Jean-François Beauchemin / Une trilogie québécoise

Un jour je suis mort. C’était vers le milieu de l’été, le ciel était d’un bleu immaculé.

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Ainsi commence La Fabrication de l’aube, récit par le Québécois Jean-François Beauchemin de sa plongée dans l’entre-deux de la vie et de la mort, coma dont il ne fut tiré que par la science des médecins et l’amour des siens. Ce texte, écrit dans la suite immédiate de son retour parmi les vivants et publié "sans retouche ni rajout", est le premier d’un ensemble de trois, une trilogie pour l’heure restée sans nom.

Du coin de ciel bleu entrevu avant de s’évanouir, l’écrivain ne cesse de chercher la lumière tout au long de sa lente remontée vers la conscience. Pas de suspense, - si le texte existe, c’est que la mort fut repoussée – et cependant l’écriture suit le mouvement du retour incertain parmi les vivants d’un homme broyé par un mal fulgurant. Invité à partager les moments de demi–réveil où l’auteur tente de "briser l’arc de nuit qui s’est posé sur sa vie" , le lecteur voit défiler les personnages d’un théâtre intime qui, chacun à sa façon, s’essaient à vaincre ces puissances qui tirent le malade vers la mort. Surgissent ainsi les silhouettes rêvées ou puissamment présentes de la famille du narrateur : la mère, décédée quelques années plus tôt et dont le mourant espère pourtant un signe, "faire bouger les rideaux" par exemple ; le père, figure de silence, disparu lui aussi ; le frère "jumeau astral" parce que né comme lui au soleil de juillet ; le frère lièvre, photographe et voyageur, le frère dernier-né qui toujours lut le monde autrement que les autres ; l’aîné pilote et défricheur de chemins ; l’unique soeur à laquelle il superpose les images de la maison qui les a vus grandir ; sans oublier l’épouse, femme au cœur si vaste que son amour est "comme un herbier vivant ". Pour survivre, il convoque aussi - ou faudrait-il écrire surtout ? -, l’image de sa chienne , "animal indescriptible tant pas son apparence que par son inépuisable bienveillance".

L’urgence de ce texte est de répondre à la question qui hante celui qui revient des limbes de la réanimation : "que s’est-il passé ?". Car si l’événement se connaît à ses répercussions – il fabrique un « avant » et un « après » - il conserve à jamais son poids d’énigme. Écrivain avant cet événement, J.F. Beauchemin s’essaie à dire ce que recèle le cœur de cette énigme. Étonnement de constater que la mort a le "pas si léger" qu’aucun signe n’en annonce l’approche et que le pire peut advenir en un moment où la beauté du monde semble écarter l’idée du malheur. Étonnement de découvrir la force de vivre qui peut habiter le corps quand, en ces moments de profonde déroute où s’impose la décision de mourir , ce sont "les jambes qui l’emmènent au bout du couloir". Étonnement de s’apercevoir que l’œuvre se mêle toujours à la vie et que certains de ses récits antérieurs portaient en germe l’annonce de l’expérience qui l’attendait. Découverte que ce qui sauve de la tentation de se laisser glisser dans la mort, c’est l’enfance, et c’est l’amour, qui l’un et l’autre font brèche dans le silence du monde et réussissent à installer "une trêve dans la très violente indifférence des choses".

Si d’avoir connu la profonde déréliction de celui qui ne se reconnaît plus comme vivant l’a définitivement privé du sentiment de "sa connivence avec le monde", cela a aussi renforcé le souhait de JF Beauchemin de se faire "le despote d’un certain silence, d’une certaine solitude" et a confirmé son engagement dans le « métier d’écrivain ». Le monde reste à écrire...

Ma « mort » aura été utile en ceci : je m’y serai lavé les yeux. Comme si chaque corps était la page d’un livre plus grand que soi, dans lequel était écrite la vaste histoire du monde.

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De ce premier récit d’un retour de chez les morts, c’est tout naturellement qu’on glisse vers le roman Ceci est mon corps, second volet de la trilogie, qui s’ouvre par ces mots :

Soudain, le centurion ordonna qu’on se saisisse de moi et qu’on me couche sur le bois. Ce fut un moment de terreur extrême.

