Le mouvement qui déplace les tables (12)

Douzième partie : table d’opération

Une table d’opération, chose de l’hôpital, établi du chirurgien, résiste à ce qui fait violence au corps posé dessus et se métamorphose en “tableau”. Un après-midi tranquille cette table ne différait sous aucun rapport de toutes les autres tables regardées : tout n’y était qu’un fragile équilibre entre des choses assemblées.

Trois photographies de Peter Fischli et David Weiss, extraites de la série de 1984-1985, Un après-midi tranquille, présentent des objets usuels, une bouteille, des ustensiles domestiques, des instruments de cuisine, posés sur une table, pétrifiés dans des assemblages à l’équilibre précaire, juste avant le mouvement de la chute.

Le corps à tous égards est inaccessible. L’Arrêt, la fatigue,

l’ombre d’un marteau entaille d’un trait noir le mur, la cicatrice fissure un abdomen, les choses vont péricliter, la photographie fixe l’artifice d’un édifice incertain sur la table, la photographie fixe une lézarde inopinée de ventre. Chaque objet joint laisse paraître dans sa texture une expérience qui exige d’être sauvée de l’affaissement. La peinture de la casserole s’irrite, le bouchon de liège se décourage au fond de la bouteille vide, l’union de trois piles électriques flirte avec le bord intérieur d’un rouleau de papier adhésif, le piercing de vingt sept agrafes fait de l’esbroufe sous une lampe de chevet et se flatte d’être un bijou. Les espaces entre les choses ne prennent vie qu’à partir de l’inutilité des liens qui les unissent.

Le Cours des choses (Der Lauf der Dinge, 1986-1987) scènes sans liens qui s’engendrent entre elles l’une l’autre en se métamorphosant, demeure une succession d’états. Toutes les choses circulent les unes dans les autres, chacune se nourrit de l’autre et se transforme en sa propre substance. La décomposition est créatrice. Insuffler la vie à ce qui semble mort est une manière d’attester de présences cachées.
Les titres des assemblages photographiés diffèrent selon que les images sont accrochées sur le mur de gauche ou sur le mur de droite :


L’homme au chagrin incessant
Retour à la maison le soir

Les paroles dites, par une personne malade – parfois même écrites, sont le seul moyen de rester en vie,


vivre c’est
apprendre à
devenir
le langage

écrit en SMS Philippe Rahmy depuis le lit d’hôpital. Walter Benjamin dans Enfance Berlinoise dit : « Mais moi, je suis défiguré à force d’être semblable à tout ce qui est ici autour de moi » et Jean-Michel Palmier : « Le besoin de parler, de se parler est une des conditions de survie de la plupart d’entre nous », dans Fragments sur la vie mutilée l’auteur demande « Et comment expliquer ce que signifie les “affinités électives” ? »

J’avais désiré un gros livre pour qu’il dure longtemps. Un très gros, peu après, était posé à côté de moi en permanence sur le lit : Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu. Tout contre moi, présents, sur les draps, dans les draps, deux penseurs apocalyptiques abolissant les frontières entre le sacré et le profane. Deux écrivains mettant en crise tout discours qui s’énonce comme certitude et comme vérité.
Même invités dans un lit de malade, les poètes se déshabillent de leur costume de poète. De nombreux écrivains et lecteurs ont noté le caractère intime et sensuel de la lecture au lit. Alors, lire et écrire ne sont qu’expérience et la nécessité de la dire depuis un corps : parole folle et sagesse paradoxale. Ce qui fait le prix de chaque expérience c’est sa valeur de première fois.

Expérience (Exercice)
Organiser graphiquement sur une page l’espace de votre vie pour la rendre visible.

Au moment de faire l’exercice Le peigne-rose est tombé de ma trousse de toilette. J’ai reconstitué ce qui me tombait sous les yeux, d’abord en polices normales grasses, après en petites italiques maigres, en faisant d’un morceau choisi de page de Frédéric Léal un “tableau” :

Le pain quotidien c’est toujours à venir, “today, stop the pain.”

