Marie Cosnay | La langue maternelle

Le 23 juin 2007, lors de la Nuit remue, Marie Cosnay lira un extrait de Déplacements, paru aux éditions Laurence Teper.

Jean-Marie Barnaud a consacré une chronique àVilla Chagrin, paru aux éditions Verdier.

La revue remue.net a publié En outre dans son numéro d’été 2005.


Ce que je dis maintenant, ce n’est pas moi qui le dis.

Ossip Mandelstam.

Langée d’étoffes, silhouette àla fenêtre. Les collines rougeoyaient. La bruyère parfois mène au sang, le sang dévale les sommets pentus. Des bandes étagées aux lointains se plissaient. Je plissais de même les yeux. C’était l’enterrement de mon père. Combien de fois ai-je enterré mon père, pensais-je. Cette fois non plus, par bonheur, ce n’était pas la bonne mais quelque répétition acharnée. C’était peut-être la manière la plus tragique de revenir. Avoir l’œil, par la fenêtre, sur les rigoles de terres rapiécées, bruyères et les genêts. J’hésite maintenant àsavoir où j’étais : àla fenêtre devant les colonnes avec les chÅ“urs avançant dans l’hommage - ou au centre du chant, sait-on, serrée par les poitrines, dans les haleines - ou encore dans la chambre inchangée, elle est comme il le faut la chambre exilée, après le couloir si frais l’été qu’enfant j’y voulais dormir. Couloir qui donnait lieu aux chambres noires, ainsi que je disais, maladies, les grands-mères y dormaient, en sortaient peu, silence, maladie, maladies des arbres, maladies des pieds de chênes sclérosés qu’au ras du sol je voyais, maladies des feuillages fumant aux sommets invisibles, le vent tonnait, l’air pur brillait, j’avais cela en tête dans un chuchotement d’avant l’orage, qui sait ce que dans les chambres noires des grands-mères je vis, qui sait aujourd’hui, revenue, si ce n’est àla porte des chambres, dans le couloir froid, guettant, guetteuse, que je me tiens, dans le silence qui suit les obsèques, après les chants, après le corps enfoui car chez nous on ne veut pas brà»ler, chez nous le bois est sec et ne brà»le pas. J’attends.

C’était l’enterrement de mon père, le moment où jamais, c’était le moment où jamais, j’avais toujours pensé ainsi, ce devait être mon tour de fête et quelle déception : les femmes vêtues de noir se succédaient, avançaient, observées toujours par la forme qui se penchait àla fenêtre. À tue-tête crier àla silhouette qu’elle tienne accrochée. Une femme par la fenêtre, une femme, une autre. Ne pas tomber. Aujourd’hui nous suffit le mort, nous suffit un seul mort, celui sec et roide qui ne brà»le jamais, je me souvenais de tout un tas de choses paternelles, les rois des terres mortelles donnaient aux filles des ordres, aux fils des fiancées, il est àcroire que les fiancées échappaient, les pères restaient aveugles, les fils fuyaient àleur tour, fuyaient sans pourtant quitter les lieux, les pères embrassaient les traces fantômes des lieux et des fils, certitude des pères, écoutez, la voix des pères gonfle, la voix fait grossir les pères, la voix est d’autorité, s’adresse àla trace sans corps, elle enlace, la voix paternelle grave qui connaît les formules et les protocoles enlace les espaces où les corps des fils ont disparu, personne ne s’en étonne, les fils pleurent cependant - installés dans le temps du sanglot le perpétuel le temps numéro un du sanglot perpétuel, les fils enfuis vivent aux côtés des pères et c’est toute une histoire.