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On se rappelle alors avoir lu sur la quatrième de couverture de La Fabrication de l’aube :

Jamais je crois je n’aurai été aussi complètement athée que maintenant, à présent que le souvenir de ce fatidique été 2004 s’évanouit peu à peu. Et pourtant, j’aime comme jamais cette image du Christ, figure mythique de tous les hommes, portant une croix, tombant, puis se relevant et marchant vers une vie autre.

On ne s’étonne donc pas que JF Beauchemin ait eu envie d’inventer une suite à l’histoire officielle de Jésus où celui-ci ne serait pas mort sur la croix mais aurait survécu à ses blessures grâce à la complicité de sa mère et de quelques amis. C’est ainsi qu’après un bref flash-back où un homme se souvient du moment où il fut crucifié au lieu dit du Golgotha, le récit fait place à un long monologue où le narrateur n’est autre que Jésus lui-même, vieillard au chevet de Marthe, sa femme, qui agonise. Il contemple en même temps qu’il les lui raconte les cinquante années de leur long compagnonnage. S’adressant à celle dont il dit qu’il commença à l’aimer quand elle le délivra de la croix puis le soigna et l’accompagna pendant sa lente convalescence, il revient sur ce que fut sa vie après sa descente aux enfers de la torture et de la crucifixion. Murmurant à l’oreille de celle qu’il aime encore ces récits d’une vie brisée autour de sa trente-troisième année, c’est la mort qu’il tente d’éloigner de celle par qui "il se découvre, se connaît, puis se révèle". D’où la tension d’un monologue qui cherche à repousser l’inéluctable en même temps qu’il célèbre la force et la douceur d’un amour qui sut traverser le temps. Cet amour dont le narrateur est convaincu qu’il lui doit de ne pas être mort une première fois, voilà qu’il le reverse auprès de la forme allongée de sa femme, mû par cette conviction qu’est "vivant même le tressaillement qui nous fait quitter ce monde".

J.F. Beauchemin l’a répété : son expérience d’avoir frôlé la mort n’a pas fait de lui un croyant. Il n’a pas rencontré Dieu. Aussi, quand il imagine Jésus, il l’imagine humain, rien qu’humain ; et il en fait un incroyant que la croix a détourné d’un dieu dont il avait "cru qu’il aimait ses enfants". Il lui invente un exil à Tyr au Liban, en ce "beau pays heureux, pacifié" où devenu charpentier, il se plaît à voyager à travers l’Empire romain, se passionne pour les langues étrangères, l’histoire et la littérature. Ami fidèle, il est animé par une curiosité "signe d’une exigence plus et non d’un désespoir" qui le rend attentif aux soubresauts du monde ainsi qu’aux us, coutumes et inventions de ses habitants.

Dans sa façon de récrire l’histoire connue, de nous transporter au présent de régions éloignées dans le temps et de transformer les personnages de l’Évangile (Jean, Thomas, Judas, Jean le Baptiseur, Joseph, Lazare, etc.), l’écrlvain retrouve quelque chose de l’entreprise de José Saramago dans L’Évangile selon Jésus. Mais le propos ici n’est pas politique. Ce qui intéresse JF Beauchemin c’est moins la question du mal que celle du sens de la vie. Et ce qu’il présente à travers son personnage c’est le trajet d’un homme de son siècle que les malheurs ont rendu sensible aux splendeurs et à la fragilité de la vie.

On ne trouvera donc ni regret ni nostalgie dans ce mouvement vers l’autre qui donne lieu à un retour sur soi, mais plutôt un questionnement sans cesse reconduit sur ce qui anime les humains et les amène parfois à tenter de dépasser leur condition de mortel.

Tout fut magnifique, et effrayant. Je ne me serai habitué à rien, et l’enfant questionneur s’est réfugié dans l’homme étonné, découvrant un monde plein de dangers et de splendeurs. La mort, que je comprenais peu et ne craignais jamais, m’intéressa toujours.

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D’avoir tant vécu et d’avoir connu la grâce d’un amour partagé ne guérit pourtant pas de toute angoisse et Ceci est mon corps ne propose pas la réconciliation de l’homme avec sa finitude. Nulle promesse de consolation n’est offerte à celui qui voit mourir son aimée. Ne restera que l’effort pour demeurer présent et vivant jusqu’au terme ultime de la vie.

