Nanterre, P.Q.

Himmelweg
Pierre Soulages, 1963.

Qui de D. ou de F. a proposé la première un dossier sur mai 68 ? Je ne sais plus. Je me rappelle seulement de mon premier mouvement, un mélange d’acquiescement et de contentement. Enfin, on allait parler d’énergie, de désir, de rupture, de remue-ménage, de fête ; l’art dans la rue, les palabres interminables, l’imagination au pouvoir. Autre chose que la grisaille et le désenchantement contemporains. J’étais joyeuse, mais ça n’a pas duré. Parce qu’on ne s’invente pas des souvenirs. Pas comme ça en tout cas. On brode, on enjolive, on superpose, on retaille, on raconte des histoires, on invente des contes, on écrit des romans, mais pour les souvenirs, les vrais souvenirs, il faut le tissu, le réel. Et si on ne l’a pas, on ne l’a pas. Celle qui se réjouissait du projet ça ne pouvait pas être moi, ou plutôt c’est la moi d’ici, , c’est la moi, comment dit-on déjà : assimilée ? naturalisée ? intégrée ? Celle qui a dérobé à d’autres des images, des anecdotes, des odeurs de fumée, des cris de furie et des mots enflammées, celle qui a cru pouvoir devenir elle aussi pavé, fleur et slogan dans une vie fabriquée pour remplacer l’autre, celle d’avant, au temps de la peur et de l’angoisse. Ce joyeux mai, j’aimerais tant l’avoir connu, qu’un moment j’ai pensé que j’’en avais vraiment été et que je prendrais plaisir à m’en souvenir. Et pourtant non, je n’y étais pas. Pas du tout.

En mai 68, je suis là, mais je ne suis pas ici. Je veux dire, je suis là dans le monde, mais pas ici à Paris, ni même en France. Ce mois-là, et toute l’année d’ailleurs, les années précédentes aussi bien, et celles qui suivraient encore, je vis à Montréal, P.Q., et franchement, ça ne va pas fort. Quand je pense à 68, ce qui me revient c’est un climat de peur et d’abattement. Pas la fête, la défaite. Un champ flou, des remous, des turbulences, et le sentiment persistant d’une menace. Faut dire que dans ces années-là, ça meurt dru et ça meurt jeune. Dans la famille comme à la télé. Depuis toute petite je sais que des arbres peuvent s’écrouler sous le souffle d’une tornade, qu’un pont peut s’effondrer, une ville glisser dans la rivière, et que les grands-parents ne meurent pas toujours les premiers. Car ça ne cesse pas, le malheur. L’avenir, c’est mourir. J’ai peur de mourir.

Ici la mémoire s’embrouille. Elle fragmente et disperse des images dont j’ai mis des années à me défaire. La peur, dedans dehors. Les affres de la guerre froide, pas si froide que ça, la peur d’une attaque atomique. À l’école on m’apprend à construire des abris anti-atomiques, à survivre en cas d’attaque nucléaire. En 1960, je suis une petite fille mais je me souviens de l’effroi quand passe sur ma ville l’ombre projetée d’une guerre avec la Russie (non, on ne disait pas URSS). Je retiens mon souffle. Dedans, dehors, je suis une petite fille que rien ni personne ne rassure. Une qui écoute trop la radio et regarde trop la télévision. Je grandis avec des images qui désagrègent l’enfance : la mort de Camilien Houde, le maire – une légende – dont on m’a emmenée voir la dépouille-, la mort en fonction de Maurice Duplessis, le Chef aimé-détesté, l’assassinat de John Kennedy, suivi de celui de son assassin, filmé en direct, les messes noires du Ku Klux Klan, les lynchages de Noirs américains, la montée des mouvements antiségrégationnistes et leur répression violente, la guerre du Viêt-Nam, les récits de ceux qui en reviennent. Guerres, cendres, haines, morts, répression… Et rien qui protège de rien.

Petite, je sais déjà l’injustice et la lutte des classes. Je vois mon père qui s’épuise au travail. Je sais le pas d’argent pour payer le médecin. Je sais que parler français en Amérique nous condamne à un destin de porteur d’eau. Je ne crois pas au rêve américain. Les Américains nous volent nos forêts, nos mines, nos mots. Je rêve de voir la mer, mais je quitte rarement mon quartier. Je regarde des films dont le happy end se passe à Paris où je n’irai jamais. Je ne veux pas plus tard travailler à l’usine. Déjà, et pour longtemps, j’ai sans cesse mal à la tête.

