L’inimpossible poétique

Fragments de QesKes 1/2/3/, l’impossible poétique du démembrement, texte de Réza Barahéni commandé et mis en scène par Thierry Bedard

 

             Zabâniyat est un néologisme que Réza Barahéni a créé en persan :
             « J’ai fait un sort à trois vocables de la langue persane qui s’écrivent pratiquement de la même manière, dit-il. Il s’agit des mots Zaban/le langage, Roman/le roman et Zaman/le temps... et que l’on peut traduire par : la langag-ia-lité [...] qui passe au premier plan de différentes façons. La première c’est qu’on se rend compte ici qu’un langage qui a l’apparence d’un vrai langage peut avoir été complètement vidé de son sens... La deuxième, c’est que le langage pour être un langage n’a pas besoin du sens... Ce texte qui n’est pas un texte poétique, n’a pas de sens, ce qui le rend inquiétant et redoutable. Par ailleurs, en dépit de son absence de sens, on ne devrait pas pouvoir écrire un texte pareil. Troisièmement, comme ce langage dépend de la respiration, il ne peut être parlé que tant qu’il y a du souffle. Quatrièmement, c’est l’expression la plus proche de ce que je nomme l’inimpossible du langage. C’est un langage où tout ce qui est de l’ordre de la métaphysique a été supprimé. »

             Du QesKes 1, il dit ceci :
             « Je suis un être très compliqué et pourtant, en dépit de cette complexité, j’accède parfois en moi à une zone de transparence ; c’est comme si je tenais mon cerveau face à un miroir et que j’étais en train de l’examiner ; dans le même temps, à la faveur de cette contemplation, je tiens à donner à voir mon cerveau et le miroir à un groupe plus nombreux ; j’entends les exhorter à scruter leurs propres cerveaux mis à nu, et à changer ; tout le monde doit changer, tu sais, il faut que les gens ne restent pas comme ils sont, il faut qu’ils deviennent autres. Tout le monde doit changer. »

             Voici un extrait de « Si tu veux savoir quel est mon nom » :

.gogogogogotohindsite.go
.theothersiteblackeyeswhiteskin.puresight.preadam.pregod.preeve.go
.preback.beforetheriseofhisparadisehisedenhishell.hisordertodepart.go
.beforeidentitycard.go.go.go.impassport.godeclinereclinefromafrica.up.go
.arrivinginasiaturnleftturnright.gobackarrivinginindia.china.japan.siberia
.go.shameonshamans.go.alongwithshamanka.nonstop.......goback.gothen
.savesavesavesaveamilliontimessave.gotothebigbangoflillilayllaylalaylilith
.nonstop.dot.........athousandandonenonstop.go
.gosave.my.my.my.thebrokennonbrokenfictionmother&wifetogodandadam
.goback.whenitellthethethethebeginningthemiddletheendofthe
.gothousandandonenightsI.saveathousandandonelillith.layli.lil.stop
.ifyouwanttoknowwhatmynameismynameisis.go.givebirthtodiodeotheodaeva

             et les derniers mots du QesKes 1 :

[...] Les racines de l’écriture fragmentée sont diverses. On les trouve dans le langage de la mère et de l’enfant, un langage d’ amour qui n’est pas constitué de phrases entières, mais de phrases fragmentées. Plus tard, la phrase viendra prendre la place de ces fragments de nature amoureuse, généralement incompréhensibles. Le langage des rêves est lui aussi fragmenté. Ce n’est qu’au réveil que la logique de la phrase et du récit reprennent leur place. Le langage de l’amour - au sens charnel - il ne s’agit pas ici du langage amoureux - il s’agit du langage de la chair, ce langage est lui aussi fragmenté. Le langage de la torture, que ce soit celui du tortionnaire ou celui de sa victime, est fragmenté. Le langage du questionnement intérieur est extrêmement fragmenté, mais quand ce questionnement est mis sur le papier, il redevient phrasé. Le langage du délire, le langage des coups, le langage du plaisir artistique, le langage de la mort et celui du deuil sont fragmentés. Cela ne veut pas dire que chacun des mots qu’on emploie dans ces circonstances les plus sensibles de l’existence n’ait pas de sens. Non. Mais, l’élément dominant de ce qui s’exprime à ce moment là est l’absence de sens. Celui qui entend ou celui qui lit est interdit par cette expression. Il se trouve dans un endroit impossible, il rentre dans l’inimpossible, dans le ZABANIYAT, l’endroit de l’absence de sens.