Retourne d’où tu viens et laisse-moi à ma solitude de fleurs. Laisse derrière toi le charpentier qui t’aimait, et dont les pas continueront de s’accorder avec les battements d’un cœur jamais apaisé, hormis par la beauté tragique du monde.

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Si on peut reconnaître dans Ceci est mon corps l’expérience de l’abandon radical de Dieu évoquée dans La Fabrication de l’aube par JF Beauchemin , on y retrouve aussi l’affirmation d’une forme de spiritualité profane qui passe par l’attention à la nature, l’amour des bêtes et la passion du mouvement des étoiles, qui reparaîtront dans le troisième volet de la trilogie. Mais il y a plus, car l’écrivain rappelle en postface que les différents textes qu’il a écrits, et qu’il écrira sans doute encore, s’appellent et s’annoncent les uns les autres. Ainsi l’idée de la rencontre d’un homme avec lui-même lors d’un face-à-face avec l’amour et la mort était-elle déjà présente dans Le Jour des corneilles en même temps qu’elle trouve un prolongement dans Cette année s’envole ma jeunesse. Là, après le récit de son expérience de la presque mort, après le roman d’un Jésus vieillissant revenu lui aussi des territoires de la mort, JF Beauchemin s’attache à raconter l’impensable et l’irréversible de la mort de celle dont il n’avait jamais imaginé qu’elle put disparaître un jour : sa mère. Ici encore, la mort reste associée à l’amour, puisque celui de la mère restera agissant en dépit de l’absence.

La trilogie, annoncée dans Ceci est mon corps et désignée comme telle en quatrième de couverture, se clôt ainsi par le récit à la première personne de l’année qui suivit le décès de celle qu’on aura déjà entrevue dans La Fabrication de l’aube. Si on peut suivre dans Cette année s’envole ma jeunesse un deuil dans ses différents états, l’auteur préfère, lui, s’attacher à décrire le processus de "transformation décisive" qui commença d’opérer dès son retour du cimetière. Il raconte en effet comment son rapport au monde, aux choses et au temps qui passe fut bouleversé par la mort de celle qu’il nous donne à connaître dans toute l’ampleur, et la douleur, de sa présence-absence.

Je frappais à sa porte. J’entendais venir du fond de la maison cette femme presque toujours occupée à quelque travail ménager. Elle interrompait tout, et bientôt le grincement de deux vieilles chaises succédait au bruit des chaudrons. Je n’eus jamais à m’expliquer longuement.

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Mère disponible, attentive au monde comme à ses enfants, voilà qu’un jour elle ne répond plus aux appels. Alors, se brise l’enfance. L’enfant qui se croyait immortel parce que sa mère l’était se découvre soudain condamné comme tout autre à vieillir. Désormais conscient de la fragilité de la vie, sa question n’est plus de savoir pourquoi vivre, mais de savoir comment. Ici comme dans les deux premiers volets de la trilogie, JF Beauchemin refuse d’accorder des vertus pédagogiques à la douleur et au chagrin ; mais, s’étant tenu au bord du gouffre de la violence, du désarroi et d’insondables angoisses, il affirme :

C’est la profondeur qui nous forme. Et j’ai ressenti que la perte de ma mère avait été, avec la rencontre l’amour, l’expérience de la douleur physique intense et la découverte d’une joie innée dans le corps, l’un des événements les plus profonds de mon existence..

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Le corps, tel est le premier lieu de la transformation, car c’est lui qui sait la mort, et pas l’esprit "peu fait pour cette absence que nous lui interdisons de prévoir". Et si, au bout d’un temps imprévisible la joie revient ce sera aussi dans le corps qu’elle trouvera les passages par où s’insinuer pour reparaître. Pas étonnant alors que le récit de JF Beauchemin soit arrimé au passage des saisons (qui divisent le récit en quatre parties) et à leurs effets sur le corps, ses humeurs et ses rêveries.

Quelque chose dans le ciel m’exaspéra, et le froid mordit encore davantage. Je me mesurai moins à cette adversité nouvelle qu’à moi-même.

