Yves Bonnefoy | En barque

Yves Bonnefoy / En barque....

Aller encore

Mes amis, nous sommes en mer, barque que les lames soulèvent puis laissent choir mais qui s’obstine pourtant, presque debout dans les remous, courageuse ! Et àgauche et àdroite, et par devant aussi, nous avons àéviter des navires, hauts bords parfois si proches les uns des autres que c’est miracle si nous avons pu ne pas en être brisés encore, et entre eux nous faufiler même, et avancer, avancer ! Presque une salle fermée ce rien d’espace entre houle et ciel qui zigzague avec grand fracas entre leurs flancs sans lumières ! Nous sommes inquiets, quelqu’un d’entre nous àla barre, d’autres courbés sur les rames dans les embruns ou sous les brèves averses. Mais nous n’en regardons pas moins les figures sculptées aux proues de ces masses qui nous surplombent : déesses aux longues épaules souples, au torse nu, aux bras et aux mains dont la peinture, un bleu profond, un ocre, un rouge pourpre, s’écaille. Visages de ce monde pourtant, bien que les yeux clos ; visages presque souriants, me semble-t-il, bien que rêveurs, bien que tristes.

Encore un moment, mes amis, àtenir bon contre le désespoir qui nous gagne. Un autre de parmi nous se lève de son banc et, les mains en porte-voix, crie des mots, incompréhensibles. Encore un moment, et entre ces vaisseaux qui nous pressent il y aura bien, n’est-ce pas, davantage de mer, et sur cette mer un chemin d’étoiles ?

Mais que nous serons loin, toutefois ! Que d’heures auront passé depuis le quai glissant, la lueur des torches, les marches qui plongeaient dans les vagues ! À peine si, me retournant, je verrai, tous feux allumés, le dernier navire, seul sous des nuées dont de vastes rayons on ne sait si clairs ou sombres s’échappent. Il semblera hésitant. Je ne saurai s’il veut venir où nous sommes, ou s’il va virer de bord et bientôt s’effacer, dans la nuit qui n’a pas de rives.

© Yves Bonnefoy

In : Avec Yves Bonnefoy. " De la poésie " Essais
(Presses universitaires de Vincennes) Publié sous la direction de F. Lallier

23 avril 2002
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