Philippe Raulet | Un hommage, par Dominique Bondu

Philippe Raulet nous a quittés brutalement en 2006. Discret, comme son œuvre ; important, comme son œuvre (publiée en partie aux éditions Verticales).
  À l’occasion d’un hommage qui lui fut rendu à La Roche-sur-Yon, au Grand R le 19 janvier 2008, Dominique Bondu nous a fait l’honneur et l’amitié de nous offrir ces mots pour se souvenir : ils sont à tous, à lire, ici :


L’écart se fait croissant entre la notoriété médiatique, la reconnaissance sociale qui en résulte, et la véritable qualité d’un artiste, la force de son œuvre. Ainsi en est-il des écrivains.
  Philippe Raulet, mort à 66 ans le 22 mai 2006, est un immense écrivain. Il sera resté un… illustre inconnu.
  Mais de cette absence de notoriété il n’avait cure. Jamais il ne se sera préoccupé de reconnaissance sociale, de prestige.

Comme deux fils rouges continus, deux exigences fortes auront orienté toute la vie de Philippe Raulet. De ces deux exigences, librement consenties, parfaitement réfléchies, il aura accepté d’en assumer toutes les implications pour sa vie et pour son travail d’écrivain.
  Ainsi, Philippe aura fait siens – ontologiquement – ces deux impératifs : la conquête de la liberté, d’une part, et le sens de l’altérité d’autre part.