             Thierry Bedard ajoute :
             « Réza Barahéni en a fait l’expérience quand on l’a forcé à parler une autre langue, quand il a été torturé, quand il a été confronté à un simulacre d’exécution, quand il a fait des rêves et des cauchemars, quand il a fait l’amour, quand il s’est fait battre. Son idée a été alors de transformer ces expériences du démembrement dans le plaisir artistique d’une écriture fragmentée. [...] L’enfer, le purgatoire et le paradis se retrouvent ici pour danser ensemble un non-langage du langage, un ZABANIYAT...
Ce sont les mécanismes même du langage qui sont les acteurs de ce poème :

Man shir-e aan shirkhaareh raa ke boridam midaanad ke labhaayash heiy eiy
kalaaghi heiy Labhaayash tanhaa be shekl-e motavarrem-e pestaanhaayam pestaan-e
diagaraa raa
midooshad eiy kalaaghi heiy
Baadaam-e sabz-e angoshtaanash baaraan-e seksekast heiy heiy heiy eiy kalaaghi heiy
Oo table mizanad be tanahaaie bar gerdi-ye sorin-e jahaan heiy, eiy kalaaghi heiy...
Taavoos migozarad az cheshmash shab shabashab
Chandin hezaareh kaf zadeh-am bee-dast shabshab shabshab eiye kalaaghi heiy
Naasour namishavad labash az goftan ranjeedeh boseh meedahad Aaghoosh khaane-ye
Teemi-st bandari hey, eiy kalaaghi heiy
Heiy heiy eiy kalaaghi heiy, heiy, heiy, heiy, heiy, heiy,
Eiy kalaaghi, eiy kalaaghi, eiy eiy kalaaghi, heiy
Jaaaaaaaaaaaaaaaaaa.............nn

(Réza Barahéni et Thierry Bedard © pour l’ensemble de ces textes.)


On a pu voir les QesKes 1/2/3, l’impossible poétique du démembrement et En enfer deuxième proposition (d’après Les Saisons en enfer du jeune Ayyâz) au festival d’Avignon 2004.

Sur les spectacles de la Bibliothèque censurée.

Sur le parcours de Thierry Bedard.

Entretien de Thierry Bedard avec Mona Chollet sur le travail théâtral et l’engagement littéraire et politique de la compagnie Notoire.

« En enfer » (CDN Orléans, juin 2003) © A. Fonteray
« En enfer » (CDN Orléans, juin 2003) © A. Fonteray

Dans cet entretien avec Mona Chollet, Thierry Bedard raconte sa découverte de l’œuvre de Réza Barahéni et le travail qu’il a entrepris pour la scène en collaboration avec lui.

