Le blanc originel et le ciel noir de toutes les nuits

Tandis que Dominique Dussidour est retirée devant trente centimètre de papiers, avec à sa droite les plans des différentes versions du roman en cours d’écriture et derrière elle les images sans lesquelles elle n’écrit pas, et poursuit ses Comptes à rebours pour Le Risque de l’Histoire, troisième tome de la trilogie romanesque « Dont actes » pour laquelle, dit-elle, « il y a tant d’heures, tant de situations vécues, tant de rencontres, tant de lectures, tant de rêves, tant de chagrins »et tandis que la classe de Première L du lycée Georges Braque en a fini avec les épreuves anticipées du baccalauréat, à l’écrit mathématiques, enseignements scientifiques, et Français, à l’oral interrogation sur l’un des trente et quelques textes étudiés, voici pour eux les vacances, pour tous la promesse de l’été et pour nous les mots et les choses de la dernière séance d’atelier d’écriture :


Mille ans Tableau de 5 mètres sur 5.

Au premier plan je vois du blanc, puis apparaissent quelques nuances de noirs. Soudain une césure nette apparaît. Le noir et le blanc se séparent très étrangement.

Explosion de rouge.

Je vois du vert, du bleu, du jaune.

C’est la nature. Le soleil brille, éclate de lumière, le ciel azur ne met personne en émoi. La verdure représentée par de grands arbres et des herbes hautes produit un effet apaisant. Je vois également une fissure d’où émanent le gris, le noir et le blanc. Le transparent non visible se voit pourtant. La foudre, les lourds nuages et la pluie se livrent bataille.
Au second plan je vois des livres, des insignes religieux, des hommes, des femmes, des enfants, de petits bâtiments et de petites maisonnées. Je vois la présence et l’absence grâce à la lumière. La propreté et la saleté s’harmonisent de façon hypocrite.

Le cadre est là mais la forme ?

Des animaux aux têtes monstrueuses se dressent dans mon œuvre. Je vois des gens qui meurent dans une ambiance chaotique. D’autres, rangés autour d’une table, se partagent le pain et les valeurs. Je vois des hommes sur des champs de bataille. Certains sont morts, tués par l’ennemi pour une cause non commune qui est la guerre - en soi, car différents les uns des autres. Je vois des gens se déchirer, vêtus de haillons, en quête et à l’aguet du moindre petit mouvement.
À l’arrière-plan, des livres, des machines à laver, des fours à micro-ondes, des réfrigérateurs, des voitures, des ordinateurs, des objets anciens, des roues, des prises, des moteurs dont la couleur initiale est le gris s’affrontent pour laisser place à une forme humaine néanmoins différente de l’homme. Cette forme a des yeux rouges, des mains noires qui semblent articulées.

Du gris émane en quantité de ces objets, presque mêlé au noir. Ils sont inquiétants. L’homme est en lambeaux, la nature n’est plus, elle est ridée, sans vie… c’est la fin.

Le rouge revient, puis le blanc et le noir, et soudain, je saisis un pot de peinture blanche et efface tout. Le blanc originel revient, voici mon œuvre. [Amira]


Amira, c’est elle et nous lui souhaitons aujourd’hui que son écrit à l’examen ait été aussi brillant que son tableau

Dominique Dussidour, ce jour-là, c’était le 25 avril, avait apporté deux affiches d’expositions, reproduction de l’une des Tapisseries des Droits de l’Homme de Richard Texier (Musée du Luxembourg, en 1996) intitulée « plusieurs raisons d’espérer » et reproduction d’un tableau de Jean-Michel Alberola intitulé « Fiction ? Non-fiction ? » ( Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en 1997).

La tapisserie de Texier et le tableau d’Alberola intègrent des fragments de phrase, « dans le sens de la fraternité » et « plusieurs raisons d’espérer » pour la première, une phrase-titre, « groupe de paysans et d’ouvriers comme des chiens analphabètes très loin du genre humain » pour l’autre.

On en regardait donc les formes, les couleurs et les mots pour en donner autour de la table une interprétation, peut-être une histoire.

Fiction ? Non-fiction ?