1. La liberté chez Philippe Raulet

Philippe Raulet a assumé toute sa vie la liberté qu’il avait décidé de se donner. Sans concessions. Il a compris très tôt, je crois, cette vérité sans fard, avec laquelle il n’est pas possible de tricher durablement : loin de se définir comme un droit que l’on peut revendiquer, la liberté est avant tout une condamnation faite à l’homme, à la fois nécessaire et sans recours possible. Pour qui veut se conduire dignement, il n’est pas possible d’y échapper. Cette leçon sartrienne, si mal comprise, Philippe en avait pris acte. Elle aura déterminé sa conduite d’homme et d’écrivain, ces deux aspects étant pour lui indissociablement mêlés – il a vécu comme écrivain, à la vie, à la mort.
  Ainsi, ce fils de commerçants (ses parents étaient boulangers-pâtissiers-biscottiers) et petit-fils d’agriculteurs va commencer par faire des études de droit. Comme il était d’usage en effet chez la petite bourgeoisie provinciale, il fallait que le fils de la famille fût médecin ou, tout au moins, juriste. Ce déterminisme social, amorcé depuis la moitié du 19e siècle, aura ainsi marqué le destin de Gustave Flaubert : son père, Achille-Cléophas, médecin puis chirurgien à l’hôpital de Rouen voulait à tout prix que Gustave fasse du droit, à défaut de médecine. Et c’est sur le chemin de Rouen pour l’inscription à la Faculté de Droit, que Gustave fait une grave crise qui amènera son père à renoncer à toute ambition sociale pour son fils, ce dernier retrouvant ainsi une pleine liberté de détermination. Il y a en quelque sorte du Flaubert chez Philippe Raulet. Socialement déterminé pour être juriste, Philippe va passer sans passion sa licence de droit ; ensuite, il occupe un emploi durant trois années à la Bourse de Paris. Mais ceci est l’apparence sociale. « Gustave » Raulet se prépare à assumer sa liberté ; et il met ensuite fin à toute carrière professionnelle. Il décide de choisir la coopération en Algérie, ce qui lui permet de découvrir l’ailleurs : libéré de ses obligations, il en profite pour voyager et fait le grand tour de la Méditerranée. De retour à Paris, il s’engage résolument dans l’écriture – la création littéraire : c’est à cette nécessité existentielle qu’il consent librement, en se dégageant de toutes autres contraintes.
  À 26 ans, Philippe Raulet publie chez Gallimard, dans la prestigieuse collection « blanche » Napoléon V, un premier roman très remarqué. Le voilà promu jeune écrivain talentueux et prometteur. Il se trouve intronisé dans la scène littéraire parisienne – ce qui lui permettra de rencontrer Samuel Beckett.
  Mais Philippe Raulet comprend très vite que les honneurs de la vie parisienne qu’on lui offre constituent un piège aliénant, qu’il va y perdre sa liberté et donc se perdre… Cette incroyable lucidité est véritablement étonnante de la part d’un jeune homme promis à tous les honneurs de la vie littéraire parisienne – nous sommes en 1966, la vie littéraire bat son plein, elle est encore auréolée d’un immense prestige social. En fait, cette lucidité du jeune écrivain situe parfaitement la hauteur de son exigence de liberté, Il prend alors la décision de fuir ce monde enivrant.
  Philippe va se retirer en Lozère, sur le causse de Sauveterre. Loin de tout, dans cette splendide immensité déserte qui tient à distance de toutes mondanités. Il va y vivre une dizaine d’années. Sur le causse, il fait l’expérience de l’indépassable beauté de la nature sauvage, de son immensité qui excède la mesure de l’homme et qui en impose à toute volonté humaine. Cette extériorité radicale, devant laquelle l’humain doit abdiquer, et qui remet l’homme à sa juste place, le rappelle à sa juste mesure, constitue pour Philippe une leçon inestimable, consistant à remettre à sa place la prétention de l’artiste, du créateur. La beauté du causse l’empêchera d’écrire, me confiait-il un jour.