Depuis la multiplicité des niveaux de lecture des trois charges pesantes – une hotte, une paire d’ailes, une bosse – du livre posthume de Jean-Michel Palmier, je goûtais la joie digeste de la métamorphose de l’objet lourd en refrain léger :


Un rêve m’a dit une chose étrange
Un secret de Dieu qu’on a jamais su
Les petits bossus sont des petits anges
Qui cachent leurs ailes sous leurs pardessus.

La faille (la lézarde) qui marque le rapport à la vie fait écrire Benjamin du point de vue des vaincus. Beckett c’est du côté de l’homuncule, une créature infra-humaine, immangeable, innommable, un petit homme, petit être vivant doué d’un pouvoir surnaturel, un petit bossu en quelque façon.
La névrose n’est créatrice que grâce à son insertion dans l’histoire, dans une histoire, même dans une hagiographie.
L’écriture de soi peut dire l’histoire. Les créateurs regardent à distance d’eux-mêmes et proches des choses qui les rendent semblables aux villes, aux rues, à une couverture sur un trottoir, aux meubles, aux tables, à une table d’opération, ils fabriquent des images qui transfigurent l’expérience la plus pauvre avec la matière d’une voix d’enfant : « Maman, j’ai mal à ma cicatrice » pleurniche la petite fille qui sent comme une suppléance dans son ventre. La mère n’entend plus d’où elle est. Encore un enfant, comme Saint-Julien l’hospitalier, qui tua son père et sa mère sans le savoir. Un passeur, une passante.

Quelque chose cloche, Sainte Eulalie sonne complies, au loin. « On va bien dormir cette nuit … » encourage l’infirmière du dernier thermomètre du jour. Visages.


L’hôpital entraîne une modification de la perception de l’espace et du temps, il bouleverse la sphère affective. Ceux qui furent proches, des amis intimes s’éloignent après quelques visites. D’autres, que l’on connaissait à peine, font preuve d’un dévouement inimaginable. Mais les visages les plus fréquents, ceux qui vous entourent, sont ceux des infirmières. Avec certaines ou certains, un climat de confiance s’établit. Qui pourrait imaginer l’importance de ce premier visage qui pénètre dans la chambre chaque matin ? Un sourire, une parole d’encouragement peuvent décider de la tonalité de la journée. On apprend vite à reconnaître celle ou celui qui manifeste une réelle sympathie de celle ou celui qui cherche à cueillir quelques phrases pour remplir les « transmissions ». Avec certains s’établit parfois un rapport de sympathie. Chez d’autres, on redoute quelque chose qui est proche de la délation.

Jean-Michel Palmier,
Fragments sur la vie mutilée, Sens & Tonka, 1999, p.33

“On” est un pronom hospitalier, de l’hôpital, de l’accueil. Des
Hospitalités il y en a de toutes sortes : même à deux heures du matin, on vous ouvre les portes et on va voir la bête qui vous déchire les entrailles. “Voir la bête, une lecture du guide mots-poissons.
“On” est un mot-poisson soluble dans l’image, « un protée absurde repéré par des phrases » mesurées par le saoulomètre du père Mathieu.
L’éphémère en images ne caille pas, il tourne autour d’une idée de lune, le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques et assèche les Airs de Paris des particules qui essoufflent les gisants.
Les dispositions des choses sont « aléatoires, le motif n’a ni haut ni bas, ni gauche ni droite, et peut être disposé suivant le gré de l’acheteur »,
les installations traduisent les regards arbitraires, les poncifs de la peinture à la source des actes plastiques : « Aux vérités déclarées doivent être opposés les mystères » aurait dit alors Louis Marin en pensant au portrait à l’âge classique.

