Hommage àSimone de Beauvoir

Lettre àNelson Algren du vendredi 17 octobre 1947 :

Amour àmon crocodile. Dans un petit bar solitaire, j’écoute des chansons américaines (mauvaises), je bois du bon scotch et me sens très poétique. La grève continue, on circule àbicyclette et àpied, et dans toutes sortes de camions et de véhicules bizarres. Pour moi ce n’est pas très gênant parce que je ne bouge guère de mon quartier de Saint-Germain-des-Prés. Le bel automne persiste : odeur des feux de feuilles mortes, lumière jaune du soleil sur la Seine àtravers les nuages gris. Je revois l’ombre mouvante de l’arbre dans la cuisine de Wabansia ; il y a quelques minutes je songeais àquel point les dix jours que nous avons vécus ensemble doivent différer pour chacun de nous. Bien sà»r, vous me voyiez moi quand je vous voyais vous et c’est déjàune grande différence, n’est-ce pas ? Mais comme vous me voyiez vous aimant et que vous, je vous voyais m’aimant, nous étions présents l’un àl’autre, il s’agissait de notre amour. Non, la différence fondamentale tient àce que je suis venue dans votre maison, dans votre ville, dans votre vie ; vous conserviez le même monde avec, simplement, une petite grenouille en plus. Tandis que moi j’ai atterri en un lieu très reculé, merveilleux et étranger, votre lieu de crocodile. La petite maison ne peut pas être aussi précieuse àvos yeux qu’elle l’est aux miens, la galerie, l’arbre, la rue, la nuit entière entrant dans notre lit, tout cela semble aussi éloigné et stupéfiant que le royaume des fées et pourtant aussi vrai et certain que mon amour, que mon cÅ“ur et mon sang. Nous étions tous les deux heureux, chacun àsa manière singulière, non ? Je ne pleure plus, j’ai beaucoup de chance et je suis heureuse.
Voilàcomment je mène, jour après jour, une vie de femme sage : lever entre 8 et 9 h, une demi-heure après arrivée aux « Deux Magots  », thé et croissants, travail toute la matinée après lecture des journaux. Je déjeune soit avec mes amies russe ou juive, soit avec d’autres amis ou chez ma mère. Après je retrouve Sartre, nous causons ou nous voyons des gens (réunions de radio ou de politique) en fin de journée, nous travaillons deux ou trois heures chez la vieille dame, la soirée, nous la passons ensemble, seuls ou avec des amis intimes et, àminuit, je suis endormie. Le livre, ainsi, avance très vite.

Simone de Beauvoir : Lettres àNelson Algren. Un amour transatlantique (1947-1964), texte établi, traduit de l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard 1997, Folio 3169.


André Gunthert àpropos de la validité de l’analyse contextuelle des images.

Entretien de Simone de Beauvoir avec Pierre Viansson-Ponté, Le Monde, 10-11 janvier 1978.

« "Le Deuxième Sexe" en héritage  », article de Sylvie Chaperon dans Le Monde diplomatique, janvier 1999.

29 janvier 2008
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