Été 67 : une parenthèse. On respire. Le maire rêvait d’inscrire la ville et ses îles sur la carte du monde. Il l’a fait. L’Expo universelle devient notre Eldorado. Assez grandes pour sortir seules, pas assez pour travailler pendant les vacances d’été, avec les copines, on découvre le monde qui s’offre à nous en une demi-heure de trajet dans le métro flambant neuf construit exprès pour l’occasion. Insatiables, on va de pavillon en pavillon, d’Afrique en Asie, d’Europe en Océanie, d’Amérique du Nord en Amérique du Sud. On regarde, on touche, on écoute, on sent, on goûte. On n’ose pas imaginer qu’un jour on ira pour de vrai dans ces pays-là. On a toutes le voyage rare. Même à Québec je ne suis encore jamais allée. L’été, on va nager à la piscine, on fait des pique-niques dans des parcs pelés ou on s’enferme pour lire les livres d’une bibliothèque maigrelette et poussiéreuse. Alors imaginez, là, d’un coup, ce foisonnement chez nous, c’est le bonheur. On en profite.

Hélas, la trêve est brève et ça reprend de plus belle. Ça remeurt sec. À l’automne, le Che est abattu. Arrive 1968 : à leur tour, Martin Luther King puis Robert Kennedy sont assassinés. En juillet, les chars russes entrent dans Prague et écrasent son trop court printemps. Fin octobre, c’est un encore un Premier Ministre qui meurt en fonction, pendant sa visite des grands barrages de la Manicouagan, notre fierté. On regarde les funérailles à la télévision, on observe sa fille qui a notre âge. Je me demande ce que ça fait de perdre son père ou sa mère, ce que ça fait d’être orpheline. Et toujours les images de la guerre du Viêt-Nam, les prisonniers dans les cages et leur regard fou d’angoisse, les enfants brûlés, les femmes déchiquetées, le hurlement des avions qui lancent leur napalm sur les paysans au sol, les massacres de My Lai, d’autres aussi. Le visage des hommes blonds broyés par cette guerre dont la jeunesse ne veut pas. L’armée tire sur les étudiants qui demandent l’arrêt de la guerre. Et ce n’est pas tout. Il y a ce rêve d’indépendance qui croît, l’envie d’un pays à soi. Oublier le Canada, choisir le Québec. Certains trouvent que ça va trop lentement. Alors, après les défilés pour dire qu’on veut continuer à vivre en français, après les chants, les manifestes, les nuits de la poésie, les déclarations solennelles de refus d’être les Nègres blancs d’Amérique, ce seront les bombes, les prises d’otages, les meurtres, et bientôt, l’armée qui envahira en chars les rues de Montréal. Mais je m’éloigne. Je saute des années.

Mai 68, j’y reviens. Je zoome. Quoi alors ? Rien ou si peu. Une couleur, vert pomme, celle d’un imperméable que j’ai acheté avec l’argent de mes premiers baby sittings. Comme un geste de résistance : refuser le gris, affirmer la couleur. Quoi encore dans cette zone de la mémoire vraie ? La mort, qui rôde et vient de s’installer dans la chambre du fond. J’ai peur. Tout le temps. Dedans et dehors. On me répète qu’il ne sert à rien d’aller à l’école, que c’est pas la peine. « Quand on est né pour un petit pain… ».
Quand même, j’insiste. Re-zoom. Le 13, je vais bien trouver quelque chose, non ? Le 13, c’est mon anniversaire, je quitte mes 13 ans et j’attrape mes 14. Est-ce que c’est bien 14 ? Pas sûr. On n’est plus petite, on n’est pas encore grande. C’est un âge où on attend. N’empêche, des souvenirs, le 13 mai, je devrais en retrouver, au moins un petit. Un gâteau peut-être, une bougie, un cadeau, une parole , un souhait ? Non, rien ! La veille c’était l’anniversaire de mon père. La veille, le dimanche, c’était aussi la fête des Mères. Déjà je déteste la fête des Mères qui me vole mon anniversaire. Mon père, passe encore, mais « LesMères », les chères Mères… Chut ! On passe.
Bon, mais la France en mai, quoi donc ? Je secoue, je remue, je gratte, j’agite, je renverse, je plie, je déplie, je… Rien. Aucun souvenir. Faut dire que c’est loin, c’est de l’autre côté de l’Atlantique, là-bas, dans « les vieux pays »… On n’imagine pas qu’un jour on y vivra. On ne s’y prépare pas. On ne s’y intéresse pas. L’impensable ça n’existe pas. Point. Mai 68, dans ma mémoire, c’est un trou noir. Ne reste qu’un mot, flottant, désarrimé. Un mot comme ça, un mot pour rien.

Nanterre.

N’enterre.

N’en terre.

Le pire est à venir. Heureusement je ne le sais pas encore.

José Morel Cinq-Mars


Illustration : Himmelweg, Pierre Soulages, juin1963.


13 mai 2008
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