Epuisement du sol

Je veux parler du champ, derrière sa vieille maison des Alpes.
Je me mets à vouloir chercher des mots pour cet endroit, cette prairie simple, cet herbage benêt, ce pâturin, en pente légère, (vers la forêt d’un côté, en surplomb du chemin, de l’autre).
Je m’occupe à ça aujourd’hui, décrire cette place entre deux pentes, drues de mélèzes et d’érables.
Je m’occupe à ça, essayer de dire, l’herbe sans nom, les trèfles, les touffes, les pissenlits, les plantains, les coucous, quand ils s’étalent en bande large jusqu’au bourrelet sauvage de la frontière de la forêt, quand ils sont l’herbe, obéissante par la faux (au printemps, Gueydan d’Orcières coupe le foin et le prend) et qu’il conduisent au chemin.
Le chemin. En pente, il longe, à hauteur d’épaule, le toit de Lauze. On monte encore, on a le souffle un peu abîmé et on débouche là, entre les cassis et les noisettes, sur les champs de derrière sa maison des Hautes-Alpes. La grimpée a fait monter mon cœur qui frappe sur un truc de fer blanc, et ça résonne. Je m’avance et je suis bien trop seule sous le ciel, sous le bleu dur, sous les lignes lancées des pics. J’avance et j’ai peur du centre des choses. J’avance en lâchant le bord, j’avance en laissant l’air se refermer derrière moi, je réapprends à marcher, des sauterelles, sur les lacets de mes chaussures.

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Un orage

Dehors, mettons qu’il y ait maintenant un orage. Mettons aussi que l’on soit dans une nuit bien noire. Mettons que l’orage dure depuis des heures et que cet orage se soit comme éventré au-dessus du champ derrière la maison des Hautes-Alpes, mettons qu’il arrache à la terre plus que sa poussière de surface, mettons qu’il lui prenne aussi une grande partie de ses animaux, ses fourmis, ses lapereaux, ses vers de terre, ses lézards, ses oiseaux tombés du nid, ses belettes et ses loirs. Mettons qu’il emporte les silex, les pollens, les couronnes de saule. Un orage qui aurait grondé longtemps et tourné et qui se serait abattu en armée d’épingles, obliques et grises. Mettons que l’on ait eu l’injonction de sortir quand même, malgré les déchirants craquements de la montagne. Mettons que cet orage qui aurait dû nous assigner à résidence, au contraire, nous a foutu dehors.

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Un seau bleu

De jour et par beau temps, le champ échappe à tout commentaire. Tu roules dedans pour arriver jusqu’à la maison des Hautes-Alpes. Tu fais attention de rouler où on a déjà roulé. Tu fais avec les autres, une nouvelle démarcation, en plus de la lisière et du précipice. Tu marques en deux traces jaunes d’herbe morte, le passage automobile. Tu suis la marque et tu traces en même temps. À la fin de l’été, plus d’herbe, même morte, mais de la terre sableuse. Tu contournes un seau en plastique bleu rempli d’eau de pluie, un peu huileuse, puis une forme haute, bâchée de noir ; tu ne sais pas ce que c’est, tu imagines une chose à sécher à protéger ou à cacher, un tas de bois, du fourrage pourri… d’autres idées te viennent qui n’ont rien à faire là. Tu ne regardes pas le champ tu t’en sers pour venir. L’après-midi, après manger, faire la vaisselle et la sécher, tu t’alanguis ou bien, le champ encore, dans une partie de football. Tu retrouves le seau bleu clair d’eau de pluie, (en plus, maintenant, noyés sur la surface arc-en-ciel, quelques papillons bruns), il fait « les cages » avec un sweat-shirt rouge. Tu essaies de courir après le ballon, tu fais comme les autres de ton équipe, tu cries car on te pique la balle ou car tu crois marquer un but. Tu t’essouffles, tu donnes ta place. Les autres poursuivent sans toi, tu ne crois pas manquer à la partie. Tu te souviens de l’expression « compter pour du beurre ». Comme tu as sué, tu as des mouches au-dessus de ta tête, qui tournicotent. L’une d’elles se pose sur ta lèvre supérieure, à droite, une mouche, après l’avoir chassée, longtemps après, tu la sens encore.
Une histoire du champ
Le champ monte, le champ descend. Il se bat la place avec la forêt. La forêt, un moment, a été pillée pour le bois de chauffe. L’un de la famille s’est dit « la maison, là-haut, y a personne, je vais m’y planquer et ils seront trop bêtes pour me faire partir ; je vais être bien avec mon bois de chauffe et mon toit sur ma tête ». Alors la forêt a reculé. Ça a duré quelque dix ans, la forêt a reculé très haut, haut et clair à y mettre des vaches sans cloche. Le champ a eu de la place en pente, volée à la barbarie des sous-bois griffés, une belle pente douce et verte. 1960. Le champ redescend et la forêt regagne du terrain vers le bas.