             Comment avez-vous découvert Reza Baraheni ?
             À sa sortie, j’ai acheté le premier roman de Barahéni traduit en français, Les Saisons en enfer du jeune Ayyâz, parce que je suis très attentif aux littératures arabe et persane, dans lesquelles j’avais déjà quelques entrées - j’aime beaucoup Salim Barakat, par exemple. Dans cette littérature, il y a souvent - pas toujours, mais souvent - quelque chose d’assez épique, une densité historique, une dimension du monde que je ne retrouve pas ailleurs. Dans l’œuvre de Barahéni, en tout cas, il y a une dimension inouïe, dans sa façon de rendre la violence du monde, la violence de l’être ; c’est presque le monde comme une hallucination. Il décrit un monde hallucinatoire, halluciné, et, en même temps, tout à fait réel : on n’est pas très éloigné de ça. La cruauté qui est à l’œuvre dans cette œuvre-là, on a l’impression de vivre avec. C’est probablement lié très directement à sa puissance poétique. Et je ne suis pas le seul à dire ça, parce que beaucoup de gens qui entrent dans cette matière du verbe - je parle toujours d’Ayyâz, parce que ce ne sera pas forcément pareil après - sont fascinés par cette présence de la chair, par cette proximité. On est facilement en sueur en lisant ça ! Et puis c’est une œuvre qui donne très, très mal à la tête [rires]. Ça tape vraiment sur le cerveau ! Tout tape sur le cerveau : ce qui est raconté, la manière de raconter, la matière...
             Quand je l’ai lu, j’ai entendu des voix. Les textes de fiction que je monte, c’est vraiment parce que j’entends des voix ! C’est parce que ça se met à battre, en quelque sorte. Cela dit, dans le cas d’Ayyâz, le document d’origine fait 450 pages : j’ai donc travaillé sur une toute petite partie de l’œuvre - une quarantaine de pages. Et, en même temps, il y a cette espèce de flot verbal qui fait qu’on est littéralement happé par toutes ces histoires. J’en ai encore fait l’expérience récemment avec un atelier de recherche que j’ai consacré à cette œuvre - comme par une nécessité de revenir encore dessus... Les acteurs se sont totalement emparés de cette matière.
On a donc construit ce travail, l’année dernière avec une première version d’En enfer - il y a eu des versions différentes, et là, à Avignon, il va y en avoir encore une nouvelle. C’est comme si je me mettais dans une position musicale : j’ai déjà travaillé un objet, je l’ai déjà structuré - ce qui est très difficile à faire -, et j’ai envie d’en créer une deuxième version, comme il y a des quatuors à cordes qui jouent la même œuvre, mais en en donnant des interprétations très éloignées. C’est pour moi comme une nécessité, et, en même temps, c’est un luxe inouï de pouvoir se réaffronter à une œuvre pareille. Et là, j’ai beaucoup de chance, car je retravaille avec des acteurs très jeunes, et qui semblent avoir déjà un rapport étonnant avec cette œuvre ; ce qui est très beau... J’ai reconstitué entièrement une autre équipe, par goût d’entendre toutes les libertés que chacun peut avoir avec cette œuvre.
             L’envie de retravailler cet objet est aussi très liée au dispositif scénique. Il s’agit d’une installation... Ou plutôt, il n’y a pas de terme exact pour le désigner ; c’est du théâtre, mais il y a probablement quelque chose qui se passe au-delà. Il y a quelque chose d’inhabituel dans le rapport des spectateurs à ce qui est montré, dans la position qu’ils occupent et depuis laquelle ils ressentent cette matière, cette machine verbale.

             Les spectateurs ne voient pas tout...
             Non. C’est construit comme des sortes de cellules, avec de mauvaises couvertures qui peuvent évoquer autant les camps de réfugiés que des palais merveilleux. On est enfermé dans des tentes de couvertures, comme dans des tentes de nomades, sauf que ces couvertures ressemblent plus à celles qu’on voit traîner dans Paris et dans lesquelles ont dormi quelques SDF. C’est un espace de l’enfermement, fait de rien du tout, fait de notre imaginaire : on ne peut pas tellement être enfermé entre des murs de couvertures... Il y a comme ça plusieurs cellules, plusieurs geôles, avec de mauvais bancs, et les histoires de Barahéni sont racontées presque comme une chose de l’intimité, comme un rêve. Et puis, ça va devenir un effroyable cauchemar. Autour de ces cellules, il y a beaucoup de monde : littéralement, ça grouille. Avec des événements que l’on ne voit pas, ou au contraire que l’on a cru voir de manière fugace, mais qui sont induits par l’imaginaire des spectateurs : en fait, il ne s’est rien passé, il n’y a rien eu...
Ayyâz raconte l’histoire du démembrement d’un être, d’une manière très précise et en même temps très rêvée, comme si on cherchait à savoir ce qu’il y avait dans le cerveau fracassé de ce supplicié. C’est cela qui est dit, entouré de digressions, de questions autour de ce que l’on voit, de la nature de cette violence : est-elle aussi la nôtre ? Ce sont des mécanismes qui tournent beaucoup autour de processus d’identification : qui parle ? Il y a bien quelqu’un qui nous raconte cette histoire, mais on ne sait pas qui : un bourreau ? la victime ? le sens commun, comme une sorte de doxa de la barbarie ?... L’ensemble du livre de Réza, les 450 pages d’Ayyâz, racontent le meurtre de l’être, le meurtre de la pensée, sur plusieurs millénaires, et on a beaucoup de mal à dater ce moment qu’il décrit. On a parfois l’impression d’être descendus de mille ans en arrière, et, d’autres fois, on sent que ça fait vraiment partie du XXe siècle...