  Il stoppe net toute « carrière » d’écrivain. Et presque trois décennies s’écouleront entre la parution de son premier roman en 1966 et celle du second véritable, MicMac, en 1993, chez Minuit, si l’on veut bien excepter la publication en 1987 chez Albin Michel d’un livre de commande sur Faust, un magnifique récit où il réinvente tout le mythe (Jean Faust, histoire d’un pacte, Albin Michel, 1987). Ainsi, c’est seulement en 1993 que paraît son second roman, Micmac, aux éditions de Minuit. Dans cet écart temporel considérable, ne voyons surtout pas l’illustration du syndrome bien connu du premier roman à succès, qui brise le ressort de l’auteur grisé, appelé à demeurer l’auteur d’un seul livre. Chez Philippe Raulet, la suite prouvera le contraire. Philippe est habité par l’écriture, il est porteur d’une œuvre immense qui se construira ensuite peu à peu avec une rare puissance.
  Alors, que furent ces trois décennies silencieuses ? Eh bien ! des années de liberté. Intenses. Philippe Raulet n’a jamais confondu liberté et vacance, absence de cadre, refus de toute limite. Une œuvre va mûrir dans un esprit extrêmement bien organisé. Simplement refusant toute perspective de « faire carrière » au prix de toutes les compromissions, Philippe s’abstiendra de vouloir publier tant que la nécessité ne s’imposera pas à lui. Il vivra de divers petits boulots. Son origine rurale – il aura gamin participé aux travaux des champs – lui aura donné une solide constitution : petit, râblé, Philippe était une force de la nature, ce qui lui permettra de faire de durs travaux manuels.
  Passionné par le lien entre écriture et oralité, Philippe travaillera également, durant toute cette période, avec des conteurs, des compagnies de théâtre et des radios, au gré des rencontres instauratrices.
  Tout au long de sa vie, Philippe Raulet n’a eu aucune activité professionnelle véritable. Ce fut là un choix délibéré de liberté. Il ne voulait pas être empêché par des préoccupations professionnelles envahissantes. Et de cette liberté pleinement assumée, il en a payé le prix fort : vivre de façon précaire, sans revenus réguliers, tirer parfois le diable par la queue… Mais de cette condition modeste, quelquefois difficile, Philippe n’aura tiré aucune aigreur, aucun ressentiment jeté à la face du monde. Son rapport à l’argent a toujours été d’une simplicité… biblique. Il ne méprisait pas l’argent, n’était pas dans la posture chrétienne, souvent hypocrite, du dégoût de « l’argent sale ». Non, Philippe, savait parler d’argent avec ses interlocuteurs. Quand il s’engageait dans une action qui impliquait de sa part un travail – résidence, atelier d’écriture, intervention diverse - , il évoquait tranquillement la question des conditions financières. Il était facile et rapide de s’accorder avec lui sur ce sujet, en toute honnêteté. S’il estimait que « toute peine mérite salaire », et lui importait la mesure juste : une rétribution ni insignifiante ni excessive, sans surenchère ni misérabilisme, qui lui permettait de subvenir à ses besoins. Et une fois que ces modalités financières étaient définies, alors Philippe n’y revenait plus.
  Chez Philippe, aucune revendication, aucune plainte, donc, lancée au monde – comme certains écrivains font qui prennent à témoin autrui de leur condition difficile. C’est qu’en parfaite connaissance de cause, il avait refusé définitivement de payer le prix d’aliénation qu’eût requis pour lui le choix d’exercer un emploi. Pas de plainte, ni de ressentiment, car il assumait pleinement sa décision de liberté et refusait de « se faire avoir » par qui ou quoi que ce soit – y compris par lui-même, par ses propres décisions… Et il n’a jamais été dans la posture beckettienne du « bon qu’à ça ». Sa grande sociabilité, son adaptabilité faisaient de lui le contraire d’un marginal qui n’eût pas été capable de gagner sa vie.
  Non. Encore une fois, Philippe savait parfaitement le prix de sa liberté, et il en répondait parfaitement. J’ai très rarement rencontré d’écrivains ayant voulu vivre de leur plume qui, comme lui, n’aient cherché à justifier ce même choix par aucune revendication d’argent ni en exigeant le bénéfice symbolique de la victime se sacrifiant héroïquement sur l’autel de la littérature…
  Philippe Raulet a toujours pleinement accepté de payer le prix fort de sa liberté – de cette exigence de vérité, de soi à soi et de soi aux autres (ce qu’il appelait aussi l’« authenticité »).
  Ainsi, Philippe s’est toujours donné les moyens de vivre en écrivain – sachant que la liberté est la condition sine qua non de l’Art, de toute création.
  À 26 ans donc, il rompt avec les paillettes d’une vie littéraire parisienne qu’il juge inauthentique.
