Leslie Kaplan | Qui a peur de la fiction ?

Cet article de Leslie Kaplan est paru dans Libération du 13 février 2001.

On lira ensuite, de Leslie Kaplan, sur les mêmes problématiques : « La littérature et l’inhumain ».


Une affaire agite le Canada : un adolescent de 16 ans, victime de brimades et d’agressions dans son école, écrit et lit en classe un texte de fiction dans lequel un garçon, harcelé, fait sauter son école, moyennant quoi rumeurs, craintes des parents, police, perquisitions, l’adolescent est arrêté et passe trente-quatre jours en prison. Manifestations de solidarité et pour la liberté de la création, les associations d’écrivains s’engagent, Margaret Atwood, Stephen King. Il vient d’être libéré sous la pression de l’opinion, mais le procès aura lieu à l’automne (Libération du samedi 3 février 2001).

On retrouve comme dans d’autres affaires (Rushdie, Mathieu Lindon, tout récemment l’enseignant d’Abbeville), et indépendamment de leurs différences, la confusion délibérée faite par certains des registres de réalité et de fiction, jusqu’à la suppression de la dimension de fiction : il n’y a pas de fiction.

Une histoire de meurtre n’est pas une histoire, c’est un meurtre. Invention = désir, désir = risque, risque = acte. Et comme a dit le procureur, « on ne peut pas prendre le risque ». Pourquoi cette négation de la fiction ?

La fiction n’est pas seulement un droit, le droit de penser, c’est-à-dire : toutes les pensées sont possibles, on peut tout penser, rien n’est interdit à la pensée, c’est aussi un moyen, justement un moyen de penser.

Pour définir la fiction, Kafka parle d’un saut : « Ecrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. »

Le saut est un acte de la pensée, une rupture qui permet de quitter le ressassement, la continuité, le face-à-face avec le réel. Il crée une distance, un espace, il met derrière, il permet de passer ailleurs.

Les assassins dont parle Kafka sont, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est. Ils assassinent quoi ? Justement le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.

Pour sauter, il faut un appui : quand on écrit, les mots sont cet appui.

La fiction, l’invention par les mots, la liberté que donne l’écriture, toutes les possibilités infinies de « sauter », ce n’est pas n’importe quoi, c’est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d’expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s’aplatir devant la réalité, de dire « c’est comme ça », c’est une façon de répondre, de transformer.

Cette réponse ne va pas de soi : elle demande un travail, un travail de pensée, ce qui ne veut pas dire que ce soit pénible, au contraire : l’acte de penser, sauter, procure du plaisir, et comme le dit Serge Daney à propos des cinéastes Lubitsch et Chaplin, « la vraie réponse à la terreur ce n’est pas la vertu, c’est le non-renoncement au plaisir ».

Notons, en repensant au fait divers canadien, que quitter le face-à-face avec le trop de réel, tout le monde peut en éprouver la nécessité, mais peut-être les adolescents encore plus que tout le monde. Les adolescents ne se posent pas de questions spécifiques, ils se posent, comme tout le monde, des questions sur eux-mêmes et les autres, le monde, l’identité et l’identité sexuelle, le désir et l’absence de désir : l’ennui, la haine, et quoi faire avec, et les limites, le meurtre, mais ce qui est sans doute spécifique, c’est l’urgence et l’impatience devant ces questions, qui peuvent gêner les adultes, les remettre en cause. D’où le rôle fondamental de la fiction pour les adolescents, fiction qui permet de mettre une distance avec le monde, de prendre ses distances avec lui, et avec sa propre urgence, de passer ailleurs, de penser, jauger, juger la réalité, et d’inventer.

