6/12. L’humilité doit être une force

1993, de Yun Sun Limet [1]. La rue de Russie éditions.

Mon solde débiteur chez eux est de deux mille cent quarante-trois francs et soixante-sept centimes. Un peu plus d’un loyer. J’ai remonté la pente. Mais chaque dépense est douloureuse. Il faudrait pouvoir arrêter de vivre pendant deux mois, arrêter de respirer, tout arrêter, en plus être pendant deux mois, et puis réenclencher le bouton marche, pour repartir. Je ne suis pas sûre que je réenclencherais le bouton.

Celle qui écrit, celle qui compte scrupuleusement ses dettes, celle qui n’est plus certaine d’avoir envie d’avancer est mère d’une petite fille, Lucie. Mère célibataire, dit-on lorsque l’on renseigne un formulaire. Le père est parti.

Avant de naître, les bébés grandissent d’abord dans le ventre de leur maman. Cela dure longtemps : neuf mois. Et pendant ce temps le papa peut décider de partir. Il ne verra jamais son enfant. Peut-être même qu’il ne saura pas qu’il en a un s’il part tôt et que la maman ne lui a pas encore dit qu’elle attendait un bébé de lui.

Celle qui écrit tient deux cahiers, l’un de comptes, l’autre… elle ne sait pas, ce n’est pas vraiment un journal, croit-elle. C’est peut-être une parole qui ne trouve pas à s’exprimer ailleurs. La famille est loin : les mots sont devenus impossibles avec le frère de la narratrice, inconcevables avec sa mère, hors de porté de son père, grabataire précoce occupé à tailler des crayons.

Cela va bientôt faire un an que j’écris dans ce cahier. Je m’étonne que cette habitude me soit restée, même si elle a connu quelques temps morts. En les feuilletant rapidement, je me retrouve comme prise dans ces pages, dans ces lignes. Celle que j’ai été, je l’ai capturée, il m’en reste cela. Je pense aux herbiers que l’on faisait avec mon père, avant.

La narratrice ramasse les pensées et les événements au fil des jours, son journal est bien un herbier (un verbier pourrait-on dire en empruntant le mot à Michel Volkovitch : un cahier où les mots remplacent les plantes).
Lorsqu’il n’est pas possible de parler, lorsque l’on perd son emploi, lorsque l’on sent bien que chaque geste sera interprété comme le symptôme de l’échec ou comme l’amorce d’une plainte, que reste-t-il ?
Les cahiers.
Et la vie des autres.
D’origine russe, la narratrice va se passionner pour la vie d’un petit-fils d’immigrés ukrainiens, un humble, qui devient, en 1993 premier ministre de la France : Pierre Bérégovoy. Après tout, le fils d’épicier symbolise une réussite que ne connaîtra pas la narratrice, il est porteur des promesses d’un monde où la misère est vaincue.

« L’humilité doit être une force et la conscience que l’homme prend d’elle doit être un orgueil. Les siècles passés en ont fait une raison de croire et de se soumettre ; nous devons en faire une raison de croire et d’agir. » « Souveraineté politique du peuple et justice sociale sont donc deux notions et deux tâches indissolublement unies ».

Lit la narratrice dans la biographie de Bérégovoy, plus touchée par le destin d’un homme que par les idées qu’il véhicule. Touchée également par la gravité sous-jacente de cet homme.
La politique est à la lisière de la vie de la narratrice, elle en sent bien l’importance. Elle est attirée par le Parti Communiste, mais elle voit aussi combien son quotidien et sa condition la rendent indisponible à la pensée politique. Il faut chercher du travail, il faut faire les comptes, il faut faire les courses et il faut élever son enfant : enfant qui est un miracle, enfant qui donne la force d’avancer, de continuer. Lucie dont, pour rien au monde la narratrice se laissera déposséder.

Tout le roman tient sur ce fil fragile : un an du destin d’une femme (avec en ligne de fuite la tragique conclusion du destin de Pierre Bérégovoy). Une année d’une vie captée par touches sensibles, une année tour à tour violente, résignée, combative et insurmontable. Une année de renoncements et de sursauts, sur le fil précaire du désastre.

14 janvier 2010
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[1Troisième roman de Yun Sun Limet, après « Les candidats » (la Martinière 2004 et Point Seuil 2005) et Amsterdam (L’Olivier, 2006).
Yun Sun Limet est également membre du comité de rédaction de Remue.net