Ivan Farron / Pierre Michon, un roman familial littéraire

Né en 1971, Ivan Farron est assistant de littérature française à l’université de Zurich et prépare une thèse sur Pierre Michon. Il a publié en 1995 aux Editions Zoé un récit : Un après-midi avec Wackernagel.

La fragilité de l’œuvre a ainsi pu devenir la matière même de son énonciation.

On sait que par la notion de roman familial, Freud désigne le mythe individuel que tout enfant invente pour surmonter la déception causée par sa famille réelle. Dans un stade préœdipien, il s’imaginera être un enfant trouvé ou adopté, puis, au moment de lOedipe, il substituera à son géniteur réel un père imaginaire, si possible noble ou illustre. Dans Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert considère ce récit freudien comme la matrice de tout roman. À l’enfant trouvé, elle attribue la toute puissance de la subjectivité, l’exaltation de la rêverie et des ressources de l’imagination comme refuges face à un monde extérieur a priori hostile. Le bâtard quant à lui, est un héros combatif qui tue symboliquement son père dans le désir de créer ses propres antécédents. Il connaîtra une grande fortune à travers ce genre mal-né, arriviste par nature, qu’est le roman. De Robinson à Rastignac, la liste est longue.

Ce mythe individuel de l’origine m’intéresse surtout ici comme moyen d’éclaircissement d’une autre question, fondamentale à l’intérieur d’une œuvre attentive aux problèmes de la vocation littéraire : c’est celle des modèles, des grands auteurs intercesseurs qui ont permis - ou interdit - à Pierre Michon d’écrire. Les livres de Michon sont penchés vers le passé, parfois préoccupés par le secret de leur propre origine. Les grands auteurs admirés y sont souvent évoqués. Ces écrivains peuvent stimuler la venue de l’écriture ou, tout aussi bien, l’empêcher, mais l’œuvre ne saurait se soustraire à un dialogue avec eux, où la vénération est teintée d’irrespect. Rien d’étonnant à cette attention dans une entreprise littéraire contemporaine. Au désir de tabula rasa des avants-gardes succède chez beaucoup d’écrivains d’aujourd’hui un examen minutieux et inquiet de ceux qui les ont précédé. La filiation, la construction (ou reconstruction) de généalogies réelles ou fictives sont primordiales dans la fiction française contemporaine. Comment se constitue-t-on comme sujet et comme écrivain ? D’où procède la venue d’une parole singulière ? Suivant le modèle d’À La Recherche du temps perdu et à l’instar de nombreuses entreprises littéraires du XXème siècle, l’œuvre de Michon constitue à la fois une quête de l’écriture et le récit critique de cette quête.

Devenir le fils de ses œuvres et conquérir le monde : la tentation du bâtard est grande chez Pierre Michon et plusieurs de ses personnages, privés de tout ou presque au départ. On peut voir dans cette aspiration une nostalgie pour un état passé de la littérature, dont le nom de Balzac fournit sans doute l’exemple le plus fameux. Michon a consacré plusieurs commentaires éclairants à l’auteur de la Comédie humaine : une préface, publiée ensuite dans le volume Trois auteurs et un entretien accordé au Magazine littéraire. Pour le Balzac de Michon, le désir d’écrire se confond encore avec le désir tout court. La bataille où le sujet de l’écriture s’engage est celle de la phrase mais aussi de la séduction du grand monde et des femmes qui l’habitent.

Il y a dans la première des Vies minuscules un exemple de bâtardise, qui mélange roman de famille et question littéraire. Orphelin de la Creuse, recueilli par les arrière-grands-parents maternels du narrateur durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, André Dufourneau est un parfait bâtard balzacien. Sa vivacité et son assiduité à l’étude font imaginer à son entourage qu’il est le fils naturel d’un hobereau local. Cette aura légendaire transmise au narrateur par le récit de sa grand-mère permet de reporter le roman familial quelques générations plus loin. Dufourneau, plus vif que le futur grand-père, aurait sans doute pu épouser Elise, suggère le narrateur aux yeux duquel l’histoire de cet ancêtre fanstasmé - il part vainement faire fortune en Afrique - représente un récit fondateur, une allégorie de sa vocation littéraire naissante, problématique entre toutes. L’absence du père - que prolonge une "défaillance des branches mâles" généralisée- la nullité culturelle de la province l’induisent à rechercher une langue conjuguant exigence esthétique et pouvoir effectif sur soi-même et le monde. L’ambition de l’écrivain, d’autant plus grande que les moyens de la réaliser s’y opposent, se réduit à un tout ou rien janséniste qui semble condamné à l’échec.