Je pensais : c’est l’enterrement de mon père. Le moment est venu. Il n’y a rien autour de moi que des femmes vêtues de noir. Il y avait les rois des terres mortelles et àleurs filles quels ordres donnaient-ils - fille de père je saignais bien sà»r en un temps d’affliction, attendant l’amour, qui, je le constatais maintenant, ne viendrait pas plus que ne tomberait, coup sec dans le gazon piqué de crottes de brebis, la silhouette penchée àla fenêtre. Tout d’un coup il se mit àpleuvoir, c’était une bonne idée pour nos âmes endeuillées, fatiguées par la marche et le chant, la pluie tomba ou nous pissa dessus comme si elle avait voulu par son bruit de torrent interrompre jusqu’ànos pensées de filles de pères et de filles langées et de filles sans langue c’est ce que je voulais dire.

Il criait. La mère se taisait. Il frappait pour leur incompétence les fils qui fabriquaient au fur et àmesure la surdité. Les pères criaient. Ils couchaient dans les cabanes sans porte àras des collines et des bruyères, ils s’allongeaient et les fils faisaient de même, allongés sans voix, sans oreilles, c’étaient des fils sans oreilles. Venait en vague sourde la langue des pères, grondante elle venait avec les coups, les fils se taisaient pareils en cela aux mères des cuisines. Habitaient, pères et fils, aux nuits et aux jours de printemps, habitaient les bosses du pays, les tumuli de pierres couchées bloc sur bloc. Ils s’allongeaient contre, attendaient sous l’averse. On attendait sous les averses. Les ciels variaient brusquement, on y était soudé du regard comme àde l’espoir pur, la gorge était rauque et grattée. Quand ils ne frappaient pas les pères chantaient, un fleuve serpentait, s’écorchait aux descentes des Pyrénées. Pères et fils revenaient, ils n’avaient perdu aucune des bêtes, àla fenêtre l’ombre langée les regardait rentrer, je veux dire non pas encore en haut risquant la chute mais àras de terre, encavée comme je l’étais dans l’obscurité de la chambre, je veux dire observant les pas du père et du fils, le pas lourd et la fatigue, les épaules voà»tées de celui qui marchait devant et que l’on enterre aujourd’hui - elle dans la chambre sans ciel les regardait venir, elle voyait les pieds et tordant le cou un peu, les épaules jusqu’àla bouche, voyait le buste du plus jeune, haut plus que le père, le dépassant, muet toujours, le frère sourd qui ne savait de la langue pas un mot mais des terreurs, savait de la langue des terreurs, des jurons, tremblant enfant comme il tremble aujourd’hui. Les neiges fondent, les troupeaux reviennent et les terres sans frontières s’étagent, dans les couleurs se dégradent. Le frère me surprend de travers. Se préparent les hommages au père et les chants et les cortèges et le repas où ne sera pas assis celui qui s’asseyait le premier, qui est mort et que l’on enterre aujourd’hui, ce devait être pour moi le moment où jamais.

Nous nous regardons de travers. C’est bien ma chance que mon frère soit là. Les femmes sont en noir, font les visites, prient, égrènent les chapelets, c’est bien ma chance que mon frère soit le seul, le seul homme, mon frère, après que j’ai toujours pensé que ce jour-làétait celui de l’amour. Nous parlons la langue qu’il ne comprenait pas enfant. Il y est resté maladroit. Je lui montre du doigt la femme installée àla fenêtre, langée, frangée, voiles devant les yeux, du balancement de son corps àla fenêtre elle accompagne le cortège, la voit-il alors qu’il ne me voit pas, ou de biais, de travers, quoique sans hostilité, l’œil renversé, la pupille embuée, voici, je lui dis, regarde, la voici, langée, sans langue, voilée, l’image qui dans ta pupille jadis ne s’est pas reflétée mais aurait pu, s’est attachée un instant puis fut chassée, dis-je àmon frère le doigt dressé vers la femme de la fenêtre menaçant de tomber, alors, dis-je àmon frère tu te plais àdire elle - ma langue - ma mère et de ce qui fut femme tu ne sais rien – ou une image que tu chassas àpeine tu la devinas, tu avais alors la gorge nouée et tu fermas les yeux, tu fus délicat àce jeu ou cérémonie de fermeture des paupières, délicat tu l’étais, timide et battu, faut-il le dire - battu par celui qui n’est plus et ne savait un mot de ce qu’il faut faire comme loi de père et loi des hommes mais le faisait, tu ne m’as, dis-je àmon frère, jamais vraiment regardée. L’heure est venue : àdéfaut de la fête que je me promettais je veux que tu voies àla fenêtre, penchée et peut-être basculée, je veux que tu voies àla fenêtre aujourd’hui voilée celle que j’appelle ma honte ; regarde-la de face, tu la vois balancée àla fenêtre de la maison qui tient en vis-à-vis, magnifiques, les collines et les genêts, bruyères, brebis.