Or il me semble que ce statut fondamental, constituant, de la fiction est menacé non seulement par des diktats débiles religieux, politiques, judiciaires ou policiers qui déclinent l’interdit « il ne faut pas penser », mais aussi par des formes de pensée, ou de non-pensée, naturalistes, qui sont réactionnaires en ce qu’elles nient le saut, le banalisent, le recouvrent, l’effacent. C’est ce qui se passe quand, devant un acte, une œuvre, un objet, on privilégie les explications, psychologiques, sociologiques, biographiques, etc., quand on cherche à ramener l’inconnu au connu au lieu de le considérer, cet inconnu, dans sa nouveauté, sa rupture, de l’examiner, de le déployer. Il a écrit ça parce que... son père, sa mère, etc. Evidemment, on est alerté par des pointes extrêmes de bêtise qui sautent aux yeux, le procureur qui demande à ce que l’adolescent canadien soit vu par un psychiatre : écrire de la fiction est une maladie, relève peut-être de la lobotomie, qui sait. Mais il y a des formes plus diffuses, une tendance à mettre en avant la personne et non l’œuvre, à ramener des explications, qui fait qu’on ne sort pas du ressassement de ce qui est, de la prétendue réalité, une tendance que j’appellerai « nous aussi » qui plombe le saut.

Tendance qui va avec l’appel à la confession, à l’introspection, Alors, racontez-nous, dites-nous tout, vos goûts, vos travers, votre enfance, etc.

Et un tel a peur dans le noir, moi aussi, ou aime le camembert, nous aussi, ou se fait des mises en plis..., on est bien tous pareils, moi aussi j’ai voulu tuer ma mère, j’ai des pulsions terribles, etc. C’est bien sûr la bonne vieille croyance religieuse, je peux dire la vérité sur moi-même, surtout si on me bouscule, et on est bien peu de chose, au fond.

Du coup : 1) Devant « les faits vrais », la soi-disant part intime dévoilée, qu’est-ce qu’on peut penser, critiquer ? Le goût d’un tel pour les escargots ? Ou pour les madeleines ? Sa vie privée ? Ses divorces ? Ou quoi ? Sur quoi porte le jugement ? Au lieu de penser à l’œuvre, à l’acte, on pense à la soi-disant vie, on ne pense pas, on n’a littéralement plus d’objet de pensée.

2) Sous prétexte de rendre un travail accessible, évidemment mépris total des gens auxquels on s’adresse. L’intérêt des gens porte d’abord sur l’œuvre, pas sur l’anecdote, et je ne suis pas la seule à avoir entendu dans une bibliothèque de banlieue une petite adolescente, sac à dos et baskets, dire : « Moi, j’ai lu La Métamorphose et ça m’a changé la vie. »

3) Opium, opium. Cette trivialisation est finalement une façon de dire : participons, non pas aux décisions concernant notre vie, ça c’est difficile, vraiment, voire exclu, mais aux prétendus dessous des cartes : vous n’êtes pas, nous ne sommes pas, parmi les élus, les élites, mais au moins on connaîtra le petit bout de la petite culotte. C’est une façon de penser qui essaie de colmater le désespoir des gens, le nôtre, et la perte de repères, et l’isolement, la désolation.

Au contraire, ce que dit Peter Brook : « Hamlet n’est pas comme "moi", il n’est pas comme tout le monde, parce qu’il est unique... Dans l’histoire un homme comme Hamlet a existé, a vécu, respiré et parlé une seule fois. Et nous l’avons enregistré ! » L’universel des questions de Hamlet n’est pas donné, pour les entendre, ces questions, pour les faire miennes, il faut effectuer un saut : je peux entendre ce personnage qui n’est pas moi en sautant en dehors de moi.

Hannah Arendt dit que « les modernes n’ont pas été rejetés dans le monde (par la mort de Dieu, par la fin de la transcendance) : ils ont été rejetés en eux-mêmes ». La fiction, cette expérience du possible, est une des façons de sortir de l’aliénation, de l’enfermement, de ce ressassement malheureux et misérable qu’est le seul souci de soi.


La littérature et l’inhumain

Ce texte fondamental de Leslie Kaplan, portant sur la littérature et l’inhumain, est paru dans Libération le 7 septembre 2000 sous le titre « Au roman le dernier mot ».