Langue pliée au rythme des possibilités respiratoires. Parfois les phrases sont trop déshydratées pour atteindre le cerveau. Pourtant la lectrice aussi est “une grande actriste”, pour elle aussi certains phénomènes ne se manifestent pleinement que dans l’extinction où le poème de Cécile Mainardi puise son souffle :


je vais pour prononcer un mot
prononçable
et je me rends compte
qu’au lieu d’articuler, je souffle
je souffle sur leur membrane
inflammable et mobile et ça les rend
prononcés/
je n’articule rien,
je souffle sur « eternity »/sur « piliers
invisibles »
en même temps que je le prononce,
appuyée contre rien
je ne suis plus en train de prononcer,
j’embrasse
et en même temps qu’a disparu celui que
j’embrasse
je disparais aussi/j’ai disparu avec lui
je suis portée disparue/prématurément
dans un accident de prononciation/dans
les proportions imprononçables
d’un baiser


Cécile Mainardi,
Je suis une grande actriste, Éditions de l’Attente, 2007, p. 25-26

Je regarde “les proportions imprononçables” de Mon nom. Tu voulais mon nom, une installation de Stéphane Calais, apparaît le renom de Paul Celan – je t’entends : La Rose de personne :


Loué sois-tu, Personne.
Pour l’amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Personne, pourtant un nom propre est inscrit sur le tableau peint en remerciement d’un vœu exaucé. Ex Voto de 1662 de Philippe de Champaigne représente l’instant miraculeux de la guérison de la fille du peintre, religieuse à Port-Royal : Soeur Catherine de Sainte Suzanne. Le père et l’artiste manifestent une gratitude au Christ comme l’attestent les mots peints dans la partie supérieure gauche du tableau.

Le Palais des Beaux-Arts de Lille présente jusqu’au 15 août 2007 une exposition, “entre politique et dévotion”, de 75 tableaux de Philippe de Champaigne et montre le cheminement artistique d’un portraitiste paradoxal de Port Royal des Champs, abbaye où le portrait comme genre pictural était condamné.

Louis Marin a interrogé ce paradoxe et s’est demandé en quelles manières un nom propre, c’est-à-dire le nom que porte un individu qui est nommé de ce nom, peut être écrit sur un tableau de façon manifeste ou latente, visible ou invisible, et désigner un portrait.
La plus simple manière c’est d’inscrire le nom, ou un signe qui le représente, comme la date de la mort de la personne portraiturée et/ou l’âge de cette personne au moment de sa mort.
Sur un parapet, petit mur dressé à hauteur d’appui de l’homme portraituré, l’abbé de Saint-Cyran par exemple, on peut lire l’âge et la date de la mort de ce responsable de l’abbaye de Port-Royal, comme une autre façon de dire le nom.

« Seule la mort peut transformer cette figure en un mémorial d’existence, en un monument d’individualité », énonce Louis Marin le 29 février 1992, dans le cadre d’une conférence du Collège de Philosophie à Bordeaux.
Le portrait a été exécuté d’après un masque mortuaire. L’abbé de Saint-Cyran semble nous regarder, il voit seulement passer son “identité”.
Le parapet, dans d’autres portraits la fenêtre, métaphore du tableau, puissant dispositif de la montre, selon les mots de Jean-Marie Pontévia, surligne ou réfléchit le portrait dans son opacité. Opacité de la peinture. Entre masque et sujet, le portrait « ressemble à la ressemblance » écrit l’auteur de La Peinture, masque et miroir. Le référent échappe à toute identification.

Le modèle dans le portrait prend la pose, il se compose lui-même dans cette pose, c’est-à-dire dans un suspens du devenir temporel dans et par la représentation. Nous ne parlons pas de “portrait” lorsque la figure est prise dans une activité quelconque, une Dentellière, par exemple, remarque Louis Marin citant à nouveau Jean-Marie Pontévia.
C’est dans le nom de cet homme qu’une identité se dépose.

L’exigence du portait se résume en un énoncé injonctif : « Nomme-moi ! »

« Qu’est-ce que le moi ? »


Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges ou des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.


Pascal, Pensées (1670),
fragments 123 et 323 (édition L. Brunschvicg).

Le parapet marque la séparation de la figure d’avec le nom ; c’est un opérateur. Le parapet opère une conversion du regard. L’opération du parapet dispose la figure portraiturée sur une table, un tableau. Le portrait, ( “pour traits” ), est une table d’opération qui établit le double rapport du nom et de la figure, le vieux conflit du verbal et du visuel qui traverse l’ascèse spirituelle de la connaissance de soi dans la logique de Port Royal. L’espace pictural du portrait est l’intervalle même de deux aliénations contradictoires : l’écart qui tient un “moi” écartelé entre « l’identification de soi à l’image invisible de Dieu en soi » et cette autre aliénation de soi dans la construction hallucinée du regard d’autrui.