Il se peut que j’aie fait un rêve. Il se peut que j’aie emprunté quelque part le thème du père mort lié àcelui de l’amour. Mon frère se tient droit, silencieux. Baisse les yeux devant le tertre du père et les façons que je déploie. Tu marchais muet derrière l’étranger, celui que tu pleures aujourd’hui - jour de mort qui devait m’être jour de noces, où avais-je pris cette idée. Si seulement tu savais mon frère ce que je pense quand les langues roulent autour du mort comme le faisaient les torrents dans les gorges de rocaille et tu n’y comprenais rien – un père, le dit d’un père - si tu savais ce que je pense alors qu’on enterre le berger d’autrefois, prendrais-tu sur toi le regard mauvais qu’il avait, le même, celui que j’ai vu cent fois vous épiant, lui devant, toi derrière le dépassant, lui face àmoi dont il ne savait pas que j’épiais ni même que j’étais capable d’y songer, peut-être si tu savais ce que je pense aujourd’hui, jour de mort qui doit être jour d’épousailles, aurais-tu ce même regard qu’on lui disait mauvais. Regard mauvais du berger - premier assis, premier homme, premier muet et premier mort. Comme il est venu, le temps d’épouser. Pensais-je.

Je courrais le monde. Je prendrais les berceaux voyageurs. Étoffes nouées aux grands mats.

Quand vous reveniez lui devant toi, toi plus haut d’une tête, je voyais ton visage, tu allais en avant de ses jambes àlui, fatiguées.

Trace àmon front que le père déchiffra - un croissant, l’étoile ou balafre, puis j’ai juré que j’irais sous les soleils, làoù paraissent les peuples. À travers les steppes, harassées, marchaient les colonnes des peuples, avançaient, d’est en ouest, de glaciers àbruyères, genêts, que sais-je. Je quittai la maison et la cour de la maison. À mon tour j’avançai.

J’attends àras de jardin leur retour. Le tableau est simple, les nuages s’écartent, je tords le cou par la fenêtre, c’est l’heure du milieu, ils reviennent après l’été, la mère fait bouillir dans les bonbonnes de fer le lait mousseux, frappe les draps au lavoir, les grands-mères l’appellent et préparent quelque chose que je ne débrouille pas.

Pendant l’été j’ai vu. Il faisait une chaleur dont on se souvient. À la fois le temps poisseux ne pouvait cesser, àla fois le temps avait rendu l’âme, s’en était allé, nous étions dans la zone purgatoire, nous étions après, mes gestes étaient alentis et les mouches se prenaient aux rubans adhésifs.

J’ai vu la chose qu’aujourd’hui je montre àla fenêtre, silhouette langée, balancée. Je dors dans la partie basse et fraîche de la maison. Un couloir sombre mène aux chambres des grands-mères et un matin, il est très tôt ou bien jamais si tard, j’arpente le couloir glacé, pieds nus, àla recherche du souffle tu et mort des femmes, le souffle parfaitement tu et mort des femmes. Marchant je ne sais rien de ce qu’est une femme, je retiens le bruit des pieds sur les dalles, buée, souffle, je ne sais rien, copie le rien, buée, ombre, noir sur le noir des dalles, j’entrebâille la porte de la grand-mère, la première après ma chambre, maladies, maladies des arbres et des corps, maladies arthrosiques, obscurité, par la porte entrebâillée je vois la grand-mère assise, une bougie vacille, je vois la grand-mère assise dos àla fenêtre sans expression et face àmoi et des années plus tard je ne saurai si pourtant elle m’a vue ou non, perdue dans une pauvreté, je vois la grand-mère chauve, crâne nu brillant, balle modelée, je retiens l’air, je sais de moins en moins ce qui souffle hors la barrière des dents, dos perpendiculaire aux cuisses, chaise où sont posées les cuisses, crâne luisant que je n’ai jamais vu sans poil - un œuf, ma grand-mère est un œuf, en tout cas rien qui soit humain, chose pliante cuisses dos boule ronde d’où s’exorbitent des yeux que je ne reconnais pas sous le crâne dépoilé déplumé, je tente de tout replacer en contexte de grand-mère àcheveux de perruque, debout, en tablier, àla cuisine, je vois la culotte du trousseau, les initiales brodées blanc sur le blanc, je vois l’entrejambe, je vois, la culotte baille. Je ne reconnais rien.