             La citation d’Hermann Broch qui sert souvent d’exergue à votre travail, et qui évoque le « mutisme du meurtre », date d’avant la Seconde guerre mondiale. Ce que veut dire Barahéni, n’est-ce pas, au fond, que cette dégringolade vers la barbarie est impossible à dater, qu’elle recommence sans cesse, qu’elle a toujours été là ?
             C’est la question qu’il pose sans cesse : qu’est-ce que c’est que ce monde de meurtre ?... Il interroge beaucoup, il est sans cesse en train de basculer entre le présent et le passé. Il est très friand à la fois des histoires les plus brutales de nos civilisations monothéistes, et en même temps de notre présent, de ce qui se passe aujourd’hui.

             Jusque-là, avec « La Bibliothèque Censurée » ou les « Éloges de l’analphabétisme », est-ce que vous n’étiez pas davantage dans une réflexion sur le savoir, sur le langage ?...
             Non, nous nous étions déjà confrontés auparavant à la violence politique, avec le cycle autour de Danilo Kis sur les mécanismes de l’enfermement, avec l’univers du Goulag, et sur l’incroyable histoire des Protocoles des sages de Sion. La différence, cette fois, c’est que cette œuvre-là est très rare : c’est une monstruosité littéraire, en quelque sorte. L’écriture même de Réza est absolument et totalement « en ordre » avec ce qu’il raconte. J’ai lu beaucoup de choses qui traitent de la violence extrême, mais peu ont une langue aussi violente. Curieusement, les gens qui ont une certaine inimitié littéraire avec Réza disent qu’il « malmène » la langue persane : c’est assez drôle... Il faut croire qu’elle devrait être malmenée plus souvent ! On a vraiment affaire à un « cas » littéraire - pour ce livre-là du moins, parce qu’il y a une autre partie de l’œuvre qui est, non pas plus calme, mais structurée tout à fait autrement, avec quelque chose de plus amusé, de plus doux, de plus stylé...