Les portraits de Philippe de Champaigne produisent une “impersonnalisation” qui arrache le modèle à la personne représentée et qui rendent paradoxalement ces tableaux conformes à une morale qui condamne ce genre pictural. « D’où devant les portraits les plus réussis de Champaigne, ce sentiment simultané d’une extrême individualisation et d’une sorte d’impersonnalité : ce qui fait l’objet du tableau n’est plus le dynamisme psychologique de l’âme, mais la part impersonnelle de la personne, sa part sacrée. »

La contradiction mise au jour par Louis Marin devant les portraits de Philippe de Champaigne semble en quelque façon un même ordre de phénomène que celui qui émerge des analyses de
Zygmunt Bauman et de ses thèses sur “le présent liquide”. Non seulement « la vie liquide se nourrit de l’insatisfaction du moi par rapport à lui-même », mais si « être un individu signifie être différent de tout le monde » dans une société composée d’individus c’est la “ressemblance” plus que la “différence” qui fait fonction de modèle normatif — plus “les gens” cherchent à ne pas être comme les autres, plus ils sont les mêmes (le mot “identité” vient du mot latin idem qui signifie “le même”). On assiste à un rétrécissement progressif de l’expérience personnelle, l’indifférence des uns par rapport aux autres fait chanceler les mots, je suis morte, mais je m’obstine : reste à donner une figure “aux gens”, une figure qui se donne immédiatement, comme visible et lisible, à travers les masques de la représentation et les regards portés sur elle.
“La vérité en peinture” n’est pas une substance mais un point de vue porté sur les choses et une manière de les considérer. Correspondances : [le tableau] « est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles » ; un lieu d’interrogations et de méditations. Méditations catastrophiques aurait dit Élie Faure.

Le tableau est pris dans un immense système de signes […] toujours présent et toujours absent. Le texte inscrit à même l’espace de la toile, opère au plus juste et sans effet spectaculaire. Hors tout dispositif conventionnel d’ouverture (fenêtre, parapet, lézarde, passage ...), il donne aux regards vivants l’impossible lecture d’une présence contradictoire qui se regarde seulement. La “spiritualité de l’instant présent” est rendue visible et lisible, entre texte et image, dans une enfonçure picturale, une simple découpe abstraite, un “moment décisif” où le vœu de Catherine est exaucé. Inscrit dans l’ Ex-Voto de 1662 le nom de la miraculée à l’intérieur d’un texte offert en remerciement se ramasse sur lui-même, se concentre jusqu’à se nier sans effort ni tension dans un vide comblé.
L’opération s’est bien passée, il n’y a [plus] personne sur la table, mais personne n’est jamais certain de ce que [qui] désigne le tableau, sauf peut-être certains livres lus dans leur silence :
 Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, Éditions Klincksieck, 2006.
 Jean-Michel Palmier, Fragments sur la vie mutilée, Éditions Sens & Tonka, 1999.
 Walter Benjamin, Sens Unique précédé de Une Enfance berlinoise, Maurice Nadeau, 1988.
 Samuel Beckett, Cap au pire, Éditions de Minuit, 1991.
 Camille Laurens, Quelques-uns, P.O.L., 1999.
 Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Poésie/Gallimard, 2003.
 Zygmunt Bauman, Le présent liquide, Seuil, 2007.
 Pierre Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Corti/Les Massicotés, 2004.
 Louis Marin, Études sémiologiques, Éditions Klincksieck, 1971, chapitre “Philippe de Champaigne et Port Royal”, p.127 à 158.
 Michel Ragon, La voie libertaire, Plon/Terre humaine, 1991.
 Thierry Maricourt, Henry Poulaille, Éditions Manya, 1992.
 Frédéric Léal, Le peigne-rose, Éditions de l’Attente, 2007.
 Cécile Mainardi, Je suis une grande actriste, Éditions de l’Attente, 2006.

26 mai 2007
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