Troisième fabrique, Zoo ; Susan Sontag, La Photographie ; Nikolaï Gogol, La Brouille des deux Ivan ; Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli ; Journal de Samuel Pepys ; Joseph Brodski, Loin de Byzance ; Gyorgy Konrad, Le Visiteur ; Jorge Luis Borges, Å’uvres complètes ; Peter Handke, Le Malheur indifférent ; Rainer Maria Rilke, Le Grand Pardon ; Issac Babel, Contes d’Odessa ; Daniil Harms, Écrits.
  Il est également question des fondations de cette bibliothèque, l’abécédaire. La narratrice évoque celui dans lequel elle a appris àlire :

Les coordonnées du système de l’abécédaire ne sont pas construites sur des oppositions. Dans le monde de l’abécédaire, le mal n’existe pas. Il n’y a que le bien, sans sa face opposée. C’est bien d’apprendre, bien de se laver. (Chaque jour/sans détour/vive la propreté/adieu la saleté), de s’appliquer (Jeunes et forts/ne vous dérobez jamais/ànotre travail il faut participer !). Seuls les fascistes sont mauvais. Ils sont généralement accompagnés de l’adjectif noir !
Dans mon abécédaire, la Patrie semble n’avoir pas de frontières. Il y a Pula (Envoyons une carte postale ànotre copain Pero le pionnier, àPula...), il y a Filip de Slavonie et Frane de Dalmatie, il y a notre mer. Mais nulle part, elle ne s’appelle l’Adriatique.
Les noms de mon abécédaire sont croates et serbes, slovènes et macédoniens, équitablement répartis. Autant de Petar que de Mitar, de Djordje que d’Ivan...

  En note de fin d’ouvrage, elle explique :

En 1991, quand la dernière phase, la plus sanglante, du démantèlement de l’Utopie yougoslave commença, le temps se mit en boucle et tout recommença depuis le début. Las des stratégies hystériques de la guerre des médias, pleine de bruits et de fureurs, le démantèlement renoua avec les croquis nus et limpides de mon abécédaire. Les Jovan attaquèrent les Ivan, l’alphabet cyrillique se disputa avec l’écriture latine, les Serbes avec les Croates, Djordje et Qzafer se battirent... Les avions verts àl’étoile rouge de mon abécédaire s’envolèrent. Nos marins yougoslaves bombardèrent nos ports et notre merveilleuse mer d’azur depuis leurs navires. La patrie sans frontières commença àen tracer de nouvelles. Les livres, nos merveilleux amis, brà»lèrent, les églises séculaires et les bustes de Tito en plâtre volèrent en éclats. Les lettres, les figures, les symboles de mon abécédaire se précipitèrent les uns sur les autres pour s’anéantir. Tel Eristochtone, l’Utopie se dévorait elle-même sous nos yeux et dans les espaces béants, comme des oeufs inoffensifs, commencèrent àsurgir les contours de nouveaux abécédaires.

  La reconstruction d’une mémoire est en cours et il semblerait immoral, littérairement parlant, de reconstituer et vous raconter comme un simple déroulement de faits l’histoire d’une existence dont la guerre a détruit la chronologie et dispersé la mémoire. Mieux vaut accompagner les effets de cette dispersion tels que nous la propose une composition éclatée, avec ses échos, ses spirales, ses répétitions et ses reprises entre des villes : Zagreb (la ville natale de la narratrice), Berlin (la ville où elle vit en exil), Lisbonne (où elle est invitée àun colloque littéraire), Varna (la ville natale de sa mère) ; entre des thèmes : l’exil et le rêve, la photographie et la mémoire, le sentiment de la perte ; entre les histoires d’autres exilés : mère, amis et amies, artistes et écrivains.
  De quoi se souvient-on quand on est sommé d’oublier qu’on est né dans tel pays, qu’on a vécu dans telle ville, qu’on a connu telle et telle personne ? De quoi se souviendra-t-on quand on est sommé d’enregistrer ce qu’on ne comprend pas, sommé de glisser àla surface des jours et des nuits afin de ne pas sombrer entre leurs plis ? Pour la narratrice, la mémoire a deux visages : une photographie qui représente trois femmes en maillot de bain posant, immergées jusqu’àla taille, dans l’eau d’une rivière. Mais elle ignore de quand elle date, où elle a été prise, l’identité des baigneuses. L’autre est une photographie dont elle n’a rien oublié : ni les circonstances ni les noms de celles qui y figuraient. Mais voilà : l’épreuve est vierge.


Le Musée des redditions sans condition, traduit du serbo-croate par Mireille Robin (Fayard, 2004), est dédié àVeta Ugresic, mère de Dubravka Ugresic. De cet auteur ont été précédemment traduits par la même traductrice : L’Offensive du roman-fleuve (roman, Plon, 1993) et Dans la gueule de la vie (nouvelles, Plon, 1997).

Lire aussi « revenir c’est la mort et rester la défaite  » àpropos de Le Ministère de la douleur, roman paru en 2008.

Dominique Dussidour

12 septembre 2004
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