Jean-Marie Barnaud | Mon Général

Mon Général,

Je vous vois comme dans les films debout sur une éminence la lorgnette à la main, et la brise fait voleter les plumes de votre bicorne tandis qu’autour, qui n’en pensent pas moins, les subalternes scrutent autant les vallonnements de votre beau visage d’autorité, comme dit la renommée, que ceux de l’horizon, pour chercher à y entendre quelque chose, à cet avenir putassier, et à L’Histoire à l’œuvre devant eux et sous votre petit commandement ; ah ! certes, vous ne feriez pas honte à votre prédécesseur au Génie, le brave Eblé de la Bérézina...

Cependant que votre ordonnance, un peu à l’écart, qui se fait souvent gourmander, comme le dit Fabrice, médite sur le piètre objet que vous faites au réveil, surtout en campagne, lui qui vous voit si souvent quasi nu et frileux sur la carpette, la main en quête des lorgnons, du blaireau, du rasoir, du savon et des ciseaux à barbe, tandis qu’un soldat haut de gamme brosse les passementeries de la veste d’uniforme qui va vous sangler et vous rendre beau enfin sous les croix, n’en déplaise à la Générale.

Voilà, classicos, une entrée de portrait bien conforme à la tradition, avec ce goût qu’on a tous de rappeler les misères d’autorité, le miroitement des apparences : la connerie dont on se démarque ainsi, du moins dans les phrases, et on murmure avec les subalternes les propos de chambrée qui disent qu’à vivre au milieu des étoiles on devient con comme la lune, et pas certain évidemment qu’on y échappe si facilement soi-même…

Et je me dis, mon Général, qu’il y aurait bien autre chose à saisir derrière cette posture de centaure qui n’exhibe rien, selon les codes, que sa fixité ; et sans être pour autant aussi proche de votre privé que l’ordonnance ou le valet, je m’imagine en passant, moi que l’âge autorise, d’autres vallonnements et petits bois intérieurs : et comment vont les intestins, prostate et hanches du cavalier immobile sur son tertre, et les dents, ah ! les dents… tout ce système qui peut mettre en péril le destin d’une armée et d’un Empire comme vous avez vu à Sedan.

Et puis, a contrario, je me dis aussi, mon Général, que le métier et les circonstances font l’homme, que là où l’on entre à vingt ans ou à dix-huit, poussé par la main de fer de la famille qui vous fabrique tout un tas de rêves, combinant leurs effets pour produire du devoir, on est capable de s’enthousiasmer pour l’uniforme et les parades – voyez encore Fabrice, ou Lucien – avant d’entrer dans les dissimulations de l’habitude.

Sauf à être une forte tête .

Et pourquoi non, Général, pourquoi non ?
Peut-être êtes-vous, sous les broderies, une forte tête, vous qui avez longtemps couché sous les yourtes d’Asie centrale sous prétexte de satisfaire à l’espionite des cabinets ministériels, préférant aux plans de carrière la solitude et les déserts ; et c’est surtout pour ça que vous regardent si fixement vos subalternes et vos pairs, et que je vous imagine maintenant, même un peu brisé au-dedans par les tracas de l’âge – et voyez quelle difficulté à vous hisser sur la selle –, capable de rire de vous, de dire comme Arthur que c’est rire aux parents que rire au soleil…
Et cela vous donne, sur les autres, certaine élégance incomparable, et la beauté des décisions intempestives.






































22 juin 2008
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