  En 1993, lorsque paraît Micmac, il est appelé à devenir un « auteur Minuit » - cette étiquette si prestigieuse, surtout du temps de Jérôme Lindon.
  Tout semble indiquer une telle promesse. Et en premier lieu la rencontre avec Lindon. Un beau jour, Philippe envoie sans recommandation aucune le manuscrit de Micmac… Et dès le lendemain matin, Lindon l’appelle pour lui demander, après lecture, s’il peut passer le voir chez lui en région parisienne, car il veut connaître là où habite cet écrivain qu’il va publier, c’est certain ! Lors de leur discussion, l’éditeur ne lui proposera que deux petites corrections…
  Dans la foulée, paraît un second roman chez Minuit : L’Avant. C’est un magnifique récit, construit à partir d’une photo en noir et blanc qui représente le narrateur à l’âge de 13 ans en tenue de joueur durant un match de football. Avec ses deux livres chez Minuit, Philippe Raulet a tout pour occuper une place prestigieuse dans la République des Lettres…
  Eh bien, non ! Et toujours l’exigence de liberté, sans concessions s’opposera à toutes les facilités. À propos du prochain texte à paraître, Philippe va résister au point de vue de Jérôme Lindon ; il refuse de se plier à ce qu’il pense être – en vérité – la volonté arbitraire de son éditeur prestigieux. Il lui oppose un I prefer not to. Il assume une fois de plus son exigence radicale de liberté d’écrivain : il rompt avec Jérôme Lindon.
  Le prix à payer est très lourd. Son roman à venir, Amer et Prodigue, livre d’une profondeur abyssale, construit autour de la relation triangulaire entre deux frères et leur père devenu fou, va subir l’errance éditoriale, rester dans les limbes durant tout un temps, pour finir par échouer chez Calmann-Lévy.
  De cette errance dommageable, Philippe Raulet ne tire aucune amertume. Encore une fois, il assume pleinement son choix de liberté. Et il parlera toujours de Jérôme Lindon en termes élogieux, sans aucun esprit de vengeance, de règlement de comptes. Il est lui, Philippe Raulet, le seul responsable de cette situation inconfortable.
  On sait que cette persévérance dans l’exigence ne le condamnera pas à être un écrivain « maudit ». Il va trouver en Bernard Wallet et les éditions Verticales un nouveau port d’attache. Une rencontre vraie s’est produite entre l’éditeur et l’écrivain. Et Philippe Raulet va publier deux superbes livres, inclassables, chez Verticales : Allons, pressons !puis Pitiés.
  Il devait enfin faire paraître prochainement – le contrat était signé au vu d’une première version manuscrite – Va et vient Paradis. Mais la maladie l’en aura empêché.
  La mort en un sens plus forte que l’exigence de liberté de ce créateur hors pair. En un sens seulement. Car le nom de Philippe Raulet vit toujours, il est et sera toujours déchiffré par les lecteurs de ses livres qui portent chacun la marque indélébile de cette liberté.
  Philippe Raulet n’a jamais voulu avoir recours à des facilités, des trucs acquis. Ainsi entreprend-il chaque texte entièrement à nouveaux frais. C’est pour cela que chacun de ses livres ne ressemble à aucun des autres, ce qui a pu en déconcerter certains. À chaque livre, Philippe repart de zéro, pour se donner la liberté maximale. Et chaque livre est une œuvre originale, unique.
  Il débute ainsi son « journal de résidence » à Salins-les-Bains, intitulé Instantanés, par ces mots : « Lundi 12 mai 2003 - Il est question de liberté. Je parle d’écrire, tenter d’écrire. M’octroyer la liberté de. Un peu de liberté de. À regagner à chaque fois. Repartir de rien ou de pas grand-chose. (…) À chaque fois la même chose. Qu’il s’agisse d’une tentative de récit, de roman, ou d’un texte comme celui-ci : quelle forme me donnera le plus de liberté pour évoquer ce que je pressens qui veut s’évoquer ? (…) Un ordre préalable tue, me tue, " me tait " dans l’œuf » (in revue Verrières, n°2 deuxième série, édition du Centre régional du Livre de Franche-Comté).
  Philippe Raulet se méfiait des habitudes d’écriture, des trucs, des facilités, des artifices nés de l’expérience, des recettes… Tout ce qui allait entraver sa liberté de création. À chaque livre, il se débarrassait de tout acquis. La liberté d’écriture, il l’assumait, tranquillement, au prix du risque maximal, tout en sachant parfaitement ce qu’il faisait.

