Politique marchande

« Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche àdéchiffrer le sens du hiéroglyphe, àpénétrer les secrets de l’œuvre sociale àlaquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.  »
Karl Marx, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret (Allia, 2006, p. 15.)

A 23 h. 41, le 4 mai, deux sondages (« Urgent  » nous sonne le nouvelobs.com) Ipsos et BVA indiquent que « le  » candidat àla présidence de la République est donné gagnant à55 % par les quelque 2 000 Français interrogés au total.

Juste un dernier coup de maillet pour dire, avant que la campagne électorale ne soit close officiellement, que « les carottes sont cuites  » et que l’on sait donc quasiment qui prendra en main les rênes de la pouliche France (un peu d’entraînement public en Camargue pour « le cavalier  » de la droite n’aura pas été totalement inutile).

La politique est-elle une marchandise ?

En relisant Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, de Karl Marx, réédité en aoà»t 2006 chez Allia (6,10 €), la réponse àla question semble aller de soi.

Les sondages politiques (il en existe dans le domaine commercial, ils sont du même tonneau) sont-ils autre chose qu’une marchandise, destinée àmettre en valeur une opinion particulière àla place de la réflexion générale et àinfluencer celle-ci en se substituant, dans l’ordre de la représentation, àcelle qui devrait s’exprimer plus tard, et parfois dans un sens divergent (on l’a vu en avril 2002) ?

Marchandises payantes, livrées par des « instituts  » (terme àconnotation scientifique, genre Institut Pasteur) àdes clients (journaux, télévisions, partis politiques, etc.), les sondages politiques se basent sur un « Ã©chantillon représentatif  » de la population française. Interviewés par téléphone chez eux (les utilisateurs de téléphones portables sont exclus, faute d’annuaire), les « sondés  » expriment alors une opinion qui, par un formidable tour de passe-passe, devient ensuite la doxa étendue àl’ensemble des électeurs.

La démocratie sondagière est ainsi devenue l’agrandissement fantastique d’une « photo àun instant donné  » avec une taille de 44,5 millions d’individus-pixels devant voter dimanche prochain.

Karl Marx (ibid, p. 17) : « Il faut que la production marchande soit complètement développée avant que de l’expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés àleur mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que, dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire àleur production l’emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir àn’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête.  »

Dans la campagne électorale présidentielle actuelle, les sondages auront joué le rôle d’une marchandise virtuelle et manipulatrice. Quotidiennement, ils ont tracé le sillon de la conviction martelée dans un seul sens, celui de l’idéologie dominante qui les a d’autant mieux reproduits et ressassés àsatiété par l’intermédiaire de ses puissants relais médiatiques.

« Dans notre société, la forme économique la plus générale et la plus simple qui s’attache aux produits du travail, la forme marchandise, est si familière àtout le monde que personne n’y voit malice.  » (ibid, p. 33).

Qui connaît seulement le prix des sondages ? Une enquête par téléphone pourrait se révéler payante !

« Ainsi, c’est seulement l’analyse du prix des marchandises qui a conduit àla détermination de leur valeur quantitative, et c’est seulement l’expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur.  » (ibid, p. 18).

Est-il même besoin d’aller voter ? Laissons-nous bercer (ou berner), les jeux sont faits, et contemplons enfin, le 6 mai àla télévision, les résultats du second tour, déjàétablis, « redressés  » et corroborés de concert par les six principaux « instituts  » spécialisés (un marché de 800 millions d’euros).

La marchandise politique fétiche érige àla vue de tous son sens caché et « secret  ».

La politique marchande fait feu de tout bois. Mais peut-être faut-il imaginer simplement, un jour, l’éclat - dans le noir qui s’étend - d’une étincelle (Iskra, en russe) ?

5 mai 2007
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