Carine Fouquet | (H)instin ou le réflexe liberté


Françoise, la gouvernante d’Adolphe Hinstin, nous raconte [1] : « Il était deux fois : Adolphe Hinstin et son cousin, Arcand d’Estaing. Non seulement ils étaient nés tous deux en l’an 1831 sous le signe des Gémeaux, mais encore ils se ressemblaient à s’y méprendre, surtout à leur naissance. Leurs mères elles-mêmes, sœurs jumelles, s’emmêlaient les bretelles. »
Cette confusion originaire fit naître chez Adolphe le désir absolu de se distinguer, que l’on perçoit notamment dans sa malice à se jouer de l’orthographe exacte de son patronyme : tantôt avec h tantôt sans, semant la zizanie rhizomale chez ses futurs biographes.

Farouche et déterminé, (H)instin n’est « ni mort ni vivant », il est le confondu, paradoxe d’une logique du tiers non exclu qui aura à être distinct de l’autre, d’Estaing. Déjà il veut devenir le général dont son cousin-sosie n’est que le particulier.
En avance sur les découvertes faites récemment en neurosciences, Instin affirme que « l’espèce humaine voit le monde à travers une meurtrière ». Seul le boucher de Passy, qui sert Madame sa mère, n’est pas de cet avis : allergique à la viande, il est végétarien.
Son sens du kairos, de l’occasion opportune va en faire un stratège hors du commun qui lui permettra d’obtenir ses galons de général.
Quant à son cousin Arcand, il dépérit. Les parents déjà, moins fortunés que ceux d’Adolphe (la sœur de Madame Hinstin, Eugénie, a épousé un parti plus chiche), sont contraints de déménager dans un quartier en périphérie de Paris, près des cheminées d’usines, suite à une banqueroute. Arcand se tourne vers la contemplation poétique du ciel parisien. Ce qui lui fait écrire le 18 novembre 1846, dans un des nombreux carnets trouvés après sa mort : « Quand il pleut en été à Paris, les pigeons offrent leurs ailes à la pluie, comme pour s’aérer les aisselles… »

Les Hinstin louent une villa à Paramé l’été, mais Arcand n’y passe qu’une semaine ou deux, à la demande de sa grand-mère maternelle, constatant chaque année combien l’écart se creuse telle une tranchée entre Adolphe et lui.
Alors qu’Instin entre dans l’armée, d’Estaing, les traits de plus en plus défaits, la mine éteinte, ombre semblable à un souvenir effacé faute d’avoir été entretenu, se retire du monde. Atteint d’euzeinophobie [2], il sombre dans un délire original qui donne lieu à de nombreuses observations cliniques pour la psychopathologie naissante. Voici ce qu’on trouve dans les notes du Dr S. F. de Salzburg, suite à la lecture des carnets posthumes d’Arcand d’Estaing :
« Misotomanie ou délire misotomaniaque :
Il s’agit de l’illusion délirante de n’être pas aimé. Sandor Becker a fourni des analyses séméiologiques et des descriptions exemplaires de ce délire systématisé, à partir du cas d’Arcand d’Estaing.
C’est plus souvent un homme qu’une femme qui, à un regard, une intonation de voix ou n’importe quel autre indice émanant d’un tiers (très généralement un personnage ayant un certain rang hiérarchique, une certaine notoriété, une célébrité politique, artistique, mais aussi le médecin, l’avocat, le confesseur), va avoir la conviction que ce tiers lui signifie son désamour. Dès lors, toute la vie idéo-affective va être subordonnée à l’activité délirante et à son extension :
1re phase : Doute avec accumulation d’interprétations mais sans délire d’interprétation. Tout élément contraire à ces interprétations est longuement examiné puis rejeté à l’aide de paralogismes.
2e phase : Tristesse avec sentiment de dévalorisation de soi. Une aboulie peut se manifester ou plus généralement certains traits du syndrome dépressif.
3e phase : Désespoir avec risque de passage à l’acte auto-agressif et repli autistique sans trouble dissociatif.
N.B. : La misotomanie schizophrénique est très rare. On observe en revanche très souvent des thèmes misotomaniaques au début d’une psychose paranoïaque et des fixations de désamour non délirantes chez l’obsessionnel. »
 [3]

On ne peut imaginer destins plus opposés que celui du général d’armée qui réunit ses hommes et celui du cas clinique qui se singularise. Et cependant d’Estaing, par son exemplarité, devint le général d’une armée de délirants particuliers. Le portrait d’Instin sur la tombe rejoint quant à lui la ressemblance originaire d’avec son cousin, visage éteint avant que d’être mort.

Quels furent les derniers mots du général ? Nous finirons comme nous avons commencé en laissant la parole à sa gouvernante, Françoise [4] :
« Si Hinstin fut toute sa vie le général de l’occasion, il s’adonna à la fin de son existence aux joies de l’instant, général Carpe diem. Et celui dont la mort n’avait pas voulu déclara dans un dernier souffle : "La vie, c’est quand on prend goût qu’elle nous lâche."  »




Carine Fouquet est née à Paris en août 1967. Professeure de philosophie, elle vit entre Paris et Bologne (Italie). Elle a publié un roman en 2003 : Ad nauseam, Editions d’Ecarts, et s’apprête à en faire paraître un second : Don Giovanni à Paris, chez L’Harmattan. Elle tient par ailleurs un blog.


1er octobre 2008
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[1Voir note 4.

[2« Peur panique du bonheur » (Abrégé de psychiatrie de l’adulte, Paris, Éditions du Fort-Da, 1871).

[3Repris in Abrégé de psychiatrie de l’adulte augmenté, Paris, Éditions du Fort-Da, 1899.

[4Ces propos d’outre-tombe ont été recueillis lors d’une séance de spiritisme organisée le 30 janvier dernier, qui nous a permis de rencontrer, sous le signe du Verseau, l’esprit de cette gouvernante demeurée toute sa vie au service de la famille Instin, lorsque cette dernière s’appelait encore Hinstin.