Dominique Dussidour a présenté un autre type d’œuvres, les performances, et pour cela a lu quatre performances racontées par Raphaël Rubinstein dans Enquête de miracle. Cinquante épisodes extraits des annales de l’art contemporain, éditions Grèges, 2004.

Extraits :


Bas Jan Ader

Un artiste d’une trentaine d’années décide que sa prochaine œuvre consistera en une traversée de l’Atlantique en solitaire sur un voilier. Né et élevé en Hollande, il a passé ses dernières années à Los Angeles où l’une de ses œuvres se réduisait à une photographie le montrant, en larmes et se tordant de douleur, accompagnée de la légende « Je suis trop triste pour vous raconter ».
L’artiste n’a qu’une faible expérience de la voile et choisit pour embarcation un dangereux petit bateau (4 mètres) sans moteur auxiliaire. Un matin de juillet, en 1975, il prend la mer à Cape Cod. Il a de l’eau douce et de la nourriture pour 180 jours, mais a bon espoir d’effectuer la traversée en moins de 90 jours. Il emporte aussi un appareil photo et un magnétophone afin de garder une trace de sa traversée. Quatre-vingt dix jours plus tard, on est toujours sans nouvelle de l’artiste. Au bout de 150 jours, des recherches sont entreprises. Des mois se sont écoulés lorsque l’épave du bateau est repérée par l’équipage d’un chalutier espagnol à environ 150 miles à l’ouest de l’Irlande. L’œuvre devait s’intituler En quête de miracle. L’année suivante, dans une interview, la veuve de l’artiste insiste, à propos de son mari, sur le fait que le suicide « n’avait aucune place dans sa conscience ».

Joseph Beuys

Débarquant à l’aéroport J. F. K. de New York, un beau jour de printemps, en 1974, un homme de cinquante-trois ans s’enveloppe de feutre de la tête aux pieds. On l’installe alors sur un brancard et le conduit à une ambulance, laquelle le transporte vers une galerie de SoHo. Là, un coyote vivant l’attend dans une large enceinte grillagée. L’homme est installé dans la cage, en compagnie du coyote et y demeure une semaine. Chaque jour, l’homme se livre à des actes rituels, utilisant à cet effet un long bâton de marche, et aussi le feutre l’ayant enveloppé pendant son trajet depuis l’aéroport. Une sorte de relation semble rapidement s’établir entre le coyote et l’homme. Chaque jour, une pile d’exemplaires du Wall Street Journal est déposée dans la cage. Le coyote réagit violemment, déchirant les journaux avec ses griffes, les mâchant, après quoi il urine et défèque sur le tas de papier. Sept jours plus tard, l’homme étreint affectueusement le coyote et quitte la cage. Il est, une fois encore, enveloppé dans le feutre et transporté jusqu’à l’aéroport où il prend place dans un avion en partance pour l’Allemagne, son pays natal. Sa visite aux États-Unis s’est donc limitée à son séjour dans la cage en compagnie du coyote. On raconte que l’animal réagit très mal au départ de l’homme, prenant pour la première fois des airs de prisonnier craintif. L’œuvre résultant de cette suite d’actions porte le titre de I like America and America likes me (J’aime l’Amérique et l’Amérique m’aime).


Nous avons demandé aux élèves de décrire un tableau, une photo, un court-métrage, sans omettre d’en indiquer les caractéristiques ( taille, durée, …) ou de faire le récit d’une performance. Nous leur avons proposé deux directions, la nuit et la ville.

Et voici quelques textes :


La nuit Court-métrage noir et blanc. Durée : 5 minutes. Aucune musique. Son direct.

La cloche d’une église sonne les douze coups de minuit.
Le ciel brumeux et obscur empêche de voir le paysage au loin, quelqu’un marche sur les remparts de la ville.
Il parle à haute voix. Au fur et à mesure que j’avance cette voix s’éloigne de moi. Un chat noir est installé sur un mur. Il m’observe et me fixe du coin de l’œil. Je marche encore et j’aperçois de la lumière, des lampadaires éclairant des ruelles étroites et sombres qui m’inspirent peu confiance. Je lève la tête et je contemple ces petites taches blanches présentes dans le ciel. Un bruit insignifiant retentit derrière moi. Je ne sais d’où il provient. Soudain le vent se met à souffler, les branches des arbres se balancent en un même mouvement.
Je n’arrive plus à distinguer quoi que ce soit.
Je me sens seule et abandonnée.
Je n’ai qu’une envie, m’évader de cette réalité et me laisser porter par mes rêves. [Thyphanie]


La nuit Photo couleurs.