J’attends leur retour. C’est la fin de l’été, l’automne est humide déjà, je guette leur retour, je les vois, exulte et cours àleur rencontre. Ce que regarde le père c’est la trace invisible àmon front.

Ce que je ne reconnais pas il le voit et connaît. Du moins le sait-il de science éternelle, c’est un fardeau que le savoir qu’il porte, l’autorité dont il est grand, la force qui l’anime. C’est la certitude. Certitude et déploiement d’autorité, ton grave, mots crachés entre les dents. Certitude que je vois pliée, entre les mots de glace prononcés, abrupts, secs comme du bois qui ne va pas brà»ler. Je vois la certitude dont la forme est démente : une grand-mère assise - culotte ouverte crâne chauve bâton du dos perpendiculaire àceux des cuisses. Je vois la certitude entre les mots s’étonner et glisser. A mon front mon père regarde la fleur posée, mon père labile, rageur et fatigué s’étonne, peut-on le croire, regarde àmon front la fleur qu’il hésite ànommer, il trébuche, fatigué se reprend, il est debout, encore, me regarde, encore, hésite et se reprend.

C’est peut-être cette année-là : j’ai mêlé la mort àvenir du père et l’amour dont je voulais qu’il m’enlève doucement, rien de tumultueux ne devait charrier les glaces des monts de mon pays.

Nous avons marché lui rendant hommage et nous avons mangé et j’ai montré àmon frère ce qui restait en équilibre àla fenêtre et qu’il n’a pas connu : moi, la forme de moi, langée, muette et honteuse àqui furent donnés le souffle mort des femmes dans des aubes moites, le sexe vieux des femmes, les crânes imberbes déjàrendus àl’os, bien que la peau encore y brillât, àqui le silence du père fà»t donné, et la double contrainte : certitude autoritaire, mise en faillite concomitante.

C’est ainsi : le père fils de mère d’une main faisait l’interdit sur chaque chose qui n’était pas son ordonnance. De l’autre main le père fils de mère touchait àmon front la chose fleurie qu’il ne savait pas. Il touchait. J’ai eu horreur du toucher de mon père fils de mère, de la langue qu’il parlait, du sceau qu’il posait sur moi, de l’ordre négatif tu ne quitteras pas, et quand je dis la langue qu’il parlait je veux dire les rêves dégradés, l’héritage de la honte, coups sur les doigts, coquille de famille, locutions de famille, paroles et mots de passe de famille, honte de famille, même après les montagnes c’était une autre histoire, ce que tu dis, ce que j’entends, que je répète et je rougis comme rougissent les joues d’une grand-mère surprise àl’abandon, crâne chauve, àla bougie. Les réveils où le père lapait avec le lait fumeux dans le bol de faïence un àun mes désirs et mes désirs de fuite, il lapait et lapait, faisait du bruit et la mère restait debout et muette dans le dos du père qui lapait.

Nuque penchée sur l’assiette, fin du regard qui voyait la tache, étoile, l’ecchymose àmon front. J’avais toujours su qu’on en finirait. On en finit. Auparavant le temps ne savait passer, il demeurait accroché au buste de l’un, frère, qui venait derrière l’autre, père, las et usé. Le temps ne passait pas, le temps était l’attente du retour. Quand j’accourus je le vis, père, me regarder au front et il vit sans aucun doute ce que je vis moi-même mais n’avais ni reconnu ni compris.