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Avec la venue du printemps puis de l’été, quelque chose de plus doux naîtra qui portera la promesse d’une joie nouvelle.

On peut pendant longtemps ne rien soupçonner des travaux de l’âge. Puis un chagrin plus vif que les autres nous oblige à entrevoir le long soir qui se couche en nous-mêmes. (...) Mais je ne pouvais plus le nier : ce corps à présent se pliait à la dure exigence du temps et des faits. Je le découvrais dans la ligne fuyante d’une ride. Une joie tranquille, un émoi léger me saisirent : j’entrais dans l’époque de l’existence pour laquelle j’étais le mieux fait.

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On s’étonnera peut-être de cette douceur dans le chagrin mais on n’oubliera pas qu’elle n’est ni négation de la perte, ni non plus consolation frelatée, mais force éprouvée des souvenirs et place faite en soi à la vulnérabilité :

J’ai compris aussi qu’on ne peut trouver beaux ni les paysages, ni les existences, ni les hommes, sans la vulnérabilité que nous apercevons en nous-mêmes à l’instant des adieux.

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C’est pourquoi le récit ne se termine pas par un happy end comme aimerait en imposer les gestionnaires du deuil rondement mené mais se clôt sur l’image paisible du chien de l’auteur qui l’a accompagné pendant tout ce temps et auquel il est reconnaissant de ne pas l’avoir laissé seul avec sa peine :

Je ne me suis pas consolé de la perte d’un être qui m’a enseigné le plus important : aimer, construire, mourir. Mais mes pleurs se sont arrêtés : les riches fleurs qu’ils ont arrosées ne me disent plus rien. (...) Je n’ai pas tout compris du bel animal qui s’était couché sur une tombe. Mais je suis heureux d’avoir conclu à ses côtés quatre saisons ineffaçables, érigées de patience, de chagrins, de livres et de neige.

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Qu’il écrive sur son retour à la vie, qu’il célèbre la splendeur du monde vu par les yeux d’un autre "ressuscité" ou qu’il retrouve la joie de vivre après un décès qui l’afflige, Jean-François Beauchemin aura certes beaucoup mis de lui dans cette interrogation sur les entrelacs de la vie et de la mort. Désormais que la trilogie annoncée a été complétée et que "l’essentiel a été dit", restera-t-il quelque chose à dire ? se demandait-il à la fin de Ceci est mon corps. Dans Cette année s’envole ma jeunesse l’interrogation s’est déplacée. Il ne s’agit plus de continuer ou pas à écrire mais de se demander s’il sera possible de cesser un jour d’écrire "en homme conscient de marcher aux côtés de la mort".

Au lecteur désormais de guetter le vent d’ouest pour connaître la réponse de l’écrivain. À moins qu’il ne laisse un signe dans les étoiles. Ses chères étoiles...


La Fabrication de l’aube, Sainte-Anne des Lacs, printemps 2005, récit. ISBN : 978-2-7644-0456-0

Ceci est mon corps, New York, juin 2007, roman suivi d’une postface de l’auteur. ISBN : 978-2-7644-0594-9

Cette année s’envole ma jeunesse, Sainte-Anne des Lacs, printemps 2009, récit. ISBN : 978-2-7644-0691-5

Ces textes ont tous trois été publiés à Montréal par les éditions Québec Amérique, respectivement en 2006, 2008 et 2009.
La Fabrication de l’aube a reçu le prix des libraires du Québec en 2007.

Jean-François Beauchemin invite explicitement les lecteurs à réagir à ses écrits et indique son adresse à la fin de chacun de ses textes :
jfbeauchemin@aol.ca

José Morel Cinq-Mars


On trouvera Trois fois trois questions (ou presque) sur une trilogie sans nom.

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Illustration : Lumières du pays n° 17, Lisette Tardy, 2009.

José Morel Cinq-Mars

4 février 2010
T T+

[1La Fabrication de l’aube, p.11.

[2Idem, p.112.

[3Ceci est mon corps, p.9.

[4Idem, p. 11.

[5Idem, p.179.

[6Cette année s’envole ma jeunesse, p.11.

[7Idem, p.12.

[8Idem, p.62.

[9Idem, p. 76.

[10Idem, p. 45.

[11Idem, p.121.