             Et comment s’est passée la rencontre avec lui ?
             On a d’abord eu des contacts par mails - une correspondance très légère. Il nous disait qu’il avait confiance, qu’il était très heureux que quelqu’un s’empare de cette œuvre - et très fier que ce soient des Français ! On a créé la première partie du spectacle à la Scène nationale d’Annecy, puis la suite à La Filature à Mulhouse. Lui, il l’a vu à la Ferme du Buisson, près de Paris. Il a été très surpris de la forme... La rencontre a été immédiate - de ma part elle a été un peu alcoolisée, le soir même... C’est un homme d’une incroyable générosité. Le fait de rencontrer des jeunes gens aussi engagés, aussi acharnés sur cette œuvre qu’il sait très difficile, l’a changé des débats politiques et littéraires auxquels il participe par ailleurs. Ensuite, on n’a plus arrêté de correspondre. Et on lui a donc commandé cette « chose » un peu étrange, qui n’a pas de nom, mais qu’on a fini par intituler « leçon de poétique ». Ce n’est pas une rencontre avec un auteur, ce n’est pas une conférence, ce n’est pas un spectacle, ce n’est pas une performance... On l’a retourné dans tous les sens. En fait, il s’agissait de chercher des intitulés au rapport qu’on entretenait avec lui. Il était certain que ça avait un lien avec sa poétique : c’est de la Poétique au sens le plus noble du terme, comme il peut y avoir de la Politique au sens le plus noble du terme. La pensée du monde de Reza est bien de l’ordre de la Poétique - au cas où on aurait oublié que ça puisse exister, d’avoir un état sensible aussi extrême à l’état du monde... Ensuite, que ça devienne des leçons... Eh bien, pour moi, il me donne des leçons, c’est évident. Le terme était peut-être un peu fort, mais, en même temps, c’était le terme juste. Joyce a fait des leçons de poétique qui sont aussi de vraies leçons sur le monde. Par ailleurs, j’ai déjà monté une autre leçon de poétique : celle de Joseph Brodsky sur Wystan H. Auden ; et c’est une vraie leçon, puisque Brodsky décrypte, vers après vers, un poème d’Auden, et qu’en même temps, il nous donne à voir l’état d’observation poétique que Auden a sur l’état du monde (à l’automne 39, très précisément). Il s’y ajoute sa propre poétique, celle de Brodsky lui-même, qui s’immisce dans cette pensée - bien que ce soient deux poètes très, très différents...
             Cette commande qu’on lui a faite est donc venue assez vite. On était très fascinés par la singularité de son regard sur le monde - même si on a le sentiment que ce terme de « pensée singulière » est en train de s’user un peu, et que c’est de moins en moins singulier de parler de singularité ! -, et aussi par ces histoires qui sont d’une telle étrangeté, et qu’on n’imaginerait jamais venir du monde occidental... Disons qu’on avait, nous, des questions à lui poser. Et, en plus, il n’y avait pas d’autre œuvre traduite !
             Shéhérazade et son romancier (2e éd.), un autre roman traduit, est arrivé pendant qu’on travaillait. On avait envie de tout savoir, d’être vraiment au cœur même de l’œuvre. C’était : « Racontez-nous le monde, racontez-nous votre monde... Racontez-nous vos figures, vos personnages. » Ce qu’il y a de curieux, avec Réza, c’est que les figures récurrentes qu’il manipule dans son œuvre ne relèvent ni de la métaphore, ni de l’allégorie, ni du symbolique... On n’arrive pas bien à savoir où ça se passe, ce truc. Il faudrait vraiment faire une analyse très savante pour parvenir à le dire, et aucun critique ne l’a encore tenté. Quand il reconstruit la figure de Shéhérazade, ça ne ressemble pas du tout à ce qu’on peut savoir de Shéhérazade ! Et pourtant, Dieu sait qu’il existe une littérature lourde, voire lourdingue, sur Shéhérazade...
             On a alors décidé qu’on ferait trois leçons de poétique - et surtout, que c’est lui-même qui les donnerait. Je crois même que c’est ça qui l’a décidé ! Ce n’était pas du tout prévu, parce qu’il vit à Toronto, après tout, et qu’on n’avait pas du tout imaginé qu’il aurait une telle disponibilité pour travailler et raconter les leçons avec nous. Je suppose que c’est parce qu’on lui a posé de bonnes questions au bon moment... Et qu’il a quand même assez envie de s’amuser, au sens le plus doux du terme, avec beaucoup de malice... Et puis, peut-être aussi qu’il souffre d’une certaine solitude - une solitude artistique, plus que la solitude de l’exil. Enfin, il a un goût et un penchant extraordinaires pour parler et raconter des histoires...