Si au jour de la mort de mon père j’avais toujours rêvé de connaître l’amour, je suis aujourd’hui bien déçue et il faut me rendre àl’évidence que de l’amour il n’y a pas, pas le moindre, pas le moindre signe d’amour, pas un homme purifiant les crues du passé, pas un dont la voix serait étrangère et douce polie comme un galet - les bords émoussés les bords de la voix comme le restant de l’homme émoussé, pas un homme ni un amour.

Il me fallait marcher et c’était en montagne. J’allais sur les traces où vous alliez. Je ne sais pas si je vais ou si je suis àla fenêtre, balancée, chiffonnée. C’est le nouveau départ, le deuxième, c’est en réalité un énième départ mais ce n’est qu’une sorte de répétition, le départ n’a pas de fin, il s’agit du départ sans fin, il s’agit de voir qui est àla fenêtre.

Tous les matins de la même voix, tous les matins d’hiver et de début du printemps, quelques martinets quand j’ouvre les volets et me tords un peu àla fenêtre volent en cercles rapprochés, tous les matins de l’hiver et au début du printemps il ouvre la porte de ma chambre, non loin de làbaillent les grands-mères, alors déjàje les sais chauves, se lèvent les maladies et tous les matins de la même voix il m’ordonne le lever et il tourne le dos et je n’ai pas un instant la permission d’hésiter.

L’une, fille, quitte la maison quand il a juré que personne jamais. C’est le départ. Il jure que jamais. Il tiendra promesse. Le frère tient la tête baissée. Le frère dont la parole enfant se noua si bien qu’en aucune langue jamais il n’apprit àparler ou presque, le frère qui gardait un secret qu’il ignorait ne regardait pas partir la sœur. La mère pleurait. Comme un chiffon la mère se tenait dans l’encadrement d’une porte àdéfaut de se suspendre àla fenêtre. La fille se retournant crut voir la mère chanceler, àmoins qu’elle ne confondît, c’était un tas de chiffons sans bruit.

Les chiens du silence, il faut les regarder les yeux dans les yeux sans crainte de revenir statue, les observer, défaire la meute d’un coup de cristallin.

Quand la fille revint le père gisait et l’idée de l’amour qui aurait dà» paraître s’émoussait tranquillement. Quelles paroles coulent du front de nos montagnes, comme elles nous baignent jusqu’aux pieds. Elle voulait montrer àson frère retrouvé ce qui pendait d’elle-même àla fenêtre, ce qui attendait, n’avait cessé d’attendre, langé, moulé d’étoffes.

Pour la deuxième fois elle prit la route, c’était un matin neuf, il avait plu comme il pleut au printemps, c’était un deuxième et énième départ. Cette fois sur le seuil personne ne tomba, c’est que le temps des défaillances était passé. C’est que les temps étaient passés, celui d’apprendre àarticuler, celui de la peur et des chambres où sont les femmes chauves. Le temps de l’amour était passé lui aussi. Le père était enterré. Aucun amour ne se profilait.

Restaient droits comme deux bâtons d’écriture, deux cannes ou béquilles, le frère et la mère, dans l’encadrement de la porte cette fois l’un et l’autre, le frère et la mère. Ils voyaient au loin, après les collines, les bruyères atroces, violettes, le sang.

Je suis partie dans la montagne, avec moi allait imprononçable la langue du père mort enterré àdeux pas de l’église au croisement des collines dans l’espace laissé pour les morts qui nourrissent terre et bruyères, avec moi allaient le père et le frère d’autrefois - derrière le père marchait le frère, silencieux tous les deux comme au temps de revenir des montagnes, suivis des troupeaux indemnes. Chaque nom de chaque chose croisée, chaque nom m’accompagnait, j’étais dans la compagnie des noms inconnus et moi-même inconnue àmoi-même. Je n’en sais pas plus que toi, avais-je dit àmon frère rendu muet plus encore qu’àsept ans par la solitude et les terreurs. Je suis partie dans la montagne, allaient avec moi les mots du père et rien d’autre, je pressentais une douceur moite par delàl’imprononçable, c’est autour de cela que je marchais.