Flambée raciste en Allemagne, étrangers battus à mort, enfants kosovars blessés dans un centre de demande d’asile, un sans-abri tué sur la côte baltique par des gamins de 15 à 19 ans, « c’était un vagabond, un asocial, dommage qu’on n’ait pas eu les bonnes chaussures, on aurait fini le boulot plus vite », pendant ce temps je suis en train d’écouter un homme, il parle tout seul, la première phrase que j’entends est « une fois une pute, toujours une pute, voilà ce que je dis », il continue à parler, la fille dont il parle est sa nièce, une gamine de 17 ans, c’est clair qu’il la hait, il hait aussi les Noirs, et les juifs, et les financiers, en fait il hait tout le monde, le monde entier, il raconte sa journée et sa vie, comment il a été obligé de travailler dans une épicerie minable, sa famille ruinée, pourtant une bonne famille, mais il n’a pas eu de chance, pas comme son frère, la famille s’était endettée pour l’envoyer dans une grande université mais l’imbécile s’est suicidé, pas comme sa sœur, la garce, elle s’est fait faire un enfant par un amant de passage, justement cette nièce de malheur, et son mari l’a répudiée, et voilà qu’il est, lui, obligé de s’occuper de cette fille, et de sa mère à lui, et de tout, et il continue, haine et impuissance, impuissance et haine, un homme de ressentiment, raciste, sexiste, antisémite, rien n’échappe à sa haine, il la met en pratique, il vole l’argent que sa sœur envoie à sa fille, il pousse sa nièce dehors...

Et moi je l’écoute, je continue à l’écouter, j’entends tout ce qu’il dit, tous les détails, ses galères et ses maux de tête, ses injures et ses plans foireux, la cravate rouge du type qui va séduire sa nièce, les reproches de la vieille domestique noire, les propos immondes qu’il tient à tout ce qui passe à côté de lui, ses idées, si on peut appeler ça comme ça, et ses sentiments, toujours les mêmes, envie et frustration, le monde vu à travers ce qu’on lui doit et ce dont il a été grugé, et alors à lui tout est permis, j’écoute le récit qu’il déroule dans sa tête ou en parlant à sa mère, et je suis à la bonne distance pour être saisie, attrapée, révoltée, et en même temps impliquée par tout ce que dit ce personnage, Jason Compson, le 6 avril 1928.

Ce qui se passe, et qui est bien sûr une réponse à la question « À quoi sert la littérature ? » : Jason Compson est justement un personnage, pris dans un récit, une histoire, c’est Le Bruit et la fureur, et Faulkner, puisqu’il s’agit ici de lui, invente des formes qui permettent de penser, de penser comme pense la littérature, en faisant l’expérience d’un possible. Ce n’est pas : expliquer le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, ni même la haine, la paranoïa. Jason n’est pas un cas, un cas sociopsychologique, ou historique, ou autre (« le petit Blanc du Sud », white trash, etc.), il n’est pas un élément dans un discours « sur ». Il n’est pas non plus une figure de fait divers comme les gamins assassins du début. Un fait divers, on le lit et on se dit, c’est pas possible - justement parce que ça l’est. Dans un récit comme celui de Faulkner, le possible n’est pas une situation mais un personnage. Le cas ou le fait divers peuvent m’intéresser et me concerner, ils ne m’impliquent pas, pour reprendre une distinction que fait Serge Daney.

Le personnage m’implique, comment ? Comment suis-je impliquée par ce type horrible à qui bien sûr je n’adresserais pas la parole une seconde dans la réalité ?

Quand je suis impliquée, ce n’est pas du tout pour me dire, « moi aussi je suis comme lui », introspection, aveu, nous humains nous avons tous des mauvaises pensées, nous sommes tous mauvais, culpabilité mortifiante qui revient à banaliser, à nier le tranchant des actes, à surtout éviter de penser.

Mais c’est un possible, une fiction : j’aurais pu être comme lui, comme n’importe quel être humain. Autrement dit : c’est un type horrible, ce n’est pas un monstre, il n’est pas en dehors de l’humain. L’inhumain fait partie de l’humain, c’est sa limite toujours possible. Mais un meurtre est un meurtre.