             Mais il ne parle pas français... ?
             Non, il le lit, seulement. On communique en anglais, ce qui est un peu difficile pour moi parce que je ne parle pas anglais [rires]. Mais parfois, je me dis que c’est probablement pour ça que des choses sont encore possibles entre nous, autant dans les embrouilles que dans le reste... Comme des malentendus féconds... Pour Avignon, on a donc mis en place un dispositif de traduction extrêmement savant, pour trouver la bonne « voix » publique. Ça ne pouvait pas être une conférence ou une rencontre, parce qu’on ne pouvait pas se contenter de faire une traduction simultanée d’un bavardage de Réza Barahéni. Ça n’aurait eu aucun sens.
             Réza raconte des histoires assez folles, assez violentes quelquefois, et l’émotion n’est jamais très loin de l’intelligence : lui-même est sans arrêt entre l’intuitif et le réflexif. Il explicite assez vite des pensées complexes, il en fait des histoires. Il a une pensée ouverte, où les référents du XXe siècle se cognent aux anciennes pensées qui ont fondé une partie du soufisme, ou aux trois monothéismes - et ce, avec pas mal de brutalité. Mais, en même temps, tout ce qui l’intéresse, c’est toujours avant. Sans arrêt il y revient, il se demande par exemple à quoi pourrait ressembler une pensée pré-adamique... Et nous : « La pensée pré-adamique, mais enfin, Réza, c’est n’importe quoi ! » Mais ça veut dire : la pensée avant qu’elle ne soit inscrite... Et il cherche ! Parfois, il a presque un fonctionnement d’anthropologue. Il va réinventer des mondes... Il adore aller chercher dans la racine des mots, comparer les langues... La Bible, le Coran, c’est comme si c’était sa propre chair, son propre corps. Il y est complètement investi, et ce qu’il découvre, ça le change lui-même.
             On a donc continué à se raconter des histoires. On a travaillé cet automne à Toronto, en y passant des heures et des heures et des heures... On est partis de cette figure démembrée dans Ayyâz, qui dit « je suis la vérité »... Est alors arrivée l’idée de construire ce qu’on a appelé la « poétique du démembrement » - ce qui peut surprendre, évidemment... ! Mais quand Réza utilise le concept de démembrement, c’est comme quand Barthes utilise celui de fragment. Ce sont des histoires de démembrement des êtres, des corps, mais aussi des mots, de la langue, ou de démembrement d’un pays... Il a aussi inventé un terme amusant, mais quand même assez inexplicable [rires], qui est l’« inimpossible ». Dans Shéhérazade et son romancier (2e éd.), il y a un petit personnage qui souffre comme un damné, parce qu’il est battu, nié, réduit à l’état de sous-homme, de merde, bref, qui fait l’objet d’une cruauté quasiment obscène, et qui répète sans cesse : « Mais c’est inimpossible, c’est inimpossible ce qui m’arrive !... » C’est un endroit où, d’un seul coup, ce terme, qui est assez conceptuel quand Réza l’utilise, devient presque de l’ordre de la plainte, pour dire : « Je ne comprends plus, parce que ce que je vis là, c’est au-delà du réel, c’est un cauchemar, et pourtant, c’est bien le présent... » On est donc allés jusqu’au bout de nos bêtises, et c’est devenu : « l’inimpossible poétique du démembrement ». Et on va expliquer, dans nos leçons de poétique, qu’est-ce qui est inimpossible... !
             En fait, on a en commun avec Réza un même regard amusé sur une certaine intellectualité du littéraire : il y a quelque chose d’assez moqueur dans tout ça. Cet automne, je m’inquiétais de la difficulté de notre entreprise, parce qu’on en était arrivés à réexpliquer Nietzsche à la lumière de Shams de Tabriz, enfin, bref. Je lui disais : « On ne s’en sortira jamais », et lui me répondait : « Mais non, ne t’inquiète pas ! Moi, je peux raconter ça à des enfants ! » Mais, dans les faits, il vaut mieux ne pas amener les enfants. Parce que c’est quand même assez violent.

(Notoire ©)

2 janvier 2002
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