[sans titre]

Ce n’est pas l’hiver à proprement parler, pourtant il fait froid, peut-être est-on en haute montagne. Le ciel est bas, sans étoiles. Il neige à gros flocons depuis des heures. On va franchir un col. Devant soi, une barrière en bois. Sur sa droite, une baraque en briques au toit de tôle, éclairée, les volets fermés à l’exception du guichet donnant sur la route. On klaxonne. Une ombre approche du guichet, une main essuie la buée, des yeux observent. La barrière se lève, on passe.

Il ne faut pas quitter la route, on s’égarerait, le moteur gèlerait, le pare-brise se couvrirait de givre, on ne repartirait plus. Le froid, la politique ont rendu ce territoire inhospitalier, les gardiens de la frontière frileux. Ils ne sont pas sortis de la baraque, peut-être ont-ils lu la plaque d’immatriculation du véhicule, peut-être ont-ils haussé les épaules, peut-être leurs regards se sont-ils croisés, un immense découragement dû au froid, à la politique se sera emparé d’eux, leurs doigts engourdis auront machinalement levé la barrière.

On roule à vitesse constante. On se sent l’objet d’engrenages, de roues dentées, de pneus cloutés. Il ne faut ni ralentir ni accélérer, hélicoptère ou chasse-neige, aucun secours n’est à attendre. Arrivera-t-on à l’autre frontière avant le lever du jour ? On ne dit pas un mot. La saison, la route sont trop peu familières, les commenter ferait perdre sa concentration, le silence - non le bavardage ou le mutisme - est un allié, il n’y en a probablement pas d’autre.

On avance dans le désert de glace sans lâcher le crayon, le carnet ni la route. On ne croise personne, personne ne suit le véhicule. À peine avait-il été absorbé par la neige et l’obscurité que les gardiens de la frontière n’ont pas sauté dans un camion tout-terrain afin de le rattraper, obliger à s’arrêter sur le bas-côté sans couper le moteur, monter dans l’habitacle et fouiller à la recherche d’un improbable trafic auquel on se livrerait en traversant le territoire de nuit, par un col, en plein hiver.

C’est un retour, j’en suis certaine, mais d’où, je ne le sais pas. Pourquoi tout retour m’évoque-t-il nécessairement les textes courts, récits, nouvelles, lettres à tel ou telle, de Franz Kafka ? Penchée sur la route blanche, les doigts serrés autour du volant, je psalmodie Franz, Franz, Franz mon ami, mon frère, parle-moi, ne m’abandonne pas dans ce froid, cette nuit, cette montagne, ce texte, où que tu sois maintenant ne m’oublie pas, fais-moi entrer dans ton futur.

Le voyage semble sans fin. Les gardiens de la frontière ont déjà oublié le véhicule, peut-être. Peut-être n’ai-je été pour eux qu’un rêve comme ils le sont déjà pour moi, peut-être chacun, passeurs ou gardiens, n’est-il jamais pour l’autre qu’une image de son rêve, peut-être m’ont-ils attribué les traits de quelqu’un dont je ne connais ni l’existence ni le nom, homme ou femme, comme je leur attribue les traits des figures de Kafka. J’ouvre la thermos, verse du café tiède dans le bouchon-gobelet et le bois sans quitter la route des yeux. Je m’endormirais bien. Je ne pense à rien. Penser à quoi que ce soit, comme prononcer un mot à voix haute, est impossible, c’est alors que le choc se produit, un choc sourd, étouffé par la neige mais perceptible, à hauteur de la roue avant droite, celle qui frôle le remblai, peut-être ai-je fermé les yeux un instant et perdu le contrôle, peut-être quelque chose a heurté la carrosserie ou c’est le véhicule qui l’a renversé, branche d’un peuplier abattu par la tempête, cerf ou biche, loup, ours, un animal capable de survivre dans cette montagne, le choc résonne à mes oreilles, ou quelqu’un, perdu, une vieille femme, un homme qui fuyait, une adolescente dans le cœur de qui l’espoir aura bondi en distinguant deux phares dans ce paysage désolé, quelqu’un capable de survivre à ce froid, à cette politique et qui aura espéré que le véhicule s’arrête, qu’on le fasse monter à bord, le dissimule sous des couvertures et lui fasse franchir l’autre frontière, celle du nord, avant la fin de la nuit c’est impératif si bien que je dois continuer malgré le choc, personne ne survivrait dans cette désolation, ce ne peut être qu’une pierre ou un petit animal déjà mort, gelé qu’une bourrasque aura basculé du remblai sur la chaussée, que le véhicule aura heurté, une ligne rose apparaît à l’horizon en pointillés, la frontière n’est plus loin, à cette heure les gardiens seront endormis, quand tu apercevras la baraque ne klaxonne pas, ralentis, attends quelques secondes et accélère, brave la barrière, fais-la voler en éclats et si les gardiens soudain réveillés cherchent aussitôt leurs fusils, peut-être le temps qu’ils les trouvent, les arment, se précipitent à la porte auras-tu parcouru assez de distance pour que les projectiles s’égarent dans l’aube glacée car souviens-toi, l’autre territoire est à traverser de jour, c’est vrai, ces réglementations des frontières du jour et de la nuit sont absurdes, épuisantes mais comme je te disais tout à l’heure, il n’y a pas que le jour et la nuit, il y a la frontière animale, il y a le jour et la nuit de ton texte, quant à ne pas comprendre ce que tu as écrit au crayon au point de jeter ton carnet sur le siège passager et de t’en tenir à l’écart, c’est un risque à courir.

 

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Les Petits récits d’écrire et de penser ont été relus en juin 2011 pour les éditions publie.net où ils figurent au catalogue sous le même titre.

8 novembre 2007
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