Anne Savelli | Place Denfert-Rochereau

Anne Savelli a lu lors de la nuit remue 4 des extraits de Franck à paraître chez Stock à la rentrée de septembre 2010.

Vous l’entendrez lire ici.


Sans prévenir ça cogne. On sort du RER, longe la file d’autocars qui partent pour Orly, les dépasse, traverse sur la droite le boulevard Saint-Jacques, lion de dos : sur le trottoir d’en face, butée, et sale, mâchoire serrée comme un boxeur en garde, impassible pourtant, une étroite compagnie de transports enfoncée dans le sol nous ferme le chemin, fixe sur nous son oeil.
Sur la porte, lettres noires sur fond blanc, lettres blanches sur fond rouge, deux panneaux l’un sous l’autre scotchés : INTERDICTION DE FUMER et ENTREE INTERDITE. Ne pas passer la porte, rester sur le trottoir, se poster devant le guichet.
Guichet : un hygiaphone à peine translucide encadré par une vitre sur laquelle tombent des rideaux, un store plutôt, quand l’heure est dépassée. L’heure, on nous l’assène, le store est découpé, carré en haut à gauche pour laisser passer une horloge, exaspérés par nos demandes les employés l’ont réclamée sans doute, elle imite vaguement les horloges des gares. Nous voir comme des enfants incapables de porter une montre, la voir en main tendue, qui sait ?
Entre l’abribus et le guichet, ne pas pousser la porte, donc, il va falloir s’y faire, hésiter devant les horaires, le poids des hanches le rouler d’un talon à l’autre, serrer son sac, oublier quoi faire de ses mains : voilà le corps mis en fragilité, gestes biaisés, et la demande intime Je voudrais me rendre à Fleury-Mérogis bousculée à l’air libre, Plus fort, plus fort, répétez assène le guichet, comme s’il fallait que sur le trottoir chacun puisse tout savoir, comme si la compagnie des transports, surtout, en ses locaux, avait peur qu’on s’approche, terreur d’un microbe, d’un bouton, d’une tâche, marques fraîches des familles de détenus.
Ne pas se mélanger. Attendre. Retrouver les horaires sur la vitre et sur le guichet.
PARIS DENFERT → CENTRE PENITENTIAIRE DE FLEURY-MEROGIS
FLEURY → PARIS DENFERT (véridique - sinon quoi ?)
Trajet direct : 35 minutes (le prendre). Calculer, confronter plusieurs fois les chiffres. Retour dans l’heure qui suit, premier départ à 7h20.
Demander. Le ticket coûte 50 francs, dix fois plus qu’un trajet de métro, l’apprendre juste avant de défroisser le billet. Qu’il s’agisse d’un aller retour n’est pas utile à préciser, ce serait presque entre le guichetier et nous comme un clin d’œil, une ébauche de blague. Où il est dit que le CJD est situé au premier arrêt (CJD - Maison des femmes – Maison des hommes), où il est précisé de ne pas l’oublier.
Horaires valables le samedi. Attendre. Payer. Attendre.
Sous l’abribus lire : les coupures égales ou supérieures à 100 francs seront refusées. On est prié de prendre ses dispositions, c’est écrit sur la feuille du côté passager, scotché sur la vitre près du plan du quartier. C’est écrit là, personne n’a eu l’idée de l’afficher au guichet, des fois que, on ne sait jamais avec les familles de détenus. On est prié, comme une baffe. Quant à prendre ses dispositions, oui, pour ça oui, tout ce dont on dispose, ce qu’on a disposé à plat dans la cuisine juste avant de partir pour ne rien oublier, papiers demande permis de visite billets, tickets de métro ligne 11 direction Châtelet, plus quelque chose qui donne l’heure, un livre dans la poche ça oui les dispositions elles sont prises, on n’a même eu que ça à faire c’est bien ce qui nous est signifié.

On est passé de l’autre côté, ça y est. C’est fait c’est noté qu’on le sache.

Passé de l’autre côté c’est sûr, entériné homologué reconnu sans un mot, sans tampon qui le prouve. Entre la vitre du guichet et celle de l’abribus quelque chose en nous s’est tordu, et s’imprime, se gonfle se recroqueville et nous agrippe là, à la pointe du crâne, frappe et modifie le squelette tandis que l’on attend le car. Deux empreintes du pied dans le sol comme si nous n’allions plus bouger, la sidération capte, enfle, envahit, ils ont bien raison de ne pas nous ouvrir la porte à la compagnie des transports, nous gonflons nous mesurons dix mètres.

Puis sur le banc on se serre, presque, non, pas encore, on préfère s’asseoir sur le muret derrière face à la gare du RER où personne comme nous n’attend.

Le car arrive, massif, sans signe distinctif qui indique la destination, trop aimable merci. Nous montons, la main sort de la poche. Valider son ticket comme ailleurs, dernier geste où la norme se contemple elle-même puis ça se brise, fracasse, sur le ticket la date est mise. Montée. L’endroit est assez vaste pour que chacun (chacune) y prenne place côté fenêtre, regarde défiler Paris avant de partir pour Fleury. Sur chaque siège des femmes (surtout) serrent des sacs plastique ronds comme des ballots, comme ce que le mot seul suggère, ronds et pleins, la première fois on se demande pourquoi et déjà la fatigue prend. Nous partons.

Cette boucle du car sur la place Denfert-Rochereau pourrait raconter à elle seule tout le voyage Paris Fleury : le lion que l’on contourne sans avoir envie de le regarder, le jardin public tout au centre où nous n’irons jamais, où aucune des femmes n’aura jamais l’idée de passer un moment, ne saura même pas qu’il existe, les terrasses de café encore repliées en sous-sol (c’est janvier, février) et la gare RER qui s’éloigne.
La boucle porte en elle ce qui sur le trottoir se tient sans nous, demeure historique et pour le car stérile, soit : juste avant l’avenue du général Leclerc le souterrain au fond duquel fut rédigé l’appel à l’insurrection des parisiens (19 août 44 c’est noté sur la plaque) ; le pavillon de l’ancienne barrière d’Enfer percée dans le mur des Fermiers généraux qu’évidemment personne dans le car n’a en tête ; la barrière d’Enfer grotesque, dont la porte mène aux catacombes (et convoquer Valjean ou les chasseurs de crânes tandis que l’avenue défile ah ça va bien merci). Puis la boucle prend fin à l’entrée du périphérique.
Trente-cinq minutes d’autoroute, trente-cinq minutes et combien de fois à se hisser au delà des voitures, à se frotter aux murs antibruit et avoir peur, encore et encore, d’avoir oublié quelque chose, d’être sans logique en retard, que le car crève et que tu n’y sois pas. Vérifier le contenu de ses poches, ne pas sortir le livre feuilleté dans le métro. Tête à la vitre, scruter sans se faire remarquer les épaules des voisines, le pli amer, les mains.


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10 juillet 2010
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