Comment lire un livre ?

…il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. Les normes que nous érigeons et les jugements que nous formons partent dans les airs et se diffusent dans l’atmosphère que respirent les écrivains quand ils travaillent. Une influence se crée qui s’exerce sur eux, même si aucun texte imprimé n’en rend compte. Et cette influence, si elle est avisée, énergique, personnelle et sincère, peut prendre beaucoup de valeur àune époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion de gens qui lisent par amour de la lecture, lentement et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? Et si grâce ànous les livres pouvaient devenir plus forts, plus riches et plus variés, cela vaudrait le coup d’atteindre pareil but.

Virginia Woolf, conférence prononcée le 30 janvier 1926 àHeyes Court dans le Kent, publiée une première fois dans la Yale Review en octobre 1926, traduite de l’anglais par Céline Candiard dans Comment lire un livre ?, éditions de L’Arche, 2008.

4 décembre 2008
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