Jacques Chanaz & Georges Garcia-Morales | le banc

Georges Garcia-Morales est photographe,
Jacques Chanaz a écrit les
textes (trois paragraphes d’exactement 250 mots). Ce travail
photographique a eu lieu sur 2-3 ans autour du même banc.

 


 




 

« C’est simple alors ça paraît évident comme respirer, manger, marcher. Mais rien n’est facile, on croit toujours qu’il suffit de regarder, de se promener, pour apprendre mais non, ce n’est pas seulement voir qu’il faut, c’est voir avec attention, avec intention, c’est regarder (silence)


 

 

regarder, oui, ce qui est écrit dans les livres, et aussi le reste qui n’est pas dit, caché et qu’on doit chercher, et alors après beaucoup de temps pris et voulu, et donné et subi, les choses rentrent là(il montre sa bonne grosse tête de professeur, je le revois debout devant le tableau, et je suis au milieu de la classe sur un banc fixé au sol seul avec l’objet laconique de cette rédaction : « Ã©crire-décrire  » que cette vieille carne nous a livré pour deux heures, mais avec les années il y a prescription) et après hein mon grand c’est toute ta vie que tu vas écrire, tout et n’importe quoi et tu te perdras dans les mots, t’iras en chercher dans le magasin des que tu crois bons, tu voudras parfois en faire des tonnes et un jour tu verras bien la macédoine, la quincaillerie des mots c’est rien et c’est tout ; le passé de l’homme, son avenir, le commerce, les sciences, l’amour, tout quoi (il se tait, nous sommes assis sous les arbres de la Place Monge, le diabète lui a mangé les yeux, mais sa voix n’a pas pris une ride) tu vois ?  » il dit encore.


 


 

Ainsi parfois, lassés de l’excès des mots, des images clinquantes de l’époque, on revient àce qui est simple, parce que voyez vous le fond des choses ne change pas, les saisons et le cÅ“ur non plus. On se trouve àl’affà»t des images pauvres : au hasard un verre et une bouteille, trois pommes sur une table, une petite fille et son ballon comme dans un tableau de Felix Valloton, ou la façade d’un café comme dans « Smoke  » de Paul Auster, ou moins encore avec de l’encre et du papier pour amener l’auteur qui doit dépasser sa contrainte ànous raconter une histoire avec très peu de moyens, et pas du tout de paroles.


 

 

Je connais un ami qui pensait àça, il rêvassait àla fenêtre du troisième étage, il regardait et c’est comme ça que l’idée du « banc  » lui est venue, et ensuite il a fallu plusieurs saisons de travail pour avancer làdedans, sans bien penser au départ qu’il allait faire des rencontres ; Platon (le « Banquet  » n’est qu’un repas pris àune table garnie de bancs) Arthur Rimbaud (« Ã la Musique  ») Prévert (« le désespoir est assis sur un banc  ») et naturellement Brassens. Un autre créateur avait eu une idée voisine, il y a longtemps : regarder le monde de haut, mais c’était l’enfer alors il y a mis l’homme et la femme ; un arbre, un Jardin, et sans doute un banc, maintenant vous voyez peut-être ?


 




 

Pourquoi se hâter si durement dans les rues ? Quand on est patient, on arrive àvoir le visage des objets, des arbres et même des villes, et si on est vraiment curieux on arrive aussi àcomprendre et aimer le fait que les visages des gens qu’on rencontre ont plusieurs saisons et sont comme des parcs qu’on traverse ; et alors qu’on était parti en se disant qu’on allait trier, ranger, ordonner les sensations, ou les diverses formes de l’art, on s’égare d’une manière inespérée – c’est ainsi qu’on fait des découvertes – , tout devient de plus en plus flou, et se mêlent en nous la forme et la couleur, l’humour, les bruits, le parfum des choses, les gestes, la mémoire, la photographie, le toucher du vent, l’écrit et l’image (un banc ce sont deux « h  » minuscules reliés par deux planches).


 

 

On s’assied un instant ; on entre dans le paysage, on devient soi même élément de la grande nature morte du monde (« still life  » en anglais = vie tranquille convient vraiment mieux) et le ciel est traversé de sillages d’avions où on peut voir les lignes de la main du monde, entre les bourrelets en marbre sclupté des nuages… Mais belle amie que je vois rêveuse, je ne voudrais pas vous fatiguer en marchant : souhaitez vous que nous marquions une pose, qu’on s’assoie , tenez, par exemple sur ce banc àl’ombre des platanes comme pour goà»ter le parfum des feux d’automne sur la ville ?


 



 

20 septembre 2008
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