La bonne distance : le lecteur a la place, et le temps, pour penser, pour questionner : comment est-ce possible ? Qui est-il ? Et, suspense, que va-t-il faire ?

Cette façon de penser n’est pas démontrée, elle ne donne pas de certitude, elle ne ramène pas l’inconnu au connu, mais elle met en rapport ce qui semblait sans rapport, elle s’appuie sur la réalité, sur les faits, mais elle y crée du jeu, elle ouvre.

Comment est créée cette bonne distance ? Essayer d’analyser comment l’écrivain Faulkner s’y prend, les formes qu’il invente, quelques-unes d’entre elles, ce n’est pas un exercice académique : c’est analyser une pensée en acte - un style - qui est une façon de répondre au monde.

Jason Compson, on le voit sous tous ses aspects, chaque aspect en soi est lié aux autres, et sa haine ressassante est un moyen de raconter, une spirale qui élargit et présente le monde tel qu’il le voit, lui, et on le voit avec lui, et avec l’espace et le temps pour ne pas être collé à lui, fondu en lui, et il dit tout ce qu’il pense, les détails les plus infimes, par exemple la merde des pigeons du palais de justice qui lui chient sur la tête, et comment il faudrait les exterminer, tous les détails ressassants de sa haine, tous ses objets, y compris bien sûr sa mère, inceste et emprise chaque fois qu’elle ouvre la bouche pour lui parler, chaque fois qu’il lui répond, et sa parole est un flux libre, et posée comme une chose devant lui, et du coup le lecteur ne pense jamais que ce qu’il dit est la vérité, même si lui, Jason, le pense, le lecteur a l’espace pour ne pas le penser, le lecteur est mis dans une position d’attention très particulière, une disponibilité à tout ce qui vient, pas de jugement moral préétabli mais une attention de chaque instant et toujours le plaisir d’être surpris, étonné, et en même temps Jason est critiqué par tous les autres personnages, même sa mère le critique, ce qui le fait aussi se découper sur un fond, ressortir, tout ce grand monologue est polyphonique, il y a beaucoup de monde qui parle dedans, et Jason est toujours en train de faire, de parler, rien n’est joué pendant toute cette journée, rien n’est fatal ni nécessaire, et le lecteur est lui aussi en position active, il attend, et il voit ce Jason et il peut en voir beaucoup comme lui, leur doigt pointé, accusateur ou interprétant, plein de l’horrible maladie de leur bon droit, sûrs que l’autre existe, ça oui, mais exclusivement pour les emmerder, comme ces pigeons du palais de justice, et seulement dans des catégories, des généralités, les Noirs, les Juifs, les Femmes, l’autre n’existe jamais dans sa singularité, « une fois une pute, toujours une pute », Jason termine comme il a commencé, mais le lecteur, lui, ce lecteur qui l’a accompagné, a pu penser, « sauter en dehors de la rangée des assassins » (Kafka), et dans le monde des hommes qu’il n’a évidemment jamais quitté - le monde de la fiction n’est pas un ailleurs, on ne s’évade pas par la littérature comme il est dit parfois -, dans ce monde, qui est le même, des hommes et de leurs œuvres, le lecteur est modifié.

Modifié, comment ? La littérature n’apporte pas un savoir, ce n’est pas une pédagogie, mais elle est une façon de penser. Dans ce monde, le nôtre, où la guerre est aussi un fait divers, le lecteur a pu faire l’expérience de ce que c’est, quelqu’un qui est dans la haine, mais il n’est pas quitte avec ça, ce n’est pas un acquis, de la culture à consommer ou à garder dans une cave ou une bibliothèque : il continuera à être travaillé par ces mots qu’il a lus, qu’est-ce que c’est ce personnage, qu’est-ce qu’il représente pour lui, qu’est-ce que, lui, lecteur, pense de ça. C’est-à-dire, et c’est encore l’expérience et le risque d’un possible : si lui, le lecteur, ne pense pas comme Jason Compson, il pense en fait quoi ?

16 janvier 2000
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