On ne distingue que des formes. L’obscurité nous empêche de voir les détails, mais la lune éclaire assez pour deviner que des objets sont présents.
La vie urbaine fait fuir les étoiles qui sont remplacées par des lampadaires.
L’atmosphère qui se dégage de cette nuit est aussi inquiétante que paisible. La peur du noir mais le calme cohabitent. Les couleurs sombres de ce voile épais et la touche de clarté de l’astre clair rendent ce spectacle unique, mais commun. Finalement toutes les nuits se ressemblent. [Marie Angélique Bernadette]


La nuit, peinture 10m sur 3m

Tout semble immense, immense mais vide. Seul, un arbre comble ce désert sombre. Situé au milieu de nulle part, il devient maître des lieux. Ses feuilles reflètent la lune et quelques-unes au sol forment un tapis de cristal illuminant et donnent une certaine grandeur à ce vieil arbre fatigué.
[Sophie]


Dans une galerie, la nuit près de Brooklyn, une femme, après une lourde déception amoureuse décide pendant trois semaines et demi de ne plus parler, de ne plus se laver, de s’exposer, espérant que son amant daigne la rappeler.
Sur une estrade de 30 m2, elle s’est installée. Avec un peu d’éclairage, on voit son visage. Ses cheveux noirs sont tout en pagaille, ses yeux bleus sont masqués par son maquillage noir qui s’étale sur son visage.
Il y a une chaise en bois noir, une table ovale sur laquelle sont posés de l’eau et quelques vivres.
Sur un fond blanc, on voit une photo, c’est celle de son matelot parti pour toujours.
Immobile la nuit, immobile le jour, elle fixe devant elle une pendule qui lui indique que la vie est dure.
Exposant sa peine et sa douleur,
Le temps lui redonnera de la chaleur au cœur.
[Caroline]


La nuit, court métrage noir et blanc de 2mn 02

Les astres font leur apparition, tout est calme, rien ne bouge.
On peut entendre le vent chatouiller le feuillage des grands saules au bord du lac.
L’eau ondule sous le passage rapide des lucioles dansantes. Tous ces [mot illisible] sont bercés par la mélodie des hiboux qui hululent. Tel est la pensée de ce petit garçon blotti dans le recoin du mur d’une impasse. Il est replié sur lui et regarde à l’aide d’une allumette qu’il a grattée ce paysage qui semble être le seul souvenir auquel il s’attache.
La nuit est noire, les bougies des lampadaires sont presque éteintes, les trottoirs remplis de neige vont devenir la seule source lumineuse. Tout comme les bougies qui finissent de bruler, le jeune homme se meurt dans son paysage, et son corps reste inerte.
[Deborah]


La ville, tableau réaliste, 50X50 cm

Des immeubles. Des immeubles de bureau, de travail d’un côté, de grandes tours grises, de grandes fenêtres donnant l’impression de ne faire qu’un avec le ciel. Tours éclairées de mille couleurs de l’autre côté faisant contraste avec le ciel noir de la nuit. Des immeubles de cité couleur claire faisant penser à la lune sur terre. Un carré de couleur verte, un parc sûrement, entre ces deux zones d’immeubles. Au premier plan, une route, autoroute ou périphérique, une multitude de points de couleur blanche qui ressemblent aux étoiles faites dans ce ciel noir… Ciel noir de toutes les nuits.
[Marylou]

 

La nuit blanche et le mille-feuillesde Dominique Dussidour sont la performance à laquelle je pense aujourd’hui. Qu’elle soit donc, aujourd’hui aussi, ici, chaleureusement remerciée pour le profond périple en peinture et écriture qu’elle a conduit cette année dans les salles et sur les murs du lycée Georges Braque d’Argenteuil.


Dominique Dussidour est membre du comité de rédaction de Remue.net.


6 juillet 2007
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