Les petites bêtes chauves ne m’accompagnaient pas, je les avais abandonnées sur le chemin d’avant. Soudain l’amour était tombé, j’avais été irresponsable de l’avoir attendu avec des jambes et des cuisses, peau douce ou maquillée, avec des grains de quelque chose, beauté, bonté, posés aux endroits que veulent les habitudes. Il me restait, avec les mots du père, moi qui n’avais jamais cru àun père mais àdes cris, stature ou statue, bouche étranglée, c’est alors que je compris, il me restait l’armure en faillite, le corps àpeu près droit qui marchait, que l’on terrasserait àpremière occasion, que l’on enfouirait sous terre comme les milliers d’avant, et sous les glaises je savais même des enfants nourrissons pendus àde vieux seins taris, je savais bien, je ne voyais rien n’ayant d’œil que pour la route et les galets mais je savais bien ce qui grouillait dessous - àquoi j’étais semblable infiniment.

Ce n’est pas pour rien que l’on part, que l’on traîne ce qui reste, bras, jambes et trois idées confuses sous le crâne aéré. Il y a bien quelque part où aller, même si ce doit être au fond d’un terrier sous les sommets où vivent encore les neiges qui vont couler en susurrant dans nos rigoles. Les lumières du ciel se sont éteintes les unes après les autres. J’ai demandé àla nuit ce qu’elle montrait en échange. J’ai dormi contre un saule. Les objets plus lourds que jamais. Chacun pesant sa taille, son aspect, envergure. J’ai grimpé, les ancolies ployaient le cou, violettes. J’ai perdu plusieurs fois le goà»t de marcher, il aurait simplement fallu y aller sur la tête. Le ciel : un abîme par-dessous, disait-on.

Le premier àqui elle parla avait quelques bras pour bercer la toute première des naissances. La nature venait, les senteurs de printemps. Le premier qu’elle rencontra avait de multiples bras, elle remarqua ceux dans lesquels il tenait la naissance première. La naissance était une fille, elle avait ce qu’ont les filles simples, un bonnet sur le crâne, des moufles aux extrémités et des fragilités. On disait qu’il en était de même depuis des siècles. Ne pas se fatiguer. Au bout d’un moment, des bras du premier cela tombait, on laissait sur le sol caillouteux et calcaire gémir la naissance première. Ça ne durait pas. Ne pas se fatiguer était le mot d’ordre. Alors il nous prenait l’envie de dormir ou somnoler paisiblement sous des palmes, qu’àcela ne tienne, le bercement était dans les nues, fébrile, palpitant. La naissance deuxième se préparait. Elle était masculine. On ne savait d’elle pas un mot. Simplement, avant qu’elle n’advienne, il fallait attendre, monter encore, marcher les deux pieds d’aplomb, adieu aux déguisements clownesques, quand j’étais sur la tête, le ciel me regardait, j’étais haute comme une tour d’argent ou d’ivoire, pure en tous les cas.

En haut je me suis livrée àdes rêves d’insomnies. Après quoi sans douleur j’ai vomi sur les pierres et les genêts, les fleurs dégueulaient aussi un sang pourpre. Après les vomissements j’ai reçu quelques conversations. Peut-être sur le corps avais-je moins de droits qu’auparavant. Je montrais patte blanche comme on disait, j’étais droite comme l’avaient été les miens, tout le temps d’une vie, une longue vie où jamais l’amour n’était venu mais des basculements sur les seuils, sur l’abîme, au fond d’une tombe, làoù mon père dégringola. J’étais droite comme tous l’avaient été, je tenais sur la plante de mes pieds, presque revêche avec les choses, il fallait en imposer. Peu importe que je flanche, peu importe que la maigreur me fasse verte pâle chlorotique plante de montagnes, j’enlaçais les touffes rares les ombelles je tenais àpeine je tenais. J’étais digne de ce qu’avaient été les miens, mourir sans un mot et j’attendais. Alors j’eus droit àdes conversations. Les mots inconnus m’avaient escortée. Les gestes ne duraient pas, je les balayais dans un espace des plus effacé.