André Dufourneau, tente lui aussi d’échapper au modèle compulsif de rapport à la réalité, reproduit de génération en génération, qui attend les mâles restant au pays. Il quitte la Creuse, fruste séjour de l’origine (le patois, le retour des saisons, les morts et les naissances : la redite sous toutes ses formes), s’arrache au royaume des inoubliables Mères, éducatrices ou sages-femmes. Mais son départ aboutit à un échec qui provient d’un même fourvoiement que celui du narrateur : il pense que la langue peut conférer la gloire et la puissance temporelles à celui qui l’utilise.

"Lorsque j’ai publié mon premier livre il y a quatorze ans, je pensais que toutes les machines allaient s’arrêter de tourner, que tout le monde dirait : "Celui-là, il faut lui donner sur le champ une fortune", une belle somme avec laquelle je me serais acheté un palais. J’attendais de l’écrit son poids d’or. Je me suis trompé". Cet extrait d’un entretien publié en 1998 dans le magazine Lire montre que Michon n’a pas été exempt d’une certaine ambition "balzacienne". Mais celle-ci s’accordait mal à l’exigence de son écriture et aux circonstances historiques qui sont les siennes. Impossible de faire comme Balzac quand on est un écrivain lucide né en 1945. En termes de roman familial, ce n’est pas le bâtard mais l’enfant trouvé - emblématisé par Flaubert selon Marthe Robert - qui représente la situation de l’écrivain "moderne". À l’autonomisation du champ littéraire dès la deuxième moitié du XIXème siècle correspond la posture névrotique de la tour d’ivoire. Repli dans les prestiges de l’imaginaire, dégoût du monde réel, recherche d’une langue surplombante et autotélique, cette attitude se lit psychanalytiquement comme un refus de l’Œdipe. Michon évoque ce "piège qu’ont mis au point Baudelaire, Mallarmé, Flaubert" réduisant les auteurs à passer "toute leur vie dans une mansarde à écrire pour la postérité", là où Balzac pouvait encore se lancer dans la Comédie humaine "pour coucher avec des duchesses". On ne saurait plus clairement expliquer le passage historique du romanesque bâtard à une modernité que dominera l’enfant trouvé.

Michon a bien compris les deux postures - et leurs apories. Il a assimilé celle de l’enfant trouvé (en ce qui le concernait, celle des avants-gardes des années 60-70) comme une donnée inévitable mais qui nécessitait cependant une prise de distance sous peine d’impuissance littéraire. Les Vies minucules en témoignent par la dérision du narrateur à l’égard des textes "pesamment avant-gardistes, des Français de 1970" ou la Vie de Claudette. Dans ce court récit, placé sous le signe de l’Hériodade mallarméenne, où culmine l’incapacité du héros à écrire, est décrite l’exaltation mortifère d’une langue enroulée sur elle-même, entraînant le sujet de l’écriture "du côté du maître, du côté du manche, du côté de la mort". Au fourvoiement du bâtard répond ainsi celui de l’enfant trouvé.

Rimbaud ou le modèle impossible

Rimbaud semble avoir été le modèle le plus important des jeunes années de Michon. Cette figure réunit au départ la posture du bâtard qui cesse d’écrire lorsqu’il comprend que le verbe n’est pas "un passe-droit universel" propice à exaucer ses rêves de puissance et celle de l’enfant trouvé exaltant la rêverie et le "dérèglement de tous les sens". Quelques unes des "vies minuscules" sont placées sous le patronage du grand poète, exemplum de l’arrachement glorieux à la nullité provinciale : il s’en est fallu de peu "pour que le nom d’Antoine Peluchet résonnât dans nos mémoires comme celui d’Arthur Rimbaud". C’est la révélation de l’existence du poète qui sera un des premiers déclics de la vocation littéraire du narrateur-héros. Cette relation filiale à Rimbaud est complexe, ne serait ce que dans la nature des termes. Si Rimbaud constitue un "modèle abrupt", il n’en reste pas moins - lapsus révélateur - un "éternel enfant" aux yeux du narrateur. Plutôt que d’un père symbolique, il s’agit d’un jumeau noir, inégalable dans ses frasques comme dans son talent. Ce modèle est aussi un contre-modèle qui creuse les difficultés davantage qu’il ne les résout. Rimbaud le fils, publié en 1991, approfondit la question. Le poète y est décrit comme celui qui pousse le refus de toute filiation jusqu’à refuser de "devenir fils de ses œuvres, c’est-à-dire en accepter la paternité". L’adoubement par Banville n’empêche pas Rimbaud de se délester de tous les modèles passés qui pèsent entre lui et le "Nom ineffable" et, par une formidable opération d’autoengendrement, de liquider ses prédécesseurs, de porter le vers déjà "orphelin" à l’époque de Baudelaire jusqu’à des limites difficiles à dépasser pour ses éventuels héritiers, ravalant ceux-ci au rang de vulgaires épigones, des "Gilles".

