Fabienne Swiatly | Un général dans la famille

Dans l’absence du vent, face à une croix de bois, elle se tient à genoux. Des dizaines de croix toutes pareilles autour d’elle, mais elle devant une seule. À genoux. Pas de stèle en marbre, pas de parterre de fleurs, juste une croix en bois et elle devant.
Elle est fatiguée d’avoir marché longtemps après la descente du train. Elle s’était égarée sur une route qui semblait vouloir rejoindre l’horizon. La mer pas loin. Pas loin du tout.
Quelqu’un qui l’avait remise sur le bon chemin et accompagnée en silence. Difficile de questionner une si jeune personne qui se rend à un cimetière.

Les cailloux meurtrissent sa peau. Elle s’en fout. Cette douleur est bonne puisqu’il suffirait de se lever ou de tasser la terre pour la faire disparaître. La douleur physique est bien peu de chose face à l’autre douleur qui étreint son corps de l’intérieur. Un supplice aiguillonné par le regret. Le vivant lui a été arraché de son présent et enfouie, là, sous la terre. L’emplacement de son amour désigné par une croix. Son homme. Encore un enfant pour ses parents qui pourtant l’ont poussé à partir vers le plus sûr de la mort. Ils voulaient un héros dans la famille et il leur a été rendu un cadavre. Qu’ils pleurent jusqu’au dessèchement des sentiments. Jusqu’à l’usure de leur propre vie. Qu’ils en crèvent. Il aurait suffi qu’ils disent comme elle ne pars pas. Ne savaient-ils donc pas que pour devenir un héros, il fallait d’abord survivre ?

La terre est froide et sa douleur ne sait comment s’épancher car s’il est vrai qu’elle avait dit reste, elle avait aussi dit non. Non à son désir d’homme. Elle avait imposé de la distance entre eux, mue par cette ancestrale peur qui tient les femmes en retrait de leur propre chair. Elle avait dit non et ne se le pardonnait pas. Elle avait dit non alors que chaque repli de sa peau suait de désir. Envie de et pourtant sa bouche avait dit le contraire. Avait dit ce qu’on lui avait appris à dire.
Trop tard maintenant. Leurs corps n’iraient jamais plus loin que l’ultime rencontre de leurs bouches, l’emballement de leurs langues. Et sa peur d’oublier son odeur, une odeur d’homme derrière l’eau parfumée qu’elle sentait pour la première fois. Un souvenir qu’elle aimerait garder en un lieu sûr car c’est celui qui redessine le mieux les contours du disparu. Mais le souvenir refroidirait comme le corps, alors il ne resterait rien. Rien.

Il était mort, parce que dans sa famille, un parent devenu général donnait à croire que les fils avaient un avenir en forme de médaille de guerre. Un militaire qui avait oublié de préciser que l’ascension vers la gloire se faisait sur des montagnes de corps sacrifiés.
Sur la croix en bois le même nom que le Général et aussi des mots qui prétendent que celui qui gît-là est mort pour son pays. Et les mêmes mots sur chacune des croix en bois qui l’entourent. Des mots patriotiques qu’elle ne parvient pas à admettre. Elle n’en veut pas des mots qui évitent de se poser la question du pourquoi.
Seule la mort est bien là sous la terre mouillée qui a bu la pluie plusieurs jours d’affilée. L’herbe qui n’a pas encore eu le temps de pousser.
Elle baisse les yeux devant la croix et demande pardon. Pardon d’avoir refusé l’amour. Pardon d’avoir obéi à la bienséance. Pardon de ne pas avoir su le retenir.

Elle voudrait hurler tant l’absence met son désir en perspective. Ce corps qui pourrit sous la terre ne se mêlera jamais au sien. Et les mots gravés dans le bois nient la vie pour ne laisser que des mensonges. Les mots choisis par ceux qui meurent rarement sur les champs de batailles, elle n’en veut pas.
Alors elle s’approche de la croix en bois qui semble déjà bien vieille et gratte de ses ongles longs, l’inscription peinte en blanc. Elle gratte de tous ses doigts. Elle gratte avec dans la voix des gémissements mouillés. Elle gratte et c’est douloureux, des échardes qui pénètrent dans la pulpe des doigts. Elle pourrait s’aider d’une pierre ou du canif dans son cabas, mais elle a besoin de cette douleur, elle en a envie, elle veut la graver dans sa peau.
Elle griffe et griffe et l’inscription perd de sa superbe. Seul le mot mort reste encore visible.
Voilà c’est ça.
Il est mort et rien d’autre.
Il est mort.
C’est tout.

La douleur physique l’épuise enfin.
Avant de se lever, elle récupère une poignée de terre grasse qu’elle fourre dans sa poche. Debout, elle devine les dunes pas très loin. La mer qu’elle ira peut-être voir, elle ne sait pas encore. Elle ne sait plus rien. La poignée de terre dans sa poche qu’elle malaxe et qui se réchauffe entre ses doigts. La poignée de terre dont elle aimerait se recouvrir tout le corps et signer ainsi son deuil. Puis, elle se dit que cette poignée de terre, elle ira la jeter sur la tombe du Général. En maculer l’héroïque épitaphe.
Oui elle fera cela. Ce soir même, si elle parvient à attraper le prochain train. Alors elle se met à courir. La rage lui donne la force d’avancer. Oui, elle ira honorer le Général mort de sa belle mort. Elle court sur le chemin et retient la terre dans sa main refermée en poing.











































21 janvier 2008
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