Un père me relevait, je venais àlui avec une trace sur le front, il est vrai qu’il savait crier et frapper, j’avais même pensé qu’il se débarrasserait de nous d’un coup, d’un seul, àpremière occasion. J’avais interrogé mon frère, il avait sept ans et nulle aptitude àparler, je n’ai rien que je puisse te dire, répondait-il, ou bien c’est comme si tu touchais ici, balbutiait-il montrant sous le pantalon le sexe d’enfant qu’il avait. Toucher le lieu où sous le pantalon poussait la chose intouchable et toucher àla glotte les mots imprononçables. Lier la parole et le geste impossibles. À sept ans mon frère demeurait dans la compagnie du père qui faisait ne sachant pas la faire, la loi. Je les regardais rentrer, troupeau indemne àleurs côtés, ils feraient près de moi les temps d’hiver dans les cris et la boue, quant àmoi j’apprendrais àlire sans me décourager. Un père me regardait, connaissait àmon front la trace des filles chauves et des vieilles, les lueurs de bougies, les intérieurs secrets.

Bonjour, dit la voix. C’était une très vieille voix. Dire que je ne m’y attendais pas serait un pur mensonge. C’était elle que j’étais venue chercher. Je ne bougeais plus, ou dans un espace étroit, le couloir de mes rêves d’angoisse. Dire que j’avais songé àl’amour au jour de la mort de mon père. A la place de l’amour, une voix vieille venait. Elle prononça : je viens avec la naissance deuxième. La masculine, répondis-je, devinant de quoi l’on voulait parler. Je ne bougeais plus du tout, les bras ankylosés me poussaient àtoute issue, àtoute extrémité.

La naissance deuxième. La tête me tournait. La naissance masculine forçait au grand jour, àl’air pur. L’une après l’autre les naissances churent. Les enfants l’un après l’autre, fille, garçon, tombèrent. Je ne respirais plus. Un homme se dressait, père, criait-on, je n’en croyais pas mes oreilles, ne pas voir ce que je voyais pourtant, père, il relevait les langes des deux enfants tombés, lange après lange comme on effeuille quelque chose, dessous la chair était invisible ou transparence, je me méfiais encore mais il fallait se rendre àl’évidence, père, toujours je le connus droit dans l’embrasure, devant lui obéissante je ne pouvais hésiter, père, il était question de lui qui dans l’espace restreint, au sommet du mont et au lever du jour après que j’avais marché toute la nuit et les ancolies frémissaient, il était question de lui, père, qui relevait deux enfants chus comme deux graines, des fleurs ployées, les cols tordus, deux enfants, l’un après l’autre, deux enfants, fille et garçon, l’un après l’autre, deux enfants tombés qu’il relevait et je crois même qu’il les serrait tour àtour dans quelque coffre àdéfaut de son cœur, dans un coffre enterré.

Dans un coffre enterré àmême la montagne, son flanc gauche. Le coffre dépassait àpeine. On avait décoré la partie surnageante de laines et de brocarts. Nos deux corps dormaient dessous. Certains racontaient que l’une, première, gisait dans le coffre enterré tandis que l’autre avait été jeté àmême la terre, la boue des printemps. La première avait été traitée en reine. La naissance deuxième, masculine, restait la proie des chiens, des oiseaux de l’éther, de la terre qui ronge. À moins que ce ne fà»t le contraire. Le père était muet quand il ne criait pas.