La colonie

La vieille maison garde les traces de la colonie de vacances. Entre 1975 et 1985, dix ans, une colonie de vacances s’installe les étés dans la vieille maison. Il y a une sorte de contrat, entre le propriétaire et « La Ville de Sète » : La colonie de « La Ville de Sète » fait des travaux dans la vieille maison, en échange, pas d’argent pour la location. Les travaux se font pendant un bon moment, jusqu’à ce qu’ils ne se fassent plus, et la colonie s’en va : d’énormes marmites, des matelas et des duvets pour des dizaines. De grandes choses pratiques : des tables, des bancs de bois, des à-plats de ciments, des dalles grises, des lauzes bien serrées sur le toit gigantesque. Le tout donne à l’endroit une parfaite odeur d’enfance. Mais il n’y a plus d’enfants dans le champ, car le contrat rompu la colonie ne vient plus.
C’était de minables spectacles de cirque, c’était des orchestres de petits dissonants, c’était des pièces de théâtre à trous de silence et de fous rires, de petites-filles en dames, de garçons à moustache de suie et l’on s’amusait et tant que le marché a marché on n’a jamais regretté de monter du village en bas, sur le champ en haut, pour regarder l’art si pauvre et si drôle des enfants de la « Ville de Sète » en vacances à la montagne.

Les câbles

Sur le champ derrière la maison, les agents Edf n’ont pas enterré les fils électriques. Il y en a qui débarquent de l’est qui traversent, par quatre, bon train, et puis qui s’en vont en sautant la falaise. Depuis la forêt, il descend un câble d’acier pour le bûcheronnage. Les lignes du câble et de l’électricité se croisent en l’air et quadrillent dans le vide, ce sont des parcelles d’air que traversent des oiseaux, des mouches ou des hommes en deltaplane. Chacune sa direction, mais partout, les lignes donnent le sens du courage.

Un drap blanc

Il y a dans le champ, des sauterelles. Il y a aussi, dans un coin extrême, un réservoir d’eau qui a servi au chanvre et peut-être à des truites. En tout cas, il est resté une tradition de capturer les sauterelles : étendre un drap blanc au milieu du champ. Faire une ronde à tous autour dans le vert, à bonne distance du blanc. Tendre les bras et ne plus toucher de chaque côté les frères et les cousines. Se mettre à tourner, à la queue leu leu, autour du drap en cherchant sans excès à s’en rapprocher… Vous voyez ce qui peut se passer ? Les sauterelles sont dérangées, les sauterelles se dégagent, tant qu’elles peuvent mais leur seule direction c’est le centre, le centre du drap blanc. Le blanc se peuple de taches brunes comme s’il commençait à pleuvoir avec un rythme qui se fait, et des plocs de sauterelles surprises. Bientôt on peut relever les coins du drap pour capturer les insectes et l’on finit la ronde, la belle ronde utile d’enfants, une ronde cruelle et aimable qui sert à jouer et à faire tourner autre chose de plus grand qui ne doit pas cesser, quelque chose de plus vaste et tout aussi rond qui va de la bouche aux étoiles et de la chair aux cendres en prenant à chaque enfant ses deux mains.

L’Eldorado

Y aller quand même, de nuit. Choisir un noir de beau temps mais s’apercevoir que la lune est quasi pleine. Ici, ils se sont battus, les morts, quand ils étaient vivants, pour le rester. Ils ont d’abord eu froid, et puis ils ont eu faim et puis encore une fois froid et encore une fois faim et ainsi de suite jusqu’à ce que. Certains sont partis de la vieille maison. D’autres y sont restés.Ceux qui sont restés ont coupé du bois pour se réchauffer, ils se sont collés aux bêtes dans de grandes salles communes, ils leur ont donné du fourrage, ils les ont traites ; les bêtes ont tenu chaud et ont fourni à leur tour de quoi manger. Certains sont partis mais la neige a continué à tomber et les pommes de terre - dont il faut bien parler aussi - ont continué à germer, elles ont nourri à peu près comme il fallait et on les a replantées pour qu’elles doublent la mise. Quand il y a eu les rumeurs de départ, de bateau, de terre et de richesse ailleurs, certains, une bonne moitié n’a pas hésité, elle est partie. L’autre, celle qui est restée dans la vieille maison était deux fois moins nombreuse, elle a eu moins faim, mais tout aussi froid (d’autant que ceux qui étaient partis écrivaient des lettres de canicule et d’abondance de l’autre côté de l’Océan.) Ceux qui sont restés ont repris la pelle à neige et la patate, ceux qui sont restés ont fait souche solide et ont continué le culte des racines et des tubercules. Tout était pareil mais c’était plus difficile pour eux qui étaient restés. Pourtant vraiment c’était pareil même un peu mieux mais c’était plus éprouvant. C’est parce que maintenant il y avait eu l’idée de Cocagne, l’Eldorado et elle était entrée dans leur tête et ce n’était plus aussi simple de se calmer avec le fatalisme et la religion, et le sillon bien connu d’une vie par vie, d’une terre parterre, une fois pour toutes. Alors ceux qui sont restés, ils se sont mis à aimer gagner du terrain, sur le ravin, sur la forêt et il se sont mis à aimer ces bords, ces franges du champ, c’était là les couchants de feu rose, les vents piquants et les pommes de pins, le bois facile, les champignons et les fraises des bois, toutes ces choses qui n’étaient pas l’Eldorado mais qui changeaient de d’habitude et qui leur faisaient penser à l’écume de l’océan sur la plage d’amarrage parce que c’était ce qu’il avait à eux, de reste, et qu’il n’y avait jamais que le bord que l’on pouvait embrasser.

Anaïs Escot.

15 juin 2009
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