2. Philippe Raulet et le sens de l’altérité

Philippe était un être de rencontre. Au sens métaphysique. Pour lui la rencontre avec autrui était toujours fondatrice, indiquant un « autrement qu’être », une sortie du solipsisme dans lequel tellement d’écrivains se trouvent enfermés. Sortie de l’ontologie, vers une exigence éthique, parce que la mise en lien produit une transformation irréductible.
  Philippe Raulet s’exposait dans la rencontre. Il n’en sortait pas indemne. Et a fortiori, son interlocuteur. Lors d’une rencontre avec Philippe Raulet, quelque chose se passe et quelque chose passe…
  Voici un artiste qui ne manifestait aucun quant-à-soi. Sans complaisance aucune pour lui-même, il n’encombrait personne avec des problèmes d’ego – il n’en avait pas. Et il savait élégamment se moquer de lui-même lorsqu’il pensait s’être laissé aller à quelque vanité : « Me rappelle la tentative de L’Affaire Mimi. Texte refusé – de peu -, il y a longtemps, par Gallimard et pas redéposé ailleurs (hou, le fier) » (op. cit. p. 166).
  Philippe Raulet était lumineux, transparent. Son bon sourire, limpide, lumineux, traduisait une conscience de l’instant dépourvue d’arrière-pensées. Il accordait toujours une extrême attention à l’autre, accueillait avec une grande disponibilité la parole d’autrui, considérant a priori qu’il avait forcément à s’en enrichir. Dans le face-à-face, Philippe ne manifestait aucun narcissisme, ne recherchant aucunement dans les yeux d’autrui un miroir de soi.
  Philippe Raulet était toujours à la recherche de l’inconnu. Il était porté par le désir profond de découvrir ce qui était en extériorité radicale de lui-même, le dépassait, lui était proprement inédit. Sans crainte, il accueillait avec la plus grande joie ce qui ne lui était pas semblable.
  Ainsi cultivait-il la philia des Grecs anciens : l’amitié, l’accueil et l’hospitalité à l’égard de l’autre.
  C’est cette extrême disponibilité qui lui permettait de vivre des rencontres à chaque fois fondatrices, instauratrices, pour lui-même et bien sûr pour l’autre. Et le spectacle de Gérard Potier, S’il pleut vous ramasserez mon linge, est bel et bien le fruit d’une telle rencontre.
  Philippe Raulet était la bonté, la générosité même. Il savait donner, il aimait donner. Par l’écoute, en offrant sa plume au service de la parole de l’autre (ainsi de la fabrication du texte, S’il pleut vous ramasserez mon linge, écriture à une voix – Gérard Potier - et une main – Philippe Raulet), en donnant ainsi de sa personne.
  Philippe aimait tout particulièrement proposer la lecture intégrale de ses romans. Il n’a eu l’occasion de s’y adonner que de rares fois, et il en a gardé un souvenir très heureux. Ces lectures intégrales, de plusieurs heures, qu’il aimait offrir à un public forcément peu nombreux, sont très significatives de sa capacité au don désintéressé.
  En effet, il ne faut surtout pas voir dans ses propositions de lectures-marathons un quelconque impérialisme du moi, une quelconque outrecuidance de l’artiste qui requiert ainsi de l’auditeur plusieurs heures de concentration.
  Non, cette invite à des lectures intégrales ne recelait chez Philippe aucune mégalomanie, aucune volonté de « s’étaler », de prendre tout l’espace, d’occuper le terrain, aucune exigence vis-à-vis de l’autre. Loin d’appeler l’autre à une attention à soi au-delà du raisonnable, ces lectures-marathons ne manifestaient aucune stratégie de conquête, aucune tyrannie du moi. Il ne revendiquait pas d’occuper toute la place : la seule place qu’il s’attachait à conquérir et à défendre, c’est cet espace en creux de déploiement possible de sa liberté d’écriture et de vie.
  M’évoquant une de ces lectures intégrales, Philippe m’expliqua avec délectation le dispositif mis en place – comme à La Roche-sur-Yon : matelas par terre, coussins au sol, afin de créer toutes les conditions d’une écoute intime, grâce à un confort douillet. Et ajouta-t-il avec un sourire heureux, s’éclairant à la seule évocation de ce souvenir : « C’était délicieux, au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture, des personnes s’endormaient. » Ce mot de la fin et ce sourire radieux qui l’accompagnait en disent long sur les intentions de Philippe. Il était très sincèrement heureux que les gens s’endorment au son de sa voix ; il éprouvait une véritable tendresse pour ce public, comme la mère – ou parfois, le père – lisant une histoire au jeune enfant jusqu’à ce qu’il s’endorme et qui est saisie de bonheur lorsque son petit ferme ses paupières et que sa respiration devient régulière, paisible ; qui referme alors le livre en souriant. Philippe, lui, ne refermait pas son livre et continuait comme il s’y était engagé jusqu’à la dernière ligne du roman.
  Philippe avait un sens élevé du don, situé à la hauteur de son exigence d’altérité. Il aimait donner sans attendre de retour. La réciprocité n’était pas ce qu’il attendait. Il (se) donnait ainsi jusqu’à accepter la non-réception du texte par l’autre. Philippe savait parfaitement le piège ordinaire qui pervertit l’acte de don. Le don en effet est souvent un cadeau empoisonné. Le piège du don, c’est que cet acte revient à faire de celui qui reçoit son « obligé ». Ultime stratégie de l’être intéressé, dominateur, visant le pouvoir. Le don comme ruse de l’impérialisme du moi.
  Dans le pur désintéressement – cette mise en retrait de soi, ce renoncement à l’affirmation de soi –, Philippe Raulet n’exigeait de l’autre aucune obligation, il n’attendait rien en retour. Il était payé du pur plaisir de donner son œuvre.

Maintenant qu’il nous a quittés, nous nous devons d’être les obligés de l’œuvre généreuse de Philippe Raulet : de la faire vivre, c’est-à-dire de la lire et relire, de la faire lire.

Dominique Bondu, La Roche-sur-Yon, le 19 janvier 2008.


Philippe Raulet est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont MICMAC, Minuit, 1993, L’AVANT, Minuit, 1995, AMER ET PRODIGUE, Calmann-Levy, 1997 et ALLONS, PRESSONS ! et PITIÉS, Éditions Verticales, 2000, 2003. Philippe Raulet a participé à de nombreux ateliers d’écriture et travaillé régulièrement avec des conteurs. Le texte écrit à quatre mains avec le comédien Gérard Potier intitulé S’IL PLEUT, VOUS RAMASSEREZ MON LINGE paraîtra prochainement chez Verticales.
Dominique Bondu, directeur du Centre régional des lettres de Franche-Comté fait aussi partie des membres fondateurs de remue.net.

18 mars 2008
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