Le père jadis debout attendait l’obéissance, un jour prononça l’interdiction, tu ne quitteras pas, il jura et il tint sa promesse. Je le revis mort gisant et ce serait mon tour. Je marchai longuement. Je m’agenouillai. Le petit coffre aux corps enterrés des enfants que nous fà»mes. Il était question de qui se dressait, père, de qui pleurait, père, de qui tombait l’un toujours après l’autre, enfants. Je grattais des innombrables doigts de chacune de mes mains le sol aride. La voix cueillait le ciel violet. Fibre àfibre la voix cueillait. Je ne la reconnus pas tout de suite. Dire que je ne m’y attendais pas serait un pur mensonge.

La voix était vieille et familière, elle était grave, elle charriait des passés peu communs. La voix disait un lot de malheurs : celui qui assigne l’un àsa place de glaise, l’autre l’enterre tout àcôté àla place royale dans un coffret garni de satin. La voix confondait les deux naissances, traitait le pantin, àla fenêtre, de manière indistincte.

Toujours un corps se dresse, lourd, dans une sorte d’embrasure comme entre deux montagnes - une fente dans le mur naturel. L’homme a vieilli. Il est courbé comme un vieil arbre. Il a conduit des troupeaux toute une vie. Il n’a dit que les choses utiles, il a donné des ordres. Il possédait la certitude, il était fort comme les murs des fermes, il se tenait droit, le jour est debout, il était impensable d’hésiter seulement àse lever quand il avait demandé de le faire.

Les senteurs sont celles d’une forêt de myrte. De l’idée que j’ai d’une forêt de myrte. La voix, d’une vieille femme. La femme est assise sur un prie-dieu devant le lit. La flamme vacillante d’une bougie l’éclaire. Son crâne est étonnamment luisant et rond, œuf épilé, quelque chose comme une balle vivante ou àdéfaut, animée. Entre nous deux la vieille pose le pont de celui qu’elle appelle un fils. Mon père. Il parle par la bouche de la vieille ou bien c’est le contraire. Il parle par la langue de sa mère. Il en fait des rudesses. La chambre s’évanouit, des oiseaux tournoient autour de la vieille femme et de l’homme qu’elle appelle un fils. Je ne suis pas morte dans les cailloux, les linges et les brocarts. Je ne gis pas non plus étouffée sous la terre. Je penche àla fenêtre, mes langes ressemblent àceux d’un enfant que l’on berce.

Je suis venue tout en haut des collines. C’est une toute première fois. Peut-être avais-je cru naître déjàet faire la cérémonie de ma propre mort dans la montagne.

Je ne sais pas qui l’on choisissait de la première naissance ou de l’autre, masculine, pour finir dans le coffret béni. Pour celle qui restait on préférait la vêture de terre, les cieux, les oiseaux tournoyants. La chambre tournoyait. Il n’y a plus d’oiseaux. Le père qui est fils de sa mère touche àmon front la marque brà»lante. Il a vu ce que j’ai vu. Il l’a vu sur mon front quand je l’ai vu dans la chambre. Chairs molles et béantes, crâne laiteux, la presque démence. Le père parle la langue de sa mère. Il faut quitter la place, les senteurs dégringolent, saignent les bruyères, je descends le chemin de montagne sans quitter du regard, haranguant mon frère pour les lui faire voir, les draps cachant la figure indécise que j’ai gardée àla fenêtre.

Le père voit la trace de sa mère àton front, dit la voix. Il parle la langue de sa mère, dit la voix. Il est droit dans l’embrasure, il quitte doucement, l’odeur de myrte le suit, l’odeur le trahira où qu’il aille - du moins le suivra l’idée que j’ai d’une forêt àl’odeur de myrte.

J’ai quitté l’idée d’un amour né àla mort de mon père. De retour je montre àmon frère la silhouette balancée àla fenêtre, je suis allée - passant par les sommets - d’une chambre en sous-sol jusqu’àla fenêtre haute, je monte, je prends place, c’est moi, je vois l’étendue violette où j’étais, bruyères, les ancolies ploient en bouquets, le chuchotement des neiges toujours àdescendre, chuchoter sur les sentes et cailloux.


Photo Michel Hameau ©

29 mai 2007
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