« Suffit de commencer d’écrire pour que déborde le présent » (CSD)

« On part dans l’énigme avec le sérieux des bêtes. »


(Caroline Sagot Duvauroux, Aa. Journal d’un poème).

Page 57 de Aa. Journal d’un poème, il est question de 4’33’’, l’œuvre musicale sans sons de John Cage :

des sons rejoignaient le piano muet de John Cage

4’30’’, le public énonçait l’œuvre par sa stupéfaction

le parterre rejoignait la lyre pour résoudre

en musique la séparation . rien ne se répétait

était-ce encore musique ?

un écho venait à rencontre du son absent

s’arrêtait en chemin à la vue d’un piano

Composée en 1952, c’est une œuvre à durée fixe et pour un instrument soliste indéterminé, voix ou piano. Sa destination est l’oreille, nécessaire à toute œuvre écrite ou musicale, visuelle aussi bien. John Cage, 1973 : « Je craignais qu’en composant un morceau qui ne contienne aucun son je donnerais l’impression de faire une blague, voyez-vous. En fait, j’ai travaillé plus longtemps à mon morceau "silencieux" qu’à aucun autre. J’y ai travaillé quatre ans… » Aujourd’hui, on est préparé à l’écoute de cette œuvre. Si elle est inscrite au programme d’un concert, je suppose qu’on ferme les yeux, on se concentre, on se demande : que vais-je entendre durant cette absence de sons ? Chez soi on peut rester assis ou marcher de long en large durant les quatre minutes et trente ou trente-trois secondes que dure le morceau « silencieux ». En musique, le silence, on le sait, est une certaine durée, relative, comme toutes les durées musicales, à l’unité de mesure choisie pour l’œuvre. (Et qui porte les doux noms de pause, demi-pause, soupir, demi-soupir, quart de soupir, huitième de soupir, seizième de soupir, celui qu’on perçoit à peine.) Passé les bruits de voisinage, toux nerveuse au concert ou perceuse électrique à l’étage du dessous, il y a alors à écouter les bruissements du monde - quelle que soit la nature de la mesure choisie, acoustique ou visuelle, chant des baleines de Rebecca Horn ou bleu Klein - qui bruit quand on l’écoute, qui réclame qu’on tende l’oreille, qu’on lui porte attention. Il y a toujours à voir, à entendre, le monde n’est pas si muet, si vide que ça. Et quand il s’interrompt, le poème n’est pas le lieu d’un néant, il est peut-être, entre le mot et le silence, la zone nécessaire à leur rencontre, à leur non-silence réciproque.

mon rêve marmonne son chien de rêve bave un peu sa parole ravale l’écume et pituite mon rêve ses mots d’avant fait de petits clapots sans mélodie chante et chantonne mon rêve te pend au nez si trop tu rêves,
on est accroupi les yeux luisants regardent ne voient pas le monde déglutit dans les bouches qu’on ouvre qu’on ferme ça fait des petits bruits de rêve dans mon rêve on peut être un oiseau dans mon rêve aussi bien que mon chien dans la phrase ou Moby Dick entre les fragments d’Héraclite, on rêve d’être Ismaël gribouillé de naufrages mais nous sommes Jacob de ce côté du fleuve, l’entourloupeur fils d’Isaac au bûcher, fils des bûchers nous faut des gués pour passer, des intentions,

Aa est le Journal d’un poème. Dans ce poème il y a la figure d’Héraclite, le filigrane du Bateau ivre, l’histoire d’amour de Louis et Martine, il y a des un-point suspendus [1], des barres latérales, des lignes blanches. Le poème se lit dans les lignes écrites, et dans les lignes blanches, les non-silences, ce qui n’a pas été écrit faisant écho à ce qu’on lit et qu’on entend.

si j’étais rivière

des ronds d’eau très doux

rives herbeuses et la fin du remous

les mystes étaient tombés du mythe . restaient mutos et l’art qui relève des mages ////////// la Grèce dont je parle est en Turquie c’est intéressant sais plus pourquoi ////// l’Islam . la mondialisation . les fronts dépêchés au Moyen-Orient ////// je respecte la fin bâclée des tragédies je ne fais pas d’enfant ////// Néandertal // l’épitase // c’était quoi l’épitase ? la conquête ? la conquête de l’ouest ?

reviendrons-nous rivière ?

qu’en saurons-nous ce jour

allant toujours

Flash-back. Années 80 du siècle dernier, Montrouge, Hauts-de-Seine. « Une peinture de 100 mètres sur 2 se déroulait d’un rouleau à un autre. » L’œuvre s’intitulait L’herbe écrit mais le vent chaule. « C’était un adieu aux herbes, dans les couleurs du deuil, noir et blanc, avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la grâce des herbes au bord des précipices. » Assis comme durant une lecture ou un concert, on regardait la peinture verticale se dérouler, Caroline Sagot Duvauroux nous prenant le regard par la main afin qu’il ne s’égare pas en chemin. « Une ligne de texte sous-tendait l’image. Pour qu’on puisse la lire, il fallait que l’enroulement se fasse de droite à gauche, que l’avenir s’enroule à la mémoire pour indiquer le sens du perdu [2]. » On regardait, on lisait, on écoutait.

Retour à aujourd’hui. Des décennies plus tard, on perçoit l’empreinte physique de l’expérience singulière à un moment où on regarde le bleu du ciel, entend les bruissements du monde, lit le texte de Aa. On ne sait pas, le livre refermé, à la faveur de quelle situation resurgira le Journal d’un poème mais, comme les livres précédents de Caroline Sagot Duvauroux, il est là désormais, elle nous en a confié le texte, on prend grand soin de ce non-silence.


Bibliographie de cet article :
Antonin Artaud : « Uccello le poil », L’Ombilic des limbes (Poésie Gallimard, 1968).
Richard Kostelanetz : Conversations avec John Cage, traduit de l’anglais et présenté par Marc Dachy (Éditions des Syrtes, 2000).
Rebecca Horn : Lumière en prison dans le ventre de la baleine, installation, avec des poèmes de Jacques Roubaud et une musique de Hayden Danyl Chisholm (Palais de Tokyo, Paris, 2002).
Yves Klein : Dialogue avec lui-même. Symphonie monoton : 1 mn 15, catalogue d’exposition, Centre Pompidou (musée national d’Art moderne, Paris, 1989).


Aa. Journal d’un poème vient de paraître aux éditions José Corti.
Philippe Rahmy en parle ici, lisez-le.

Dossier Caroline Sagot Duvauroux sur remue.
Dernier texte publié dans la revue : Le bleu, l’oiseau, l’Antonello.

Dominique Dussidour

14 novembre 2007
T T+

[1Le procédé d’édition en spip ne permettant pas de les reproduire, nous avons choisi de les traduire par un simple point posé sur le bas de la ligne et placé entre deux espaces blancs.

[2Citations extraites de Aa.