Le diagnostic socio-historique confirme le jugement littéraire : le Rimbaud de Michon est un bâtard mais qui, au contraire de Balzac, vient déjà trop tard, faisant pleinement partie de cette modernité "orpheline" où lui et ses semblables ne peuvent plus trouver satisfaction. Il cesse d’écrire car "il a compris que s’il reste, il devra grenouiller parmi les happy few". L’attitude de Michon à l’égard de Rimbaud est aujourd’hui ambivalente ("Il y eut d’abord Rimbaud évidemment, depuis jeté aux orties [...] mais de lui aussi, quoique jeté aux orties et peut-être parce que je l’ai jeté, je me sens proche"). Si l’œuvre accomplie montre un dépassement de ce qu’on pourrait appeler un "moment Rimbaud" de Pierre Michon, la rareté de ses textes, la difficulté qu’il montre souvent à en assumer la paternité et son scepticisme fréquent à l’égard de la chose littéraire soulignent la complexité de la question.

William Faulkner intercesseur

À travers ses livres et des interviews de plus en plus nombreuses, Michon réinscrit les auteurs qu’il vénère dans une mythologie personnelle. Les inhibitions de l’aspirant écrivain des Vies minuscules semblent levées. Ces écrivains tant admirés ne sont plus des blocs de perfection inaccessible mais des êtres de chair : de Balzac, Faulkner ou Rimbaud, Michon est ainsi prompt à restituer les ridicules et les travers avec tendresse et ironie. Pour en arriver là, il lui a fallu dépasser l’impuissance littéraire énoncée dans les Vies minuscules. La force de ce premier livre tient pour une bonne part à ce que le récit d’un manque singulier s’y exhausse jusqu’à devenir celui du genre tout entier : c’est de la possibilité même de la littérature aujourd’hui qu’il est question dans ces pages. Comment écrire après avoir constaté tant de difficultés ? Celles que l’on porte en soi (l’extraction campagnarde, le père absent) et celles inhérentes à la période littéraire (quoi écrire de neuf aujourd’hui qui puisse succéder dignement aux bâtards et aux enfants trouvés ?). Les Vies minuscules montrent ces difficultés tout en esquissant une issue possible, dans le geste même de la narration. Le héros souffre de ne pas écrire, mais la parole du narrateur contant les malheurs advenus à ce moi d’avant l’écriture l’en détache - en partie du moins. Ce double registre narratif se retrouve à un niveau intertextuel : si la présence aliénante des grands auteurs se fait sentir à travers tout le texte sur le plan thématique de l’histoire, le récit michonien assimile la présence des modèles sans être écrasé par ces derniers.

Une fois les Vies minuscules écrites, Michon a pu interroger plus explicitement sa filiation. Littéraire. "Le Père du texte", écrit en 1992, explique rétrospectivement le rôle que William Faulkner a joué dans la levée de ses inhibitions d’écrivain. Ce texte évoque une influence heureuse, dont l’œuvre témoigne, tant il est vrai qu’on ne saurait réduire Michon au statut d’épigone de Faulkner. Au poète adolescent se substitue le romancier mûr, père symbolique plus crédible. C’est aussi une affaire de genre : la prose valorise la maturité, les débuts tardifs en littérature, davantage sans doute que la poésie. Quant à l’inévitable impression d’infériorité devant le modèle, elle est contrebalancée par une proximité fraternelle et complice qui transparaît dans les différents textes de Michon sur Faulkner. Ce père n’est pas un Saturne qui dévore sa progéniture.

C’est dans la posture et par l’obsession de certaines thématiques que l’on peut rattacher les deux auteurs, mais non directement dans leur façon d’écrire. Cette parenté s’observe à plusieurs niveaux : l’extraction sociale modeste, la généalogie familiale tourmentée, le sentiment d’insuffisance mêlé à un fort orgueil et aussi un projet littéraire centré sur le travail du deuil, l’exploration du passé et du donné familial. Si le modèle rimbaldien incitait le héros des Vies minuscules à s’arracher aux bras maternels en devenant un être de fuite, le modèle faulknérien constitue l’antidote qui permettra à Michon d’élaborer - du moins dans les Vies minuscules - une écriture du retour inscrite autour d’actes de fuite.

Comme Rimbaud et Michon, Faulkner est issu d’un monde provincial. Michon assimile à un mouvement dialectique - et l’on voit bien en quoi cette analyse de l’écriture faulknérienne s’applique à la sienne propre - son aptitude à faire de la grande littérature avec un référent apparemment nul : "barbare de ce pays barbare, plouc de ce ramas de ploucs, il lance de cette arrière-campagne une prose plus que bostonienne, bien plus que yankee, une prose française, parisienne". La donnée familiale et culturelle a priori honteuse est ainsi légitimée par la réussite littéraire du modèle : Faulkner constitue la preuve que l’on peut écrire en venant du Mississippi - ou de la Creuse. Dans L’Éléphant, Michon imagine la douloureuse confrontation entre le jeune Faulkner et les grands écrivains qu’il lit dans la bibliothèque d’Oxford. Tout en montrant l’écart apparemment infranchissable qui sépare le jeune Faulkner de ses modèles, ce texte suggère - discrètement - une issue possible. Il serait possible d’écrire sans être un "éléphant". Cette problématique ramène en droite ligne à la très haute exigence littéraire thématisée dans les Vies minuscules. Faulkner, dont la réussite littéraire a passé par une impossibilité analogue, est ainsi indirectement institué en intercesseur littéraire dans un court texte qui nie à première vue la possibilité d’une médiation de cet ordre.

Dans les Vies minuscules, les femmes sont des figures de la génération et de la transmission. La relique des Peluchet, invoquée lors des naissances et des morts, les récits de la grand-mère disent à la fois la constance devant les événements cycliques de l’existence et le ressassement du malheur. Dépositaire de la relique, le narrateur des Vies minuscules reprend indirectement à son compte cette activité de sage-femme et de fossoyeuse : il assimile son écriture à un travail de deuil et de résurrection.L’importance du deuil et de son incarnation par des figures féminines sont deux constantes de l’univers faulknérien. Michon insiste sur une dédicace à un personnage liant à la fois le maternel et la mémoire de l’indigne (la nounou noire). Par ce rapprochement explicite avec les Vies minuscules, dédiées à la mère de l’auteur, Andrée Gayaudon, Michon demande une caution symbolique à l’oeuvre faulknérienne.

L’oeuvre de Michon abonde en moments où la confrontation à la redite et à la perte cherche une issue dialectique. Dans Rimbaud le fils par exemple, le narrateur émet une hypothèse audacieuse quant à l’amour qui envers et contre tout aurait existé entre la terrible Vitalie Cuif et le jeune Rimbaud et insiste sur l’importance de la mère dans sa vocation de poète, bien que Rimbaud l’ait, superficiellement, répudiée. Cette réhabilitation de la mère permet à Michon de tirer Rimbaud du côté du travail de deuil. Là où Faulkner élabore la généaologie d’un comté imaginaire marqué par la nostalgie d’un paradis familial irrémédiablement perdu - c’est son côté " enfant-roi courant jusqu’à la mort après la couronne perdue", qui le sépare de Michon - Michon lui reprend son goût bâtard du secret de famille pour l’appliquer à la sienne, mais aussi aux écrivains, aux peintres, aux "vies" tirées de l’archive auxquels il consacre son attention.

Mais les formes littéraires et les écrivains d’antan ne sont plus évoqués chez Michon que dans le souvenir peut-être nostalgique d’un passé inaccessible. Une fiction du deuil aux forts accents critiques a pris la place du romanesque traditionnel. À l’existence triomphante du bâtard et de l’enfant trouvé se substitue désormais une analyse de la bâtardise et de son contraire chez les écrivains et les peintres, une lecture ressassante de tout ce qui rend possible ou impossible l’avènement d’une expression artistique. La fragilité de l’œuvre a ainsi pu devenir la matière même de son énonciation.

© Ivan Farron